VII POISSON ET CRÉBILLON

Le chevalier d’Assas fut de retour aux Trois-Dauphins à peu près au moment qu’il avait prévu, c’est-à-dire vers les six heures du soir: c’était le moment même où Jeanne remettait à Noé Poisson la lettre qu’elle avait si fiévreusement écrite pour d’Assas.


Le chevalier avait à demi réussi dans ses démarches à Versailles. Il n’avait pu voir le duc de Nivernais, mais il avait été reçu par M. de Mirepoix en personne, et le maréchal, après l’avoir interrogé avec bienveillance, lui avait presque promis de lui faire obtenir ce qu’il était venu chercher à Paris, c’est-à-dire d’être admis avec son grade dans les chevau-légers du roi, faveur immense, les chevau-légers étant un corps d’élite très jaloux de ses prérogatives, très fermé, composé de la fine fleur de la noblesse du royaume.


Cette quasi-promesse du maréchal avait comblé de joie le chevalier.


Ce fut donc en fredonnant qu’après avoir mis son cheval à l’écurie il grimpa quatre à quatre les deux étages qui conduisaient à sa chambre, et ce, nonobstant la belle Claudine qui essaya de l’arrêter au passage pour lui demander s’il était satisfait du service, et, en réalité, pour lui faire les doux yeux.


Libre de tout souci, le chevalier se mit, comme la veille, à faire une toilette soignée: cette fois, rien ne pourrait l’empêcher d’aller admirer la bienheureuse rue qu’habitait celle qui dominait sa pensée de tous les instants.


Sa toilette achevée, pimpant, réellement joli à voir, élégant et le plus léger des amoureux, il redescendit et s’élança au dehors.


Sur le seuil de l’hôtellerie, il se heurta à un homme gros et court qui ne devait pas être bien solide sur ses jambes, car le choc le fit asseoir à terre. Le chevalier salua, s’excusa avec un sourire et partit en courant presque.


L’homme, après l’avoir contemplé un instant tout ébahi, après avoir pesté contre les freluquets et les roués trop pressés, finit par se relever péniblement et dit quelques mots à Mme Claude accourue.


Aussitôt celle-ci s’élança dans la rue, appelant le chevalier.


Mais d’Assas était déjà loin. Il n’entendit pas. Ou, s’il entendit, il jugea que ce qu’il allait faire était autrement intéressant que tout ce que son hôtesse pouvait avoir à lui raconter.


Le chevalier était parti pour se rendre directement rue des Bons-Enfants. C’était chez lui un besoin, une envie d’enfant. Son plan était de traverser la rue, de se mettre dans les yeux la demeure de la jolie inconnue, puis de rentrer tranquillement dîner aux Trois Dauphins, où, retiré dans sa chambre, il aurait tout loisir pour rêver à la gracieuse apparition.


Mais le chemin des amoureux, c’est souvent le chemin des écoliers.


Une singulière émotion dont il ne fut pas maître s’empara du chevalier aux abords de la rue bénie: émotion mêlée de timidité, d’angoisse et de désirs contradictoires.


Si bien qu’il ne s’aperçut pas qu’il faisait un détour assez considérable, et qu’au lieu d’entrer rue des Bons-Enfants, il se retrouva sur le port Saint-Nicolas, non loin du vieux Louvre.


Alors, par les quais, il continua son chemin jusqu’au Pont-Neuf, tourna à gauche et alla rejoindre la rue Saint-Denis. Longtemps il marcha au hasard; vers huit heures, il se retrouva rue Montmartre et entra pour dîner dans un cabaret au coin de la rue des Fossés-Montmartre. Ses tours et détours l’avaient donc en somme ramené comme par une attraction magnétique au point central de son exploration. En effet, il était à deux cents pas de la place des Victoires où venaient aboutir d’une part la rue des Fossés-Montmartre, et de l’autre la rue des Bons-Enfants ou presque.


À neuf heures, ayant achevé son repas, l’esprit réchauffé par une bouteille de vieux bourgogne, le chevalier sortit du cabaret au moment où on le fermait.


Si de rares passants se montraient encore sur la chaussée assez fréquentée de la rue Montmartre, par contre la solitude et l’obscurité régnaient sur la place des Victoires où se dressait encore le Louis XIV en plomb doré dont la Révolution devait faire des balles en 92.


Toutes les rues avoisinantes, la rue du Reposoir, la rue de Vide-Gousset étaient également désertes, silencieuses et noires.


Quelques minutes plus tard, d’Assas venait s’arrêter devant le portail de l’hôtel d’Argenson, au beau milieu de la rue, et, tournant le dos à la solennelle demeure, levait les yeux sur le petit hôtel Régence dont les balcons lui apparaissaient confusément dans l’ombre.


– C’est là! murmura-t-il.


Il regardait avidement cette façade obscure où pas une lumière ne brillait aux fenêtres.


Une indéfinissable émotion lui étreignait le cœur. Lentement, ses doigts montèrent jusqu’à ses lèvres et, du bout de ses doigts, il envoya un baiser devant lui, dans le vide…


– Dors, balbutia-t-il, dors ton pur sommeil d’ange, ô chère inconnue qui, avec une si douce violence, t’es emparé de mon cœur entier; dors, et puissent des rêves de bonheur agiter doucement leurs ailes sur ta couche de vierge… Oh! si je pouvais seulement apercevoir l’ombre de l’un de tes gestes!… Oh! si seulement une lumière venait illuminer ces pierres qui t’abritent!…


Mais les ténèbres semblaient s’épaissir: l’une des lanternes qui éclairaient vaguement le bout de la rue s’éteignit brusquement.


Alors une pénible impression de tristesse glaça le chevalier. Il lui sembla que la face de cette maison pleurait dans la nuit…


Songes! Illusions!… Il se secoua pour échapper à cette impression… mais elle ne fit que se fortifier… vraiment, un malheur planait sur le petit hôtel… et en prêtant l’oreille il eût juré qu’il venait d’entendre quelque chose comme un lointain sanglot… ou peut-être l’insaisissable harmonie d’une musique infiniment douloureuse que des doigts de mourante eussent arraché à un mystérieux clavecin…


Le chevalier était haletant…


– Non! murmura-t-il tout à coup, ce n’est pas une chimère enfantée par mon cerveau!… On pleure! On souffre dans cette maison!… Qui sait si ce n’est pas elle qui se lamente ainsi!… Oh!… Comment savoir! Frapper à cette porte… à pareille heure!… c’est insensé!… Sous quel prétexte?… Par le ciel! dussé-je être ridicule ou inconvenant, il faut que je sache!…


D’Assas allait s’élancer…


À ce moment, quatre fenêtres du premier étage s’éclairèrent.


Il demeura cloué sur place…


Au même instant, derrière lui, un murmure de voix se fit entendre. Le chevalier se retourna d’une secousse comme s’il eût été mordu par quelque bête… et, dans le renfoncement du portail d’Argenson, il vit nettement trois ombres… trois hommes qui, comme lui, paraissaient regarder le petit hôtel Régence.


Oh!… que faisaient là ces hommes? Qui étaient-ils? Que voulaient-ils?… Ah! sans aucun doute, ils étaient venus pour elle!… Une folie jalouse fit monter un flot de sang à la tête du jeune homme…


Jalousie?… De qui?… Pourquoi?… De quel droit?… Est-ce qu’il savait!


La tête en feu, les tempes battantes, la main crispée sur la poignée de l’épée, il marcha sur les inconnus, et, d’une voix rauque de fureur:


– Holà, gronda-t-il, que faites-vous là?… Répondez! ou, sur mon âme…


– Que faites-vous là vous-même? interrompit une voix sévère, un peu molle et traînante, comme emplie d’un suprême dédain.


La lumière des quatre balcons éclairait en plein les trois inconnus. Comme dans un éclair, le chevalier remarqua qu’ils avaient des épées et que leurs manteaux leur cachaient le visage jusqu’aux yeux.


– Passez au large! continuait la même voix sur un ton de hauteur qui exaspéra le jeune homme.


– Par la mordieu! nos épées vont décider qui de nous doit fuir!


En même temps, le chevalier fit un geste pour dégainer. Un brusque mouvement échappa à l’homme qui venait de parler; dans ce mouvement, son manteau s’ouvrit, et un rayon de lumière frappa son visage.


D’Assas demeura foudroyé! Rêvait-il?… Était-ce possible?…


Puis il se mit à reculer lentement, éperdu, courbé, répétant dans un murmure haletant:


– Le roi!… Le roi!… Sous ses fenêtres!… Oh!…


À cette même seconde, l’un des trois personnages fit un signe en levant le bras: d’un renfoncement voisin surgit un homme, – bravo ou policier, – et comme d’Assas, angoissé de mille pensées en tumulte, continuait à reculer, il sentit tout à coup un choc violent sur son crâne, quelque chose comme un formidable coup qui venait de lui être porté par derrière.


Il tomba à la renverse, et presque aussitôt perdit connaissance.


– Berryer, dit alors l’homme qui avait parlé avec tant de dédain, allez donc voir qui est ce maître fou…


Celui qu’on venait d’appeler Berryer s’approcha vivement du chevalier et dirigea sur son visage le jet d’une lanterne sourde qu’il sortit de dessous son manteau. Il examina attentivement le jeune homme, comme pour graver ses traits dans sa mémoire. Puis, secouant la tête, il revint au groupe et murmura quelques mots.


– Sans doute quelque cadet de province fit-il en terminant, que faut-il en faire?…


L’homme dont le manteau s’était écarté un instant aux yeux de d’Assas hésita comme s’il eût cherché l’ordre à donner.


– Bah! fit-il tout à coup en haussant les épaules, laissez-le où il est. En s’éveillant, il croira avoir rêvé… Retirons-nous, messieurs. Cet incident m’a ôté tout le plaisir que je comptais prendre à cette promenade dans le Paris nocturne… Et puis votre mystérieuse blessure doit vous faire souffrir, comte?…


– Un gentilhomme en service ne souffre jamais et ignore s’il est blessé, répondit le personnage qui n’avait encore rien dit.


Puis, s’approchant à son tour du chevalier, il le regarda un instant, étouffa un cri de surprise ou plutôt de joie menaçante, et se hâta de rejoindre ses deux compagnons qui déjà s’éloignaient dans la direction du Louvre.


– Ah! monsieur le lieutenant de police, dit-il alors d’une voix sardonique, il faut que ce soit moi qui répare votre ignorance!…


À mesure qu’ils avançaient, de toutes les encoignures sortaient des ombres qui se mettaient à les suivre à distance: c’étaient les gens de M. le lieutenant de police.


Ce mouvement, ce glissement de larves dans la nuit dura une minute, puis la rue reprit son aspect de solitude noire: tout avait disparu dans la rue Saint-Honoré, tournant à gauche.


– Que voulez-vous dire, monsieur le comte? s’était écrié Berryer.


– Que je sais le nom de cet homme que Sa Majesté vient d’appeler un maître fou et qui pourrait bien être tout autre chose qu’un fou.


– Expliquez-vous, du Barry! fit la voix dédaigneuse qui avait parlé au chevalier d’Assas.


Alors il y eut entre les trois hommes un colloque à voix basse, qui dura jusqu’aux portes du Louvre.


Que se dit-il? quelles insinuations souffla dans l’esprit de ses auditeurs celui qui avait reconnu d’Assas?


– J’attends vos ordres, Sire! finit par murmurer le lieutenant de police.


Alors le roi Louis XV laissa simplement tomber ces trois mots:


– À la Bastille!…


Et il rentra dans son Louvre, suivi du comte du Barry qui réprima un violent tressaut de joie.


Berryer avait jeté un coup de sifflet. Une dizaine d’hommes – de ceux qui tout à l’heure rampaient dans la rue – accoururent. Le lieutenant de police leur donna quelques ordres d’une voix brève: les hommes s’élancèrent en courant vers la rue des Bons-Enfants.


Or, au moment même où le roi et ses deux compagnons avaient quitté l’abri qu’ils avaient cherché sous le portail de l’hôtel d’Argenson, deux êtres bizarres apparaissaient au bout de la rue, du côté de la place des Victoires, formant un groupe fantastique.


Ces deux nouveaux venus se tenaient par le bras, s’arrêtaient toutes les fois qu’ils avaient à échanger une idée, et se livraient à des évolutions d’une géométrie fantaisiste dès qu’ils se remettaient en marche.


– Je t’assure, Crébillon, disait l’un, qu’il est… inutile d’aller plus loin.


– Je serais bien curieux, Noé, d’apprendre pourquoi? répondait l’autre.


– Écoute… nous sommes bêtes de… nous fatiguer… à marcher…


– Pourquoi, Poisson, pourquoi?… J’exige… que tu me le dises…


– Puisque… les maisons marchent… et viennent au-devant… de nous…


– Par ma Sémiramis! Par mon Pyrrhus! Par ma Zénobie elle-même! tu es ivre, Noé, ivre comme si tu avais arrêté ton arche sur un Ararat de bouteilles…


– Crébillon, tu m’offenses! sanglota Noé.


– Dis-moi, s’entêta Crébillon, pendant le déluge, c’était du vin qui tombait?


– Une supposition, s’écria Noé passant de la douleur à la joie; une supposition… si j’étais un poisson pour de bon… et qu’on me jette dans un déluge de vin…


– Poisson, tu es sublime, déclara Crébillon. L’ivresse est un bienfait des dieux… Jupiter s’enivrait… Vulcain s’enivrait… Quand je suis ivre, j’oublie que Corneille a fait le Cid et que Racine a écrit Andromaque pour me faire enrager… Veux-tu?… Je vais te réciter le deuxième acte de Catilina dont j’ai ce matin même écrit… le dernier vers… oh! oh!… qu’est ceci?… quel est ce corps?…


Tout en devisant aimablement comme on vient de voir, les deux noctambules étaient arrivés en face de l’hôtel d’Argenson, et le pied de Crébillon venait de heurter le chevalier d’Assas étendu sans connaissance en travers de la chaussée.


Crébillon se pencha, un peu dégrisé par cette rencontre inattendue.


Poisson hoqueta:


– C’est un confrère… laisse-le dormir…


– Tais-toi, ivrogne!… Ce malheureux est blessé… mort peut-être!


– Mort! répéta Poisson, dans l’esprit duquel les fumées se déchirèrent un instant, comme parfois les nuées d’un ciel fuligineux se déchirent sous un souffle de glace.


Et avec un frisson de pitié, il ajouta:


– Pauvre garçon!… Si jeune et si beau!… Je plains celle qui l’aime…


– Non, non! reprit alors Crébillon, il n’est pas mort; son cœur bat la chamade… Holà, monsieur… monsieur! éveillez-vous, de grâce!


Le chevalier poussa un faible soupir, mais ne put s’arracher à sa léthargie.


– Que faire? murmura Crébillon. Je serais indigne d’être appelé poète si je laissais ce jeune Antinous dépérir sans secours.


Ce Crébillon était en effet un poète; précisons: un poète tragique.


Le personnage qui se présente dans ces attitudes d’après lesquelles on aurait tort de le juger sans appel, le compère de l’ivrogne Noé Poisson, ivrogne lui-même et tout puant la pipe, eh bien, oui: c’était l’auteur d’Électre, d’Abrée et Thyeste, et de cette belle tragédie que l’injustice de la postérité a condamnée à l’oubli: Radamiste et Zénobie… Pauvre Crébillon!…


– Si nous le portions chez moi? fit tout à coup Noé.


– D’ici la rue Huchette il aurait le temps de trépasser dix fois.


– Chez toi, alors?


– Le carrefour Buci est encore plus loin!


– Que faire, en ce cas? Que faire?


– Un coup de maître, Poisson! dit soudain le poète en se relevant.


Il étendit le bras vers le petit hôtel, avec un geste de tragédien, et dit:


– Demande l’hospitalité à ta femme!


– Ah! s’écria Poisson en s’assénant un coup de poing sur le crâne, jamais je n’eusse trouvé cela à moi tout seul. Ce que c’est que d’être inventeur de pièces de théâtre! J’y vais!…


Et assurant sa démarche incertaine, Noé s’en fut heurter violemment le marteau de l’hôtel.


L’instant d’après, la porte fut ouverte par un domestique, lequel, reconnaissant le mari de Mme Poisson, sa maîtresse, ne fit aucune difficulté pour lui obéir lorsque Noé lui eût expliqué de quoi il s’agissait.


Les trois hommes soulevèrent le chevalier d’Assas et le transportèrent dans l’hôtel dont la porte fut refermée. Moins d’une minute plus tard, la rue des Bons-Enfants était envahie par des ombres silencieuses et rapides qui s’arrêtèrent en groupe devant l’hôtel d’Argenson.


– Envolé! Disparu! s’écria avec un juron celui qui paraissait être le chef de cette troupe.


– Voilà qui est curieux, observa une sorte de colosse trapu; je lui ai pourtant asséné mon coup des grands jours. Quand je frappe ainsi, on en revient qu’au bout de quelques heures… si on en revient!


– Tu auras frappé à côté, maladroit! Mais poursuivons, nous les rejoindrons peut-être…


La bande des policiers se glissa dans la direction de la place des Victoires, et bientôt s’évanouit au fond des ténèbres comme un vol d’oiseaux de nuit.


Dans l’hôtel, le chevalier avait été déposé sur un canapé assez large pour servir de lit de repos.


C’était dans un petit salon du rez-de-chaussée. Le domestique avait allumé des flambeaux.


Attirée par les allées et venues, Mme Poisson apparut à ce moment en peignoir de nuit.


En quelques mots, Crébillon la mit au courant de ce qui venait de se passer.


Elle jeta un coup d’œil sur le chevalier dont la figure pâle apparaissait en pleine lumière.


Cependant, Poisson examinait avec attention cette figure et, tout en se bourrant le nez de tabac, murmurait:


– Où l’ai-je vu! Mais où l’ai-je donc vu!… Aussi vrai que le vin d’Anjou est supérieur au vin de Champagne, j’ai vu ce jeune homme quelque part, il n’y a pas longtemps… mais où! mais quand! mais à quelle occasion!


Mme Poisson, de son côté, avait tressailli.


Elle aussi croyait reconnaître le chevalier.


Mais comme ses idées étaient infiniment plus nettes que celles de son digne époux, elle ne tarda pas à s’écrier in petto:


– J’y suis!… C’est le jeune chevalier de la clairière qui s’est disputé avec ce grand diable de chasseur… et qui dévorait des yeux la petite!… Oh! oh!… Il rôde par ici… on le trouve évanoui devant la porte!… Il faut que je tire cette affaire au clair… Un joli garçon… fière mine et bourse plate… Méfions-nous… pas de sottises, ma fille!


Elle saisit Noé Poisson par un bras et, l’entraînant dans un angle du petit salon:


– C’est bon, dit-elle. Je me charge de ce jeune homme… tu peux t’en aller.


– Viens, Crébillon, dit Noé.


– Attends! reprit Mme Poisson. Je pense que tu n’oublies pas la journée de demain?


– Peste! je n’aurais garde…


– Sois ici à dix heures du matin. Songes-y, c’est grave!


– On y sera, ma mie, on y sera en grande tenue: je mettrai mon beau gilet vert pomme et mon habit écarlate, ainsi que ma culotte de soie jaune… Ah! ah!


– Non pas! fit sèchement la matrone; tu trouveras ici tout ce qu’il faut pour t’habiller dignement; on y a songé pour toi… Maintenant, écoute bien; si tu es ivre demain, tu nous déshonores tous!


– Madame! protesta Noé.


– Si tu n’es pas ivre, si tu te tiens aussi bien que la circonstance l’exige, tu trouveras dans ton habit de cérémonie mille livres en or… mille! tu entends! Tâche de les gagner…


– Mille livres! s’écria Poisson en écarquillant les yeux. De quoi étancher, deux mois durant, la soif de Crébillon.


– Et la tienne!


– Madame!


– Va… va maintenant… et n’oublie pas!


– Mille livres!… Viens, Crébillon, viens-nous-en, mon ami… viens que je te dise…


Bras dessus bras dessous, les deux compères sortirent de l’hôtel et s’éloignèrent, fraternellement calés l’un contre l’autre. Chose curieuse: on eût dit qu’ils reprenaient leur ivresse où ils l’avaient laissée. L’émotion dissipée, les fumées bachiques redevenaient souveraines dans ces deux cerveaux.


Ce fut donc en traçant de nouvelles courbes et en s’entretenant de bizarres problèmes qu’ils continuèrent leur route vers la Seine, qu’il leur fallait franchir pour rentrer chez eux.


Poisson disait:


– Cherchons combien mille livres peuvent donner de bouteilles d’Anjou.


Crébillon répondait:


– Pardon, pardon… tu veux dire combien de flacons de champagne…


En effet, c’était là leur éternel sujet de dispute. Un seul point les séparait: l’un adorait le vin d’Anjou et l’autre raffolait du vin de Champagne.


Tant il est vrai qu’il y a toujours un point noir, même dans les plus parfaites amitiés.


Pendant ce temps, Mme Poisson, ayant examiné le chevalier d’Assas, constata qu’il ne portait aucune trace de blessure. En effet, le jeune homme avait été atteint au-dessus de la tempe droite d’un coup qui ne laisse pas de marque visible, mais qui n’en est pas moins terrible.


– Je ne crois pas qu’il en meurt! songea la matrone.


Et, avec un hideux sourire, elle ajouta:


– Après tout… s’il meurt d’un coup de sang au cerveau… je n’en sais rien, moi!… Ça ne se voit pas…


Elle se contenta donc d’accommoder le chevalier sur le canapé et, laissant un flambeau allumé, se retira.


Dans l’hôtel, tout retomba au silence.


À l’instant où il s’était abattu dans la rue, d’Assas avait entièrement perdu connaissance. Puis, sous l’effort de l’instinct de vivre, quelques vagues perceptions parvinrent à son cerveau, pareilles à ces livides et fugitives lueurs que l’œil croit percevoir dans l’obscurité.


Il eut confusément conscience qu’on le saisissait, qu’on le portait quelque part, qu’on l’étendait…


Un laps de temps qu’il ne put apprécier s’écoula.


Puis, lentement, des embryons d’idée se formèrent, se dissipèrent, pour se reformer à nouveau. Il sentait une lourdeur de plomb peser sur sa tête, et dans ses oreilles il entendait un bourdonnement monotone et très fort, semblable au bruit d’une chute d’eau.


Puis, enfin, ces lambeaux d’idée s’adaptèrent l’un à l’autre.


Il put penser…


Ce fut terrible.


La première pensée qui se présenta à lui fut celle de la mort: il eut la conscience très nette que le sang se portait au cerveau par afflux violents et qu’il semblait s’y coaguler.


Oh! de l’eau! Rien qu’un peu d’eau sur son front et ses tempes!…


Cela le sauverait!


– De l’eau!… Un peu d’eau!…


Il crut avoir poussé un cri retentissant… En réalité, ses lèvres demeurèrent immobiles.


– Oh! songea-t-il désespéré, mourir… mourir faute d’une goutte d’eau!… Il n’y a donc personne autour de moi!… On ne m’a donc pas entendu!… Oh! si je pouvais… seulement… dégager… ma gorge!…


Il se raidit dans un suprême effort… mais pas un doigt ne fut remué… ses jambes lui semblaient de plomb… ses bras inertes lui paraissaient avoir été liés… Rien… pas même l’esquisse d’un geste…


Cet effort eut pourtant un résultat: ses paupières s’entr’ouvrirent.


Sans étonnement – l’étonnement est une vigoureuse manifestation de la pensée – il se vit dans une pièce inconnue… une sorte de salon élégant et coquet.


Alors, des yeux, il voulut faire le tour de cette pièce; il s’aperçut que ses yeux étaient immobiles! Il voulut refermer les paupières pour échapper à l’effrayante impression de cette fixité: avec horreur il constata que ce simple mouvement n’était plus dans sa volonté.


Et le mince regard qui filtrait de ces paupières à peine ouvertes et immobilisées demeura rivé à un panneau de porte que surmontaient des anges joufflus jouant à la corde avec des guirlandes de roses.


– De l’eau! un peu d’eau! crut-il crier à nouveau sans proférer en réalité aucun son.


Alors, dans le râle de sa pensée, il reconstitua l’effroyable aventure: il était parti de son hôtellerie… était arrivé rue des Bons-Enfants… Pourquoi? Pourquoi?… Ah!… Pour voir sa maison!… Le roi!… Que faisait le roi Louis XV sous ce portail?…


Une atroce jalousie le mordit au cœur… Le roi venait pour elle!… Le roi!… Et lui, pauvre petit officier… avait espéré… oh!… Et c’était fini!…


Il sentait qu’il allait mourir… que jamais il ne la reverrait… que jamais elle ne saurait que sa pensée suprême avait été pour elle!…


Mourir!… Oui… quelques minutes encore… et ce serait fini… les bourdonnements devenaient plus violents… il comprenait que le sang envahissait le cerveau… que ses tempes se gonflaient à éclater…


À ce moment, son œil rivé au panneau de la porte vit cette porte s’ouvrir.


Dans l’encadrement, une forme blanche, vaporeuse, suave, lui apparut…


Et cette forme s’avançait vers lui…


L’être entier du jeune homme se tendit dans un effort insensé…


Il lui parut qu’un rugissement s’échappait enfin de sa gorge serrée, comprimée comme par des mains de fer… un rugissement de joie folle, immense, délirante…


Car cette forme blanche qui s’avançait vers lui, il la reconnaissait!


C’était elle!…


Elle!… La jeune fille en rose de la clairière de l’Ermitage!…

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