XXIII LE PLAN DE BERRYER

Monsieur Berryer était à cette époque un homme de quarante ans. Il avait débuté assez brillamment dans la magistrature, et avait été conseiller d’État, puis maître des requêtes. Enfin, il avait obtenu l’intendance du Poitou, et n’avait quitté ce poste que pour devenir le lieutenant de la police royale, c’est-à-dire un des personnages les plus influents et les plus redoutés de la Cour.


Si l’on veut avoir un portrait de Berryer, on n’a qu’à se figurer le type classique de l’ambitieux.


Sec, maigre, de manières à la fois doucereuses et autoritaires, il paraissait accablé du souci de sa charge.


En réalité, ce qui le tourmentait, c’était le souci de ses propres affaires.


Il avait résolu de devenir quelqu’un dans l’État. La lieutenance de police, dans son esprit, n’était qu’un marchepied pour s’élever plus haut. Cette charge, en effet, lui permettait de rendre adroitement des services aux personnages qu’il voulait ménager, d’écarter par la terreur et au besoin par la lettre de cachet ceux dont il pensait avoir quelque chose à redouter, et enfin, surtout, de connaître mille secrets qui le rendaient maître de l’honneur ou de la vie de bien des familles.


Mais ce qu’il faut ajouter immédiatement, c’est que Berryer n’était pas un ambitieux vulgaire. Il était armé d’une philosophie qui le rendait fort d’avance contre toutes les disgrâces possibles; il ressemblait ainsi au lutteur qui, avant le combat, a fait le sacrifice de sa vie et dont le courage se trouve décuplé par ce fait même qu’il ne craint plus rien. Il était audacieux, entreprenant, et quand une fois il avait pris une résolution, il allait droit au but avec cette foudroyante rapidité qui démoralise l’ennemi. De plus, il possédait une pénétration d’esprit qui lui permettait de trouver rapidement le point faible de ses adversaires…


Il avait longuement et sérieusement étudié le roi.


Il était un des rares qui connussent parfaitement les secrètes faiblesses de ce caractère.


Il avait été l’un des ouvriers les plus actifs de la ruine de la belle Mme de Châteauroux.


Et maintenant que Louis XV se trouvait sans maîtresse attitrée, il s’était juré que la prochaine favorite lui devrait son élévation.


Car nul ne pouvait admettre que la Cour de France demeurât longtemps sans favorite.


Mme de Châteauroux partie, chacun se demandait quelle serait la remplaçante.


Dans la soirée de l’Hôtel de Ville, Berryer fut le seul à deviner la passion qui s’emparait du roi. Dans cette adorable petite fille qu’était Mme d’Étioles, il devina la force énorme de l’amour sincère. Il comprit toute la puissance que pourrait avoir un pareil amour sur un roi habitué à ne trouver autour de lui que des adorateurs de la couronne.


Dans les jours qui suivirent, il put constater les progrès que cette passion faisait dans le cœur de Louis XV.


Cette fois, le roi était touché!


Il ne parlait pas de Mme d’Étioles, et toute la Cour en conclut qu’il l’avait oubliée déjà. Louis XV était rêveur, distrait, et passait des journées entières dans un cabinet du Louvre à songer, à l’écart…


– Le roi s’ennuie! disaient les courtisans.


– Le roi est amoureux! se dit Berryer.


Une fois qu’il fut bien sûr de ne pas se tromper, il résolut de frapper un grand coup, et organisa l’enlèvement de Jeanne… Nous allons voir se développer son plan…


Il était sûr maintenant, grâce à la naïve complicité de Noé Poisson et de Crébillon, de faire monter Jeanne dans un carrosse… Qui se trouverait dans ce carrosse?… Où irait-il?


Ces points n’étaient pas réglés encore dans l’esprit de Berryer… et nous allons le voir à l’œuvre.


Il ne doutait pas du succès. Et le succès, pour lui, c’était la faveur du roi à qui il aurait rendu un de ces services qu’il est impossible d’oublier, et la faveur de Mme d’Étioles, plus précieuse encore, puisque c’est à lui qu’elle devrait sa victoire.


Il va sans dire qu’il avait étudié tous les habitants de l’hôtel d’Étioles.


Et il n’y avait qu’un personnage qu’il n’était pas parvenu à déchiffrer: c’était Henri d’Étioles lui-même.


Il finit par le juger un mari insignifiant, uniquement occupé de ses chiffres… en quoi il se trompait.


Il y avait aussi à l’hôtel d’Étioles un homme que Berryer ne comprit pas, ou plutôt qu’il dédaigna d’analyser, en raison de ses fonctions subalternes… en quoi il se trompait encore.


Cet homme, c’était Damiens.


Quoi qu’il en soit, lorsque le lieutenant de police quitta Poisson et Crébillon après la scène que nous avons retracée de notre mieux, il se crut sûr de sa fortune dans l’avenir.


Dehors, il retrouva son secrétaire intime qui le suivait dans toutes ses expéditions et pour qui il n’avait rien de caché. Cet homme s’appelait François-Joachim de Pierres de Bernis. Il était un peu poète, un peu abbé, un peu tout ce qu’on voulait.


– Eh bien! demanda-t-il familièrement à Berryer, le Poisson a-t-il mordu à l’hameçon?


– Admirablement, mon cher Bernis, dit le lieutenant de police. Mais nous avons mieux encore: nous avons le précieux concours d’un homme d’esprit…


– Diable! méfiez-vous des gens d’esprit, monsieur le lieutenant général!


– En ce cas, je devrais commencer par me défier de vous, Bernis!…


– Merci. Voilà un compliment qui vaut son pesant d’or, venant de vous… Quoi qu’il en soit, vous savez que je ne suis pas capable d’une trahison.


– Si fait, mon cher. Vous en êtes parfaitement capable. Seulement, vous ne me trahirez pas…


– Et pourquoi, je vous prie? Je serais curieux de le savoir.


– Parce que vous voulez monter. Vous êtes jeune. Vous avez résolu de grimper quatre à quatre les échelons branlants de cette échelle qu’on appelle la faveur royale. Or, vous avez compris que le meilleur moyen de réussir dans ce périlleux exercice, c’est de vous accrocher aux basques de quelqu’un qui grimpe… Et si vous lâchiez ces basques, vous tomberiez, mon cher, et vous vous casseriez les reins…


L’œil de Bernis jeta un éclair.


Berryer ne vit pas cet éclair rapide qui lui eût peut-être donné à réfléchir.


– Vous avez raison, reprit Bernis, surtout si vous ajoutez qu’avant de choisir un maître, j’ai longuement réfléchi, c’est-à-dire que j’ai adopté, pour m’y accrocher, les basques les plus solides qui soient sur la fameuse échelle…


Ils se mirent à rire.


– Pour en revenir à l’homme d’esprit en question, reprit alors Berryer, c’est l’un de vos confrères en poésie, ce brave et digne Crébillon…


– Un homme heureux! soupira Bernis. Pourvu qu’il ait du tabac pour sa pipe, du mou pour son chat et du papier pour ses vers, le voilà plus roi que le roi!… Il vous a donc promis son concours?


– Voici la chose, Bernis, dit Berryer.


Bernis dressa les oreilles, comprenant qu’il allait apprendre du nouveau.


– Demain soir, à neuf heures et demie, vous amenez au carrefour Buci, devant la porte de la Lebon, un solide carrosse dont la portière demeure ouverte…


– À neuf heures et demi: très bien. Qui conduira?


– Vous-même!


Bernis ne put réprimer un tressaillement.


– Et qui sera dans le carrosse?


– Moi! dit Berryer. À dix heures, Mme d’Étioles sort de la maison, elle monte dans le carrosse, je ferme la portière… elle crie ou ne crie pas, c’est mon affaire… vous fouettez!


– Et je m’arrête?…


– À Versailles!… Le reste me regarde!


– Admirable! dit Bernis. C’est simple et majestueux comme un cinquième acte de Corneille.


Le lieutenant de police savoura modestement ce tribut payé à son génie d’intrigue. Puis il ajouta:


– Allez donc, mon cher Bernis, vous occuper de l’importante affaire du carrosse. Je ne pourrai vous voir demain de toute la journée. Songez que si nous réussissons je grimpe du coup une dizaine d’échelons à la fois…


– Et comme je suis accroché à vos basques…


– Vous les grimpez avec moi, soyez tranquille!…


Les deux hommes se séparèrent.


Berryer, quelques minutes plus tard, entrait au Louvre, et demanda à parler au roi. Le roi dormait. Force fut à Berryer de remettre au lendemain l’entretien qu’il voulait avoir avec Sa Majesté.


Le lendemain matin, de bonne heure, le lieutenant de police vint au lever de Louis XV, mais le roi était parti à Marly. Berryer, très inquiet et pestant fort, courut à Marly… et manqua encore le roi!…


Enfin, à huit heures du soir, alors qu’il désespérait de la réussite de son plan, il put rejoindre Louis XV au Louvre…


– Sire, lui dit-il à voix basse, je sollicite de Votre Majesté l’honneur d’un entretien particulier.


Louis XV commençait déjà à bâiller, ce qu’il ne se gênait pas pour faire devant ses courtisans.


– Il s’agit de Mme d’Étioles! ajouta Berryer, risquant sa fortune sur un mot.


Le roi rougit, pâlit. Et pendant deux secondes, Berryer se demanda s’il n’allait pas être mis à la Bastille.


– Venez, monsieur! dit enfin Louis XV d’une voix tremblante.


– Je le tiens! rugit en lui-même Berryer qui, rayonnant, suivit le roi dans son cabinet.


Revenons un instant à Bernis, au moment où il venait de quitter, la veille au soir, le lieutenant de police.


Sans perdre un instant, il se dirigea vers le Marais et parvint à la rue du Foin. Il frappa d’une façon particulière à la porte de la modeste maison qu’habitait M. Jacques, et bientôt il était introduit dans cette pièce où nous avons conduit le lecteur, et où il se trouva en présence du mystérieux personnage, devant lequel il s’inclina avec un profond respect, attendant qu’il lui adressât la parole.


– Qu’y a-t-il, mon enfant? demanda M. Jacques.


– Il y a, monseigneur, dit alors Bernis, que le lieutenant de police s’apprête à enlever Mme d’Étioles et à la conduire lui-même à Versailles.


Et sommairement, en termes de rapport, Bernis raconta ce que le lecteur sait déjà.


M. Jacques avait écouté avec une profonde attention, de son même air paisible; son émotion se trahissait seulement par un léger battement de paupières…


Pendant près de dix minutes, il y eut un lourd silence.


M. Jacques se promenait de long en large, les mains au dos, la tête penchée… Enfin, il prononça:


– Il ne faut pas que cette voiture arrive à Versailles!…


– C’est mon avis, monseigneur… il faudrait quelques hommes déterminés…


– Vous dites que c’est vous qui conduirez?


– Moi-même, monseigneur.


– Et, dans la voiture, il y aura…?


– Berryer… et elle!


– Bien! C’est donc un seul homme qu’il s’agit d’arrêter… Ce n’est donc pas quelques hommes déterminés, comme vous disiez, mais un seul qui doit arrêter le carrosse.


– Un seul suffira à la rigueur, à la condition qu’il soit brave, énergique.


– Il le sera!…


– Mais, monseigneur, permettez-moi une question. Cet homme se met en travers du chemin. Bon! Pour moi, ça va tout seul: je prends la fuite ou je m’évanouis, au choix… Supposons que votre homme vienne à bout de M. Berryer… que ferait-il de…


– De Mme d’Étioles? interrompit M. Jacques avec un singulier sourire. Soyez sans inquiétude à ce sujet, mon enfant, Mme d’Étioles sera en bonnes mains… Et maintenant que j’y pense, tenez… cette idée de Berryer est magnifique: elle sert admirablement mes projets…


– En sorte que…?


– En sorte que, mon enfant, demain soir à l’heure dite, vous vous trouverez avec le carrosse à l’endroit désigné. Vous partirez, vous prendrez la route de Versailles et si… en chemin… quelqu’un se dresse devant vous… arrêtez vos chevaux… et pour le reste… laissez faire!…


Bernis, congédié par un geste de M. Jacques, salua en fléchissant le genou et se retira.


M. Jacques, alors, frappa sur la table avec un petit marteau.


Un laquais apparut.


– Mon cher baron, lui dit M. Jacques, demain soir, vers neuf heures, M. le chevalier d’Assas, qui loge aux Trois-Dauphins, rue Saint-Honoré, sortira de cette hôtellerie, à cheval, et ira se poster quelque part sur la route de Versailles, dans l’intention d’arrêter un carrosse qui doit passer vers dix heures et demie. Il n’y aura qu’un homme dans ce carrosse, et il est probable qu’il ne fera pas de résistance. Mais il faut tout prévoir, et je veux que le chevalier d’Assas ait la victoire dans cette rencontre…


– Bien, monseigneur.


– Comment vous y prendrez-vous?


– Demain matin, je dirai un mot de la chose à M. le comte du Barry qui, avec quelques amis, escortera le chevalier d’Assas, bien entendu sans que celui-ci s’en doute. Ces amis interviendront ou n’interviendront pas, selon que M. d’Assas aura ou n’aura pas besoin d’être aidé.


– Parfait! dit simplement M. Jacques qui reprit alors sa silencieuse promenade, tandis que le laquais disparaissait.


Le lendemain matin, à la première heure, M. Jacques sortit de chez lui, et se rendit tout droit à l’auberge des Trois-Dauphins. C’était la troisième fois, d’ailleurs, qu’il venait, et il fut aussitôt conduit à la chambre du chevalier d’Assas.


Que lui dit-il?


Quelles passions réveilla-t-il en lui?


Toujours est-il que la conférence fut longue.


Car M. Jacques, arrivé aux Trois-Dauphins à huit heures du matin, en sortit seulement à midi.


Il eût été impossible de voir sur son visage s’il était satisfait ou non…


Mais qui eût jeté un regard dans la chambre du chevalier d’Assas, à ce moment, eût remarqué deux choses:


La première, c’est que le chevalier avait les yeux rouges comme s’il eût beaucoup pleuré.


La deuxième, c’est qu’à cette minute, il visitait soigneusement ses pistolets comme quelqu’un qui se prépare à une expédition sérieuse!…

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