VI LE CHEVALIER D’ASSAS

La nuit tombait. Après une journée radieuse, un crépuscule d’une infinie tendresse jetait sa mélancolie sur le vieux Paris qui déjà semblait s’assoupir.


C’est à cette heure indécise où l’obscurité naissante luttait avec les dernières clartés du ciel dans les rues étroites où les rares lanternes de nuit ne s’allumaient pas encore, c’est à cette minute exquise de calme et d’apaisement qu’un jeune cavalier franchit la porte du Roule au pas de son cheval écumant et harassé.


Une rêverie profonde, un sourire inquiet des lèvres, une sorte d’extase aux yeux d’une lumineuse franchise, voilà ce qu’on eût pu lire sur la physionomie de ce cavalier si charmant par la jeunesse du visage, si séduisant par la svelte élégance de l’attitude, que nous avons entrevu sur la route de l’Ermitage à Versailles: le chevalier d’Assas!


Pauvre enfant dont le front pur semblait déjà se nimber dans une auréole de sacrifice!


C’était le soir même de ce beau jour d’automne où, dans la clairière ensoleillée, sous les frondaisons pourpres, il avait eu cette adorable vision qui l’avait tant bouleversé, et où il s’était heurté avec tant de soudaineté aux deux événements qui, avec le plus de force, peuvent faire battre un cœur de vingt ans, un noble cœur à l’aube de la vie:


Un amour! Un duel!


Le duel… il n’y songeait guère, à vrai dire; il avait à peu près oublié la dure figure et le regard métallique du comte du Barry.


Mais comme sa pensée, toute entière, s’attachait à cette étrange inconnue dont il ne savait rien sinon qu’elle demeurait rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel d’Argenson…


Belle? ah! certes… belle d’une beauté mièvre, blanche et nacrée, semblable à quelque nymphe des bois, avec l’envolée de ses cheveux, avec ses yeux où s’éveillaient des hardiesses et des curiosités déconcertantes, et où sommeillaient aussi des songes d’amour vagues, lointains et profonds.


Qui était-elle?… Pourquoi une sourde inquiétude lui venait-elle en même temps qu’un désir insensé de la revoir, de l’entendre encore, de sentir sur lui la caresse moqueuse et douce de son regard?


Pourquoi avait-elle fait sur lui cette prodigieuse impression?


Pourquoi, dans son fier maintien, dans le charme même qui se dégageait d’elle, y avait-il on ne savait quoi de troublant?


Le chevalier se posait ces questions en cheminant le long du faubourg Saint-Honoré.


Une de ces délicieuses angoisses, symptômes des grandes passions qui s’éveillent, étreignait sa poitrine depuis l’instant où lui était apparue cette suave créature dont l’image s’était à jamais gravée dans son cœur.


Par quels chemins était-il venu du fond du parc royal de Versailles jusqu’à Paris?


Il n’eût su le dire.


Il avait éperdument galopé sans rien voir, et n’avait retrouvé un peu de sang-froid qu’en apercevant tout à coup sous ses yeux la masse confuse de Paris que des vapeurs rousses estompaient.


Parvenu au point où le faubourg devenait rue Saint-Honoré, le chevalier entra à droite dans la cour d’une hôtellerie, et aussitôt, un valet s’empara du cheval, tandis qu’un domestique détachait de la selle le portemanteau de voyage.


L’hôtellerie des Trois Dauphins était fort estimée des provinciaux à cause de sa situation: elle était en effet assez éloignée des quartiers bruyants, et pourtant à proximité du centre des affaires.


Elle était tranquille, paisible, respectable.


De plus, la cuisine y était excellente; de plus, ses prix étaient honnêtes; maître Claude, son propriétaire, était passé capitaine dans l’art de voler en douceur sans faire crier le client, ce qui constitue la parfaite honnêteté pour un aubergiste.


De plus, encore, l’hôtesse, Mme Claude, était accorte et avenante, en ses vingt-six printemps, blanche et dodue, au point qu’elle était connue et célébrée des voyageurs sous le nom flatteur et harmonieux de «la belle Claudine».


De plus, enfin, l’enseigne de l’hôtellerie qui balançait sur sa tringle ses trois dauphins or sur azur faisait vis-à-vis à la grande porte d’un couvent, en sorte qu’en cas d’accident on était toujours sûr d’avoir un confesseur sous la main, avantage appréciable, disait maître Claude, quand on veut passer de vie à trépas en bonne et due forme.


Ce couvent, pourvu de moines savants, et fort vaste puisqu’il s’étendait de la rue Saint-Honoré à la rue Croix-des-Petits-Champs, devait, cinquante ans plus tard, abriter sous ses voûtes un club révolutionnaire destiné à faire quelque bruit dans l’histoire, et s’appelait couvent des Jacobins.


Ainsi le voisinage rassurant des moines, les poulardes truffées et les grands yeux veloutés de l’hôtesse constituaient à cette auberge une triple spécialité qui avait solidement établi sa renommée en province.


Lorsque le chevalier d’Assas mit pied à terre dans la cour de l’hôtellerie, maître Claude apparut sur le perron aux quatre marches honorablement usées. Et comme le jeune homme demandait une chambre et un souper, le digne aubergiste, ayant, avec ce coup d’œil des grands capitaines, remarqué que son futur locataire n’avait pas de laquais et que son portemanteau paraissait assez léger, exécuta ce salut protecteur qu’il accordait aux moins fortunés de ses hôtes, et s’écria:


– Qu’on prépare le 25. Monsieur y sera comme un prince.


Mais, talonnée par une légitime curiosité, madame Claude était apparue sur le perron en même temps que son mari. Elle aussi avait rapidement passé l’inspection du nouveau venu. Et chez elle, aussi, le résultat de cette inspection se traduisit par l’énoncé d’un numéro de chambre.


– Mais non, mais non, fit-elle d’une voix autoritaire. Le 25 n’est pas libre. Qu’on mette monsieur au 14.


Maître Claude baissa la tête sous la décision autocratique de sa femme et regagna ses fourneaux.


Quant au chevalier, il eut un geste d’indifférence: 25 ou 14, peu lui importait.


Pourtant, il eût peut-être éprouvé quelque gratitude pour l’hôtesse qui s’empressait autour de lui, s’il eût su que le 25 n’était qu’un cabinet noir sous les combles, tandis que le 14 était une belle chambre au second, sur la rue, avec vue sur les beaux jardins du couvent des jacobins.


Dans la salle commune où il s’installa bientôt devant une nappe éblouissante, il ne remarqua pas davantage que «la belle Claudine» le servait elle-même, honneur qu’elle n’accordait qu’à quelques marchands drapiers.


Il ne daigna apercevoir ni les mains potelées, ni les bras nus jusqu’aux coudes, ni les yeux veloutés de la bonne hôtesse. Il soupa avec ce robuste appétit de la vingtième année qui ne désarme même pas devant l’amour, et se retira dans sa chambre – le fameux 14 dont Mme Claude, décidément troublée par la vue de ce joli cavalier, lui fit en vain l’éloge, très mérité d’ailleurs.


Il était à ce moment neuf heures.


Le chevalier était fatigué. L’étape de la journée avait été longue et rude.


Mais ce ne fut pas au sommeil qu’il s’apprêta.


Avec des frissons d’impatience, il changea de toilette, rajusta le nœud de son catogan, chercha à donner des plis harmonieux à son manteau, essuya pieusement son épée couverte de poussière.


Et tous ces préparatifs, pour courir rue des Bons-Enfants!…


Non pas pour la revoir, elle, mais pour rôder autour d’une maison silencieuse, fixer dans l’obscurité une fenêtre fermée et peut-être, qui savait! apercevoir une ombre qui se reflétait sur des rideaux.


Prêt enfin, le cœur battant, il allait éteindre les deux flambeaux qui brûlaient sur la cheminée.


À cette seconde, on frappa à sa porte.


Il ouvrit, et, avec un tressaillement, recula d’un pas.


Dans l’ombre du couloir, se profilait la hautaine silhouette du comte du Barry.


Le chevalier frémit.


Il tombait du ciel où son rêve d’amour l’avait haussé d’une envolée.


Cette figure lui apparut comme un sinistre présage. Quelle figure! Le pli vertical du front volontaire, les sourcils touffus et noirs, la flamme du regard ironique, le sourire des lèvres crispées, tout, dans ce visage, exprimait les forces du Mal.


Se remettant de cette rapide émotion, le chevalier ne songea plus qu’à exercer les devoirs de cette politesse raffinée toute puissante alors.


Il se découvrit, s’inclina gracieusement et dit:


– Soyez le bienvenu, monsieur le comte.


Du Barry entra, le chapeau à la main, et répondit:


– Je suis vraiment confus de vous déranger à pareille heure, monsieur le chevalier.


– Et moi, je suis désolé d’être forcé de vous recevoir dans une mauvaise chambre d’auberge…


Les deux adversaires se saluèrent.


Puis le chevalier reprit:


– Me ferez-vous la grâce de boire avec moi à la santé du roi?


– Tout l’honneur sera pour moi.


Alors le comte prit place dans un fauteuil que lui désignait d’Assas, et celui-ci, ayant appelé un domestique, ordonna qu’on lui montât une bouteille de vin d’Espagne.


Quelques instants plus tard, ils étaient assis l’un devant l’autre, ayant entre eux un guéridon qui supportait deux verres et un flacon de Xérès.


Le chevalier remplit les verres.


Ils les choquèrent légèrement, avec une sorte de gravité, et prononcèrent ensemble:


– À la santé de Sa Majesté…


Formule neutre qui les dispensait de se porter leur santé réciproque.


– Vous le voyez, dit alors le comte, ma première visite est pour vous. Le roi est rentré à Paris à huit heures, car il a demain matin à travailler avec M. d’Argenson. Et je n’ai même pas pris le temps de passer chez moi, si grande était ma hâte de vous faire mon compliment.


– Compliment que je suis prêt à recevoir et à vous rendre, dit le chevalier.


Du Barry s’inclina.


Et l’entretien se continua quelques minutes, frôlant tous les sujets, excepté celui qui les préoccupait, avec l’admirable aisance de la société de ce temps, apogée des grandes galanteries d’esprit.


Enfin, le comte du Barry se leva pour prendre congé.


Et ce fut seulement alors qu’il aborda l’affaire qui l’avait amené.


– Chevalier, dit-il, j’ai l’intention de faire demain matin une petite partie de plaisir, et j’ai éprouvé une telle joie en votre conversation, que je serais charmé si vouliez bien consentir à m’accompagner.


– Comment donc, comte! Mais c’est-à-dire que pour avoir l’honneur de vous rencontrer, je ferais volontiers à nouveau le voyage de huit jours qui vient de m’amener à Paris.


– À merveille! D’autant plus que je n’abuserai pas à ce point de votre empressement; je compte tout simplement me rendre demain matin au Cours de la Reine, si toutefois l’endroit vous plaît…


– Va pour le Cours de la Reine…


– Il y a là, sur la berge de la Seine, une délicieuse et solitaire promenade avoisinant le Port aux pierres…


– Va pour le Port aux pierres… J’y serai à huit heures.


– Huit heures! L’heure est admirable, chevalier, et je vous tiens pour un charmant compagnon.


Les deux adversaires s’inclinèrent une dernière fois l’un devant l’autre; puis le comte du Barry s’éloigna, tandis que d’Assas, refermant sa porte, reprenait place dans son fauteuil, en songeant:


– La sinistre figure!… Il me semble que la main du malheur vient de s’abattre sur moi!… Il me semble que c’en est fait de ce beau rêve que je caressais, et que la rencontre de cet homme me sera fatale!… Allons, allons!… Est-ce que je vais me mettre à avoir peur!…


Il se leva, se secoua, et comme il cherchait un air à fredonner, brusquement, par un choc de mémoire, la ritournelle entendue dans la clairière au bord de l’étang murmura dans son esprit la ronde enfantine:


Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés…


Machinalement, comme si la chère escapade projetée rue des Bons-Enfants eût été désormais inutile, il se déshabilla, se coucha et se retourna longtemps sur sa couche.


La fatigue aidant, il finit par s’endormir d’un pesant sommeil.


Le lendemain matin, à sept heures, le chevalier était sur pied.


Toute agitation avait disparu de son esprit.


D’un pas alerte, il gagna le Cours de la Reine, descendit sur la berge du fleuve, et, ayant atteint le Port aux pierres, constata avec satisfaction qu’il était le premier au rendez-vous.


Quelques minutes plus tard, comme huit heures sonnaient au loin, le comte du Barry apparut, escorté de deux témoins.


Le chevalier s’avança à leur rencontre. Il y eut de grandes salutations.


– Messieurs, fit d’Assas, arrivé à Paris d’hier seulement, et désireux de ne pas faire attendre M. le comte, j’ai dû commettre l’incorrection de me présenter seul.


– Votre nom, chevalier d’Assas, honorablement connu dans l’Auvergne que j’ai habitée quelque temps, vous tiendra lieu de témoins et de parrains.


L’homme qui venait de parler ainsi était l’un des témoins du comte.


Le chevalier le regarda avec une surprise non exempte d’une certaine gratitude.


Du Barry fit alors, dans les règles, la présentation indispensable.


– M. le comte de Saint-Germain, dit-il en désignant celui de ses deux amis qui n’avait encore rien dit et qui fixait sur le chevalier un étrange regard d’un insoutenable éclat.


Puis, se tournant vers celui qui avait parlé de la famille d’Assas et de l’Auvergne:


– M. Le Normant d’Étioles…


Et tout aussitôt, il ajouta avec ce sourire contraint qui donnait à sa physionomie un indéfinissable caractère de causticité sardonique:


– Puisque je suis si riche de témoins, j’entends partager avec vous, chevalier. Le comte de Saint-Germain voudra bien m’assister, tandis que M. Le Normant d’Étioles sera heureux, j’en suis sûr, de vous servir de second.


Cet arrangement accepté, les deux adversaires mirent bas leurs habits.


L’instant d’après, les épées étaient engagées.


Notre intention n’est pas de faire ici l’ordinaire et insipide récit des quartes, des contres, des primes et des tierces qui furent échangés. Disons simplement que le comte du Barry passait pour une des plus redoutables «lames» de la Cour et qu’il attaqua son adversaire par un jeu d’une impeccable science. La lutte se poursuivit pendant dix minutes en trois reprises.


Pendant le combat, celui que du Barry avait appelé le comte de Saint-Germain garda ses yeux fixés sur le chevalier d’Assas, qu’il parut étudier avec une singulière attention.


À la quatrième reprise, et dès le premier froissement, le chevalier se fendit par un coup droit foudroyant qu’il n’avait fait précéder d’aucune feinte.


Du Barry laissa tomber son épée et devint très pâle; le coup avait porté: le comte avait l’épaule droite traversée. Il se tint un instant debout, puis s’affaissa soudain dans les bras de Saint-Germain. Presque aussitôt, il rouvrit les yeux. Et le chevalier d’Assas, qui s’avançait, lut dans ces yeux une si effroyable expression de haine qu’il s’arrêta court et se contenta de s’incliner devant le vaincu. À ce moment, du Barry perdit tout à fait connaissance…


Le comte de Saint-Germain avait jeté un strident signal au moyen d’un petit sifflet d’or.


Un carrosse, qui avait dû, sans doute, amener le comte jusqu’au Cours de la Reine, descendit sur la berge, et du Barry fut déposé sur les coussins tandis que d’Assas remettait son habit.


Le jeune chevalier allait saluer la compagnie et se retirer, lorsque le comte de Saint-Germain s’approcha de lui et lui prit la main d’un geste d’autorité. À ce contact, le chevalier frissonna. Il voulut retirer sa main. Mais son effort fut vain: cette main était comme paralysée dans celle du comte.


– Monsieur! balbutia-t-il avec un commencement de colère mêlée d’angoisse.


– Jeune homme, dit le comte en abandonnant la main qu’il venait d’examiner, vous me plaisez. Vous avez du courage et de l’esprit; vous avez la beauté du corps et la beauté du cœur; vous avez la jeunesse, l’enthousiasme qui est la poésie du cerveau… oui, tous ces trésors sont en vous. Veillez sur eux, veillez sur vous-même. Gardez-vous de la haine… et surtout, gardez-vous de l’amour!…


Une extraordinaire agitation fit palpiter le chevalier.


– Monsieur, dit-il d’une voix basse et ardente, qui êtes-vous?… Inconnu de moi, vous m’inspirez des sentiments qui m’étonnent… Que voulez-vous me dire?… Parlez, je vous en supplie… vous en avez trop dit ou pas assez!


Saint-Germain regarda le jeune homme avec une indéfinissable pitié.


– Enfant, dit-il, – et bien qu’il parût à peine trente ans, ce mot ne paraissait pas déplacé dans sa bouche, – enfant, défiez-vous des femmes… et surtout des reines.


– Des reines!… Oh! monsieur, ce que vous me dites est si étrange…


– Des reines! Ai-je dit des reines?… Ou bien, des femmes qui peuvent l’être. Adieu. Méditez ce conseil que je vous donne de retourner au fond de votre province. Et cela non pas demain, non pas ce soir, mais dès cette minute, dès cette seconde. Fuyez, jeune homme, fuyez! L’air de Paris est pour vous un poison mortel. Fuyez à l’instant!…


Et plus gravement encore, le comte de Saint-Germain ajouta:


– Demain, il sera trop tard. Vous m’entendez?… Demain!…


Le chevalier, en proie à un malaise mystérieux où il y avait un fond de terreur irraisonnée et de curiosité poussée au paroxysme, allait poser une nouvelle question.


Mais déjà le comte avait pris place dans le carrosse auprès du blessé toujours évanoui, et la voiture s’éloignait au pas. À mesure que s’augmentait la distance entre le carrosse et lui, le chevalier sentait diminuer l’étrange impression d’angoisse qui l’avait accablé; et enfin, lorsque le lourd véhicule eut atteint le sommet de la rampe qui, du Port aux pierres, conduisait au Cours de la Reine, et eut disparu derrière un massif de vieux ormes, d’Assas respira longuement.


C’est à peine s’il se souvenait du duel, du comte du Barry, de la victoire qu’il venait de remporter. Toutes ses pensées évoluaient autour du singulier personnage qui, avec tant d’insistance, lui avait conseillé de fuir Paris.


Quitter Paris!… Sans l’avoir revue!… Sans s’être enivré encore de sa douce image et de sa voix plus douce encore! Oh! jamais!…


À ce moment une main le toucha au bras. Il tressaillit violemment comme un homme arraché soudain à quelque rêve; et, se retournant, il se vit en présence de celui qui lui avait servi de témoin et qu’on avait appelé M. Le Normant d’Étioles.


– Ah! monsieur, s’écria-t-il, je vous dois mille remerciements!… Mais comment se fait-il…


– Que je n’accompagne pas du Barry blessé?… Pour deux raisons, mon cher monsieur. La première et la plus valable, c’est qu’ayant accepté d’être votre témoin, c’est à vous que je me dois, même après le duel; la seconde, c’est que du Barry a près de lui en ce moment quelqu’un qui lui sera plus utile que tous les amis du monde.


– Le comte de Saint-Germain serait-il donc médecin? fit vivement d’Assas.


– Heu! Il est médecin, il est sorcier, il est un peu tout ce qu’il vous plaira…


– Le connaissez-vous?


– Comme tout le monde à Paris…


– Excusez ma curiosité indiscrète peut-être. Mais cet homme a fait sur moi une telle impression…


– Que vous voudriez bien savoir au juste qui il est! Mais voilà justement le hic. Tout le monde connaît M. le comte de Saint-Germain, et nul ne l’a pénétré. Les uns le disent riche comme un nabab des Indes, les autres soutiennent qu’il n’a pas le sou; il est peut-être Italien ou Roumain, ou peut-être Grec ou Maltais, à moins qu’il ne soit Arabe ou Égyptiaque… à moins encore qu’il ne soit tout bonnement de Pontoise.


«Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il mène grand train, que le roi lui-même a admiré la beauté de ses équipages et qu’il porte toujours sur lui une collection de diamants à faire envie à une favorite du sultan. Pour en revenir à notre, ou plutôt à votre blessé, soyez sûr que Saint-Germain le guérira promptement.


– Je le souhaite de tout mon cœur, dit le chevalier.


Les deux hommes s’étaient mis en marche depuis un moment. Ils atteignirent le Cours de la Reine, et d’Étioles montrant un carrosse qui stationnait:


– Ma voiture est à votre disposition… Si fait! ne me remerciez pas… Où voulez-vous que je vous conduise?


Et il poussait le chevalier avec une cordialité qui n’était pas sans surprendre le jeune homme.


Celui-ci finit par donner son adresse, et d’Étioles jeta un ordre au valet de pied:


– Touche aux Trois Dauphins, rue Saint-Honoré…


Ce que d’Étioles ne disait pas, ce que le chevalier ne s’expliquait pas, nous avons, nous, le devoir de le dire et de l’expliquer.


Pendant les dix minutes qu’avait duré le combat, d’Étioles n’avait cessé d’examiner le chevalier d’Assas. Il admirait sa souplesse et son sang froid, la merveilleuse agilité de ses parades, la promptitude redoutable de ses attaques. Il admirait surtout l’évidente insouciance, le téméraire courage du jeune homme dont la souriante intrépidité semblait se doubler d’une force de poignet exceptionnelle.


Et des projets, à peine éclos dans l’esprit de Le Normant d’Étioles, se développaient avec la rapidité, la méthode et la volonté qui font la puissance des hommes résolus à parvenir à tout prix, par toutes les voies, au but lointain et ténébreux qu’ils se sont fixé…


Le Normant d’Étioles avait un but dans la vie… lui!


Et ce but devait être quelque chose de formidable; car, parfois, dans le silence des nuits qu’il passait à rêver et à combiner, cet homme s’épouvantait lui-même.


Lorsque d’Assas toucha son adversaire, la résolution d’Étioles était prise:


– Je suis faible, inhabile aux armes, sans force et sans courage physique. Pourquoi n’aurais-je pas près de moi quelqu’un qui serait fort pour moi, habile pour moi, courageux pour moi! Tout se paie, même le courage… Moi qui n’ai rien… rien que ma pensée! j’ai du moins de l’argent pour acheter la bravoure et l’adresse qui me manquent!… Il faut que je m’attache ce jeune homme!


Dans le carrosse, pendant le trajet du Port aux Pierres à la rue Saint-Honoré, d’Étioles s’attacha à inspirer une certaine sympathie au chevalier. Peut-être y réussit-il en partie. L’âme du jeune homme était comme ces merveilleuses lyres qui, suspendues, vibraient au moindre souffle des zéphyrs… Elle vibrait, cette âme, à toutes les affections, à tout ce qui lui apparaissait sincère… Il avait besoin d’aimer, et la pitié que lui inspira la mine souffreteuse de son compagnon fit plus que toutes les avances de ce dernier.


Au moment où le chevalier allait descendre du carrosse, d’Étioles lui prit la main et lui dit:


– Ma foi, mon cher monsieur, je me sens porté vers vous d’affection vive comme si je vous connaissais depuis mon enfance. Laissez-moi donc vous traiter comme un ami…


– Vous m’honorez grandement, monsieur.


– Vous traiter comme un ami, reprit d’Étioles, en vous annonçant une bonne nouvelle… bonne pour moi, tout au moins: je me marie.


– Je vous en félicite, dit sincèrement le chevalier qui jeta un regard de compassion sur la taille déviée de d’Étioles.


– Je me marie, continua celui-ci, et j’épouse la femme la plus spirituelle et la plus jolie de Paris. Ce qu’il y a de remarquable en cette affaire, c’est que ma fiancée m’aime autant que je l’adore…


– Un mariage d’amour!…


– C’est le mot!


– Puissiez-vous être heureux tous deux! dit le chevalier avec attendrissement.


– J’espère, parbleu, que je le serai! Et ce, pas plus tard que demain! s’écria d’Étioles avec un mauvais rire qui causa au chevalier une impression de malaise. Or, donc, puisque nous voilà intimes… car nous sommes intimes… d’honneur, je suis tout vôtre. Si j’étais fort aux armes je vous dirais: Disposez de mon épée… Mais j’ai le malheur de n’être que riche, et je vous dis: Cher ami, disposez de ma bourse…


En parlant ainsi, il examinait attentivement le chevalier. Celui-ci s’inclina froidement.


– Or donc, se hâta de continuer d’Étioles, puisque nous sommes amis, je pense que vous me ferez la joie d’assister à mon mariage qui a lieu demain, sur le coup de midi, à Saint-Germain-l’Auxerrois…


– Très volontiers. Ce me sera un honneur que de signer au registre de la paroisse.


– Touchez là, chevalier! Je compte sur vous comme sur un de mes amis les plus chers. De vrai, vous m’avez tout séduit, et je considérerais maintenant comme un malheur de vous avoir pour ennemi…


– Espérons donc que nous resterons bons amis! dit le chevalier en riant.


Il sauta à terre, fit un dernier signe à d’Étioles et rentra dans son hôtellerie devant laquelle le carrosse venait de s’arrêter.


– Me voilà, songea-t-il, avec un terrible ennemi sur les bras… Ce comte du Barry est un haineux personnage. Le regard qu’il m’a jeté au moment où j’allais lui tendre la main était un jet de fiel qui m’a fait froid au cœur… Heureusement, comme tout se balance et s’équilibre dans la vie, en même temps qu’un ennemi j’ai gagné un ami sûr. Ma foi, ce M. d’Étioles est un charmant homme… De plus, si j’en juge par les apparences, il doit être bien en cour; et voilà, certes, qui n’est pas à dédaigner pour un pauvre officier de fortune comme moi… Quant aux sinistres prédictions du comte de Saint-Germain, eh bien, arrive qu’arrive, mais je ne m’en irai pas de Paris!… Paris qu’elle habite!… Paris où elle respire!… Respirer le même air qu’elle… ah! n’est-ce pas déjà du bonheur?…


Le chevalier d’Assas arrivait à Paris avec deux lettres de recommandations: l’une pour le duc de Nivernais, l’autre pour le maréchal de Mirepoix.


Tous les deux étaient à Versailles, où la cour était installée.


Les deux recommandations ne souffraient pas de retard.


Si forte que fût l’envie du chevalier d’aller rôder aux abords de la rue des Bons-Enfants, il se décida à accomplir sur-le-champ des démarches dont dépendait son avenir d’officier.


– Je serai de retour vers cinq heures, pensa-t-il. Et alors…


Il fit aussitôt seller son cheval, et bientôt il s’éloigna au trot, dans la direction de Versailles.


Quant à Le Normant d’Étioles, son carrosse le conduisit quai des Augustins, à l’hôtel de Tournehem, où il s’arrêta deux heures; de là, il se rendit rue des Bons-Enfants, où eut lieu la terrible et odieuse scène que nous avons racontée.


On vient de voir qu’il était tellement sûr de triompher des résistances de Jeanne que, d’avance, il invitait ses amis à la cérémonie qu’il avait fixée au lendemain!…

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