Le soir de ce jour, dans ce pavillon d’en face qui inspirait au chevalier de si terribles réflexions, dans ce charmant petit salon où nous avons déjà introduit nos lecteurs, trois personnages étaient réunis.
C’étaient M. Jacques, Juliette et le comte du Barry.
Juliette, debout, évoluait devant M. Jacques, assis, qui la regardait gravement.
Il était quatre heures.
Mais déjà les lampes étaient allumées, soit que la nuit commençât à tomber, soit que les rideaux épais eussent été soigneusement tirés.
– Eh bien! dit M. Jacques. Ce costume de nuit vous sied à ravir. Il est d’ailleurs identiquement copié sur celui que porte votre rivale. Maintenant, mon enfant, je voudrais bien vous voir dans l’autre costume… Il vaut mieux ne rien laisser au hasard… et souvent un détail, insignifiant en apparence, a renversé de grands desseins…
Juliette, comme l’avait dit M. Jacques, portait un costume de nuit, c’est-à-dire un peignoir de soie d’une richesse et d’un goût merveilleux.
Sur les derniers mots de M. Jacques, elle fit un signe d’assentiment et se retira dans sa chambre.
Elle reparut dix minutes plus tard, vêtue en soubrette, exactement le même costume que Suzon…
M. Jacques l’examina soigneusement, en vérifiant l’identité des détails sur un papier qu’il tenait à la main…
– Très bien, dit-il enfin. Voulez-vous, mon enfant, me répéter ce que vous avez à dire?
Juliette prononça quelques mots rapides qui résumaient sans doute la leçon qu’on lui avait apprise.
M. Jacques compulsa ses notes et demanda:
– Comment s’appelle la cuisinière?…
– Dame Catherine, quarante ans, vaniteuse; il y a une pièce de soie pour elle…
– Les deux filles de service?…
– Pierrette et Nicole, vingt ans, toutes deux intelligentes et intéressées, ont été choisies par Suzon; cinq mille livres à chacune…
– Et vous êtes, vous?…
– La sœur aînée de Suzon…
M. Jacques parut très satisfait de cette sorte de répétition générale.
Il se leva, prit dans ses mains les deux mains de Juliette, et d’une voix qui semblait fort émue:
– Mon enfant, lui dit il, songez que de votre habileté… de votre hardiesse, surtout, dépendent de graves intérêts… mon enfant, j’ai confiance en vous…
Il y eut alors un long silence.
Vers cinq heures et demie, la nuit était tout à fait venue.
M. Jacques, qui se promenait de long en large, s’arrêta tout à coup, et dit:
– Allons… il est temps!…
Ils sortirent tous les trois, M. Jacques impassible, du Barry sombre, et Juliette violemment émue.
Devant la maison, une voiture attendait. C’était une de ces solides berlines de voyage qui couraient les routes de porte en porte. Elle était attelée de deux vigoureux chevaux sur l’un desquels un postillon, déjà en selle, était prêt à fouetter ses bêtes.
Juliette monta dans la voiture. Du Barry se plaça près d’elle. M. Jacques s’approcha du postillon.
– Les soixante mille livres? demanda-t-il.
– Dans le coffre, Monseigneur, répondit le postillon.
– Vous avez toutes vos instructions?…
– Oui, Monseigneur: une jeune fille doit monter dans cette voiture et je dois la conduire hors Paris. Mais je n’ai pas encore l’endroit…
– Villers-Cotterêts, dit M. Jacques.
– Villers-Cotterêts, bien…
– Si la jeune fille vous demande de la conduire jusqu’à un village voisin qui s’appelle Morienval, vous la conduirez. Mais en cours de route elle ne doit communiquer avec personne… À votre retour, vous me rendrez compte des incidents, s’il y en a eu…
Cela dit, M. Jacques monta dans la voiture qui s’ébranla aussitôt et qui, dix minutes plus tard, s’arrêta à deux cents pas de la petite maison du roi.
Tous les trois descendirent, Juliette enveloppée d’un grand manteau noir qui cachait entièrement son costume de soubrette.
Ils firent le tour de la maison.
Devant la porte bâtarde du jardin, un homme attendait. Il s’avança vivement à la rencontre de M. Jacques…
C’était Bernis.
Au loin, six heures sonnèrent…
– Êtes-vous prêt? demanda M. Jacques.
– Oui, Monseigneur, répondit Bernis en dissimulant son émotion.
M. Jacques se tourna alors vers du Barry et lui remit un papier plié en quatre.
– Ce billet dans la chambre du roi, dit-il. Il faut que Lebel fasse en sorte que le roi ne sorte pas avant minuit. Il faut tout prévoir. Le chevalier sera ici à dix heures. Rappelez-vous votre besogne à ce moment-là. Deux heures ne sont pas de trop pour les incidents imprévus…
– Minuit, bien!… Et moi, ici à dix heures, dit le comte qui, ayant pris le billet, s’éloigna aussitôt dans la direction du château.
– Le signal, Bernis, dit alors M. Jacques.
En même temps, il jeta un dernier regard autour de lui. Juliette, un petit portemanteau à la main, s’était approchée de la petite porte en même temps que Bernis.
M. Jacques se posta sous les quinconces.
Bernis frappa trois petits coups à la porte du jardin.
Elle s’ouvrit aussitôt, et Suzon parut, un peu pâle et tremblante.
À cette minute, elle eut une hésitation suprême et fit un mouvement comme pour se rejeter en arrière.
Mais déjà Bernis l’avait saisie par le bras et attirée au dehors.
Au même instant, Juliette se glissa, rapide comme une ombre, dans le jardin, et la porte se referma.
– Ah! François! murmura Suzon en s’appuyant au bras de Bernis, je n’oublierai jamais les émotions que je viens d’avoir. Vous me jurez bien, au moins, qu’on n’en veut ni au roi ni à Mme d’Étioles?
– Je te jure sur ma part de paradis qu’il n’arrivera aucun mal ni à l’un ni à l’autre… Allons, viens… la voiture est là qui va t’emmener à Villers-Cotterêts. L’argent est dans le coffre… Le postillon est à tes ordres… Te voilà riche… ne m’oublie pas dans ton bonheur, ma petite Suzon… Quant à moi, je garderai toute la vie le charmant souvenir des quatre journées d’amour que je te dois…
Suzon, trop émue pour répondre, se contenta de presser contre elle le bras de son cavalier.
Ils atteignirent ainsi la voiture. Bernis, jouant jusqu’au bout son rôle d’amoureux, serra Suzon dans ses bras, puis la poussa dans la berline dont il ferma la portière à clef. Au même moment le postillon enleva ses deux chevaux, et quelques minutes plus tard, le grondement des roues s’éteignit dans le lointain…
Bernis revint alors à M. Jacques, et, s’inclinant:
– C’est fait, Monseigneur… Je n’ai plus qu’à attendre dix heures… devant la grande porte… celle-ci étant réservée au chevalier d’Assas…
– Bien, mon enfant, dit M. Jacques. Dès mon retour à Paris, venez me trouver rue du Foin. Et nous compterons. Vous avez ces jours-ci opéré avec une souplesse, une habileté, une rapidité qui vous donnent des droits.
Bernis se courba davantage. Quand il se redressa, il vit la sévère silhouette de M. Jacques qui s’enfonçait dans les ténèbres.
Juliette avait vivement traversé le jardin et était entrée dans le petit salon du rez-de-chaussée qu’éclairait une lampe. Il y avait trois jours qu’elle étudiait un plan de la maison fait par Bernis d’après les indications de Suzon; tout avait été marqué sur ce plan, jusqu’à l’emplacement des moindres meubles.
Juliette connaissait donc la maison presque aussi bien que si elle l’eût habitée.
Elle se débarrassa du manteau qui la couvrait et le jeta au fond d’une armoire. Quant au petit portemanteau qu’elle tenait à la main, elle le plaça sous un canapé… Alors Juliette regarda autour d’elle.
Elle était émue au point qu’elle tremblait. De ses deux mains, elle comprima les palpitations de son cœur, et en quelques minutes, elle parvint à dompter cette émotion, ou tout au moins à la dissimuler complètement.
Alors elle se dirigea sans hésiter vers l’antichambre qu’elle traversa, gagna l’office et apparut tout à coup à la cuisinière, la digne Catherine.
– Voyons, Catherine, fit Juliette, voici que sept heures approchent et le souper de madame n’est pas prêt… Vous savez qu’elle n’aime pas attendre…
La cuisinière s’était retournée, stupéfaite, ébahie…
– Qu’avez-vous à me regarder ainsi? Êtes-vous folle? reprit Juliette. Quand ma sœur va rentrer…
– Votre sœur! balbutia la cuisinière suffoquée.
– Suzon! Mais vous tombez des nues?…
– Ah! Mlle Suzon est votre sœur?…
– Oh! a-t-elle la tête dure! Suzon me l’avait bien dit en venant me demander de la remplacer ici pour deux jours!… Allons, allons, dame Catherine, à l’ouvrage!… Et songez que si je suis contente de vous pendant ces deux jours, j’ai une belle pièce de soie à votre service…
Ces paroles amenèrent un large sourire sur les lèvres de dame Catherine qui, revenant peu à peu de sa stupéfaction, murmura:
– Comme ça, vous remplacez Mlle Suzon?… Si le maître le savait!…
– Ah ça!… interrompit Juliette en grondant, et Nicole? Et Pierrette?… Où sont-elles, ces paresseuses!…
Elle sortit de la cuisine et gagna la chambre où couchaient les filles de service.
Pierrette témoigna la même stupéfaction que Catherine. Mais Nicole ne parut pas autrement étonnée, et, sur un signe que lui fit Juliette, suivit la nouvelle femme de chambre dans le petit salon.
– Suzon t’a prévenue? fit-elle alors.
– Oui, madame…
– Il y a cinq mille livres pour Pierrette et autant pour toi, si vous êtes intelligentes et dévouées.
– Que faut il faire? demanda Nicole dans un empressement qui prouvait qu’elle ne demandait pas mieux que de gagner la somme.
– Tout simplement ouvrir à celui qui viendra heurter à la porte un peu après minuit. D’ici là, que l’on frappe, que l’on heurte, que l’on crie, que l’on menace, ne pas ouvrir.
– Ouvrir à minuit, bien! dit Nicole. Et après?…
– Après? Éteindre toute lumière dans l’escalier, et conduire celui qui viendra jusqu’à la chambre de madame…
– C’est facile, dit Nicole. Mais si je suis chassée par madame?
– Ne t’en inquiète pas: madame ne te chassera pas, au contraire! Mais enfin, si cela arrivait, tu entrerais au service de Mme de Rohan, et le jour où tu sortirais d’ici, tu recevrais cinq mille autres livres, ce qui te ferait dix mille. Acceptes-tu? Hâte-toi…
– J’accepte, dit Nicole résolument.
– Bien, ma fille. Va-t’en donc à l’office et empêche tout bavardage inutile. Tu peux dire que tu m’as souvent vue avec Suzon, ma sœur… Voici madame qui appelle…
Juliette s’élança dans l’escalier et pénétra aussitôt dans le grand salon où Jeanne, à demi étendue sur un canapé, rêvait, un livre à la main. Jeanne considéra attentivement Juliette qui supporta l’examen sans brocher.
– Vous êtes la nouvelle femme de chambre? demanda-t-elle.
– Oui, madame. Et j’espère que vous n’aurez pas lieu de regretter ma sœur.
– Ah! Suzon est votre sœur?
– Oui, madame; cela se voit d’ailleurs; nous avons même taille, au point que j’ai pu mettre sa robe, comme madame peut voir… car Suzon m’avait prévenue que madame était difficile pour le costume de ses filles de chambre…
– Suzon m’a dit qu’elle serait absente trois ou quatre jours, reprit Jeanne.
– Oui, madame, c’est pour une affaire que nous avons dans notre pays, près de Chartres. Et comme elle est plus au fait que moi…
– C’est bien ce que Suzon m’a dit, murmura Jeanne. Et pourtant… où ai-je vu cette figure… ces yeux?… J’éluciderai cela demain matin… Comment vous appelez-vous? reprit-elle à haute voix.
– Julie, madame.
– Eh bien! pour ne pas changer les habitudes de la maison, je vous appellerai comme votre sœur: Suzon.
– Si cela convient à madame…
– Oui. Donc, Suzon, ma fille, je me sens fatiguée. Je ne souperai pas. Dans une demi-heure, tu me monteras une tasse de lait, et puis, tu viendras me coucher…
Jeanne, dès cette époque, souffrait en effet de ce mal d’estomac dont elle devait être torturée toute la vie.
Devant l’ordre qu’elle venait de recevoir, Juliette demeura atterrée.
Si Mme d’Étioles se couchait tout de suite, le plan si méticuleusement élaboré s’écroulait…
Jeanne remarqua la pâleur soudaine qui avait envahi le visage de la nouvelle femme de chambre.
– Eh bien! dit-elle, qu’as-tu donc, Suzon?…
– Rien, madame, rien… fit Juliette qui se hâta de disparaître.
– Voilà qui est assez étrange, pensa Jeanne. Il me semble… que je pressens… je ne sais quelle trahison!… Et Louis qui ne vient pas!… Louis que j’attends en vain!… mortelles journées d’alarmes!… Que fait-il?… Pense-t-il à moi?…
Jeanne oubliait que le roi avait juré de n’entrer dans cette maison qu’appelé par elle!
Elle se trouvait dans un singulier état d’esprit.
Le billet qu’avait reçu le roi et qui, comme on l’a vu, lui avait été envoyé par M. Jacques, ce billet, en somme, ne mentait pas… Jeanne s’ennuyait!…
À se voir si bien obéie, elle éprouvait un dépit qui l’énervait; et si Louis XV avait compté sur cet état de nervosité où l’attente jetait Jeanne, il avait à coup sûr agi en habile homme.
Mais le roi n’en avait pas pensé si long: tout simplement, il n’osait pas!
Et alors que Jeanne se plaisait à lui prêter les plus brillantes qualités de hardiesse, le roi n’était au fond qu’un bon bourgeois assez timide en amour, aimant de préférence les intrigues faciles, et redoutant pour sa paresse la nécessité d’un effort.
Jeanne, de cette tournure d’esprit, n’avait aucune idée.
– Je l’ai peut être trop durement traité! songeait-elle cent fois par jour en pleurant. Lui qui m’aime tant!… J’ai été cruelle, injuste… Ô mon roi, mon beau roi, pardonne-moi… pardonne à ton amante!
Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’elle reçut tout à coup de Suzon la demande de s’absenter.
Jeanne consentit facilement. Peut-être était-elle enchantée de voir un nouveau visage.
Suzon lui déplaisait; elle la trouvait sournoise; elle lui avait surpris des sourires qui l’avaient fait rougir…
Jeanne était donc favorablement disposée pour la nouvelle venue, quelle qu’elle fût.
Mais maintenant qu’elle avait vu Juliette, une vague inquiétude s’infiltrait peu à peu dans son esprit…
L’émotion manifestée par la nouvelle femme de chambre avait redoublé cette inquiétude.
Pourquoi cette émotion, cette pâleur?
Et surtout, comment se faisait-il que cette femme ressemblât d’une façon si frappante à une personne déjà vue sûrement?…
Où avait-elle vu cette personne qu’évoquait le visage de Juliette?…
Elle ne savait. Et le souvenir de la fête de l’Hôtel de Ville ne se présenta pas à son imagination.
Jeanne finit par écarter ses pensées qu’elle jugeait importunes, et, de toutes ses forces, appela l’image du roi.
La pendule, en sonnant huit heures, l’arracha brusquement à ses rêveries.
À ce moment, Juliette entra… Elle semblait plus émue que tout à l’heure encore… plus qu’émue: bouleversée.
Elle déposa sur un guéridon la tasse de lait que Jeanne but d’un trait en l’examinant du coin de l’œil…
– Voyons, fit alors Jeanne en se levant, viens me déshabiller, Julie…
Juliette suivit Jeanne dans la chambre à coucher.
– Madame, fit-elle tout à coup d’une voix tremblante, vous voulez donc déjà vous mettre au lit?
– Mais oui, ma fille, fit Jeanne étonnée de la question et surtout du ton de terreur avec lequel elle était faite.
– Madame, reprit Juliette… si j’osais…
– Quoi donc?… Mais sais-tu que tu me fais peur! Parle, voyons… Que veux-tu oser?…
– Vous donner un conseil, madame!…
– Eh bien, donne-le, ton conseil! Que de précautions! Quelle fille extraordinaire!…
– Madame, si vous m’en croyez, vous ne vous coucherez pas, fit Juliette comme si elle venait de prendre une résolution soudaine.
– Deviens-tu folle? fit Jeanne qui sentait son inquiétude grandir de minute en minute. Pourquoi ne me coucherais-je pas, si j’ai sommeil?
– Et même, continua Juliette sans répondre, si j’étais à la place de madame, non seulement je ne me coucherais pas… mais encore… je m’habillerais comme pour sortir!…
Jeanne sentit son inquiétude se transformer en terreur.
Elle fixa un profond regard sur Juliette qui baissa la tête.
– Voyons, dit-elle, tu me caches quelque chose…
– Madame…
– Je ne sais quelles idées me pénètrent… mais il me semble que tu es ici… tiens… pour me trahir!… Ton trouble, tes étranges conseils…
Juliette poussa un cri, cacha son visage dans ses deux mains et tomba à genoux.
– Ah! s’écria Jeanne au comble de l’épouvante, je ne me trompais donc pas!…
– Madame, sanglota Juliette, vous voyez bien que je ne vous trahis pas!… puisque je cherche à vous sauver!…
– Me sauver!… Suis-je donc menacée?…
– Madame, fit Juliette en se relevant et en jetant un regard désespéré sur la pendule, par grâce, par pitié, laissez-moi vous habiller… Vous m’interrogerez après… je vous dirai tout!…
Jeanne, stupéfaite et terrifiée, vit alors Juliette se précipiter vers le cabinet de toilette et en revenir avec un costume de ville et un manteau.
Fébrilement, avec des maladresses de hâte mais non de science, la femme de chambre se mit à habiller Jeanne qui se laissa faire en silence.
– Neuf heures! dit alors Juliette. Heureusement, nous avons encore une heure devant nous…
Jeanne, à ce moment, était complètement habillée, prête à sortir.
– Parle, maintenant, dit-elle avec une angoisse qu’elle ne parvint pas à dompter complètement.
– Pas ici, madame, pas ici!… En bas, je vous en supplie…
– Mais pourquoi…
– Pour que vous soyez sûre de pouvoir vous sauver!… Venez, venez, madame!… De grâce, ayez confiance en moi, puisque pour vous, je trahis ceux qui m’ont envoyée…
Jeanne, croyant rêver, se laissa entraîner par Juliette qui pénétra dans le petit salon du rez-de-chaussée.
Tremblante et sûre désormais que quelque guet-apens avait été organisé contre elle, Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil.
Juliette, malgré le froid du dehors, ouvrit la porte-fenêtre.
– Que madame m’attende un instant, dit-elle en s’élançant dans le jardin.
Quelques minutes plus tard, elle reparut en disant:
– Maintenant, je respire!… J’ai été tirer les verrous de la petite porte; j’ai mis la clef dans la serrure, et madame pourra fuir quand il lui plaira… dès maintenant, si elle veut…
– Je ne m’en irai pas sans savoir de quoi il s’agit, dit Jeanne avec une fermeté qui fit frissonner Juliette.
Celle-ci jeta un coup d’œil furtif à la pendule.
Son rôle, à ce moment, devenait excessivement difficile et périlleux:
Il s’agissait de décider Jeanne à fuir, mais il fallait en même temps que la fuite n’eût pas lieu avant dix heures…
Il fallait gagner du temps, et pourtant il ne fallait pas dépasser l’heure.
Juliette, en un instant, eut calculé son affaire et établi ses batteries…
– Madame, fit-elle tout à coup, je vous ai trompée: je ne suis pas la sœur de Suzon…
– Mais Suzon elle-même a dit…
– Suzon a menti comme moi, elle est complice comme moi, elle a été payée comme moi!… Ah! les gens qui vous en veulent ont bien tout calculé, allez!…
– Qui sont ces gens qui m’en veulent? demanda Jeanne en s’efforçant de garder tout son calme.
– Des ennemis du roi! répondit Juliette.
Cette fois Jeanne ne put retenir un cri d’angoisse.
Qu’elle fût menacée elle-même, elle ne s’en inquiétait que juste assez pour se mettre en état de défense.
Elle était naturellement brave.
Son caractère entreprenant et romanesque ne répugnait pas aux aventures, même dangereuses.
Mais le roi! le Bien-Aimé!…
Elle frémit de terreur à la pensée qu’il était menacé et que peut-être elle ne pouvait rien pour le sauver.
– Explique-toi! dit-elle d’une voix altérée. Ou plutôt, réponds clairement à toutes les questions que je vais te poser. Et ne mens pas, surtout! Sinon, dussé-je te tuer de mes mains…
– Madame, je ne mentirai pas, je le jure! s’écria Juliette. D’ailleurs, pourquoi mentirais-je?… Si j’avais voulu vous perdre, je n’avais qu’à jouer mon rôle jusqu’au bout et laisser faire!…
– C’est juste! dit Jeanne.
Juliette eut un sourire de joie qu’elle dissimula en baissant la tête.
– Tu seras dignement récompensée, reprit Jeanne. Mais voyons. Tout d’abord, qui sont les gens dont tu parles?
– Je ne les connais pas. Ce sont des gentilshommes. Voilà tout ce que je puis dire.
– Des félons!… Pourquoi est-ce toi et non Suzon qu’ils ont chargée de me perdre?
– Parce que Suzon a eu peur. Elle a accepté de s’en aller, de laisser la place libre, mais elle n’a pu se décider au rôle qu’il fallait jouer, parce qu’elle a eu peur, je vous le répète…
– Peur de quoi?
– Que le coup ne réussisse pas. Et alors, non seulement votre colère, mais encore la vengeance du roi étaient à redouter. Bref, moyennant une grosse somme d’argent, elle a simplement consenti à s’en aller, sous prétexte d’un congé qu’elle vous demanderait, et à laisser agir une autre plus hardie qu’elle…
– Et cette autre, c’est toi?
– Oui, madame! fit Juliette pourpre de confusion.
– Eh bien, que devais-tu faire?…
– Je devais pousser madame à se coucher de bonne heure, afin que vers dix heures, elle fût endormie…
– Et alors?…
– À dix heures, les gens en question doivent venir frapper à la porte… et je dois leur ouvrir.
– Ensuite?…
– Je ne sais plus rien de précis, madame. Seulement j’ai cru comprendre à force d’écouter…
– Voyons… qu’as-tu compris?… Hâte-toi!… Car voici dix heures qui approchent!…
– Eh bien! voici: on devait s’emparer de madame.
On devait, par menaces et au besoin par violences, la forcer d’écrire à Sa Majesté… Jeanne frissonna.
– Alors, le roi, sur la lettre de madame, serait accouru ici… et… je ne sais plus!…
– Oh! mais je devine, moi! murmura Jeanne atterrée. C’est un guet-apens contre Louis!… Oh!… comment le prévenir!…
À ce moment, on frappa à la porte extérieure de la maison, assez discrètement, en somme.
– Les voici! fit Jeanne. Vite, préviens qu’on n’ouvre pas!
– C’est fait, madame! Décidée à vous sauver, j’ai pris mes précautions en conséquence. J’ai fermé à l’intérieur à double tour… et voici la clef!…
En même temps, Juliette jeta sur la table la clef qu’elle venait de tirer de sa poche.
– Que faire? murmura Jeanne; que faire?…
– Fuir, madame! Fuir sans perdre un instant… Entendez-vous?… On frappe plus fort… Ils s’étonnent que je n’ouvre pas!… Mon Dieu!… Peut-être vont-ils essayer de passer par le jardin… Fuyez, madame, fuyez… Dans un instant, il sera trop tard!…
– Eh bien, oui, fuir!… et prévenir le roi!…
– Venez! venez!…
Juliette, comme dans un moment d’égarement, saisit Jeanne par le bras, au moment où on frappait encore au dehors, et l’entraîna dans le jardin.
Devant la petite porte, elle s’arrêta toute tremblante…
– Attendez, madame… je vais m’assurer que vous n’avez rien à craindre de ce côté-ci.
– Tu seras royalement récompensée, dit Jeanne.
Juliette avait entr’ouvert la petite porte et jeté un rapide regard sous les quinconces.
– Personne, murmura-t-elle. Fuyez, madame…
Jeanne franchit la porte.
– Et toi? fit-elle alors tout à coup. Viens avec moi!…
– Fuyez! fuyez donc! dit Juliette pour toute réponse.
Et aussitôt, rentrant dans le jardin, elle repoussa la petite porte, la ferma à double tour et mit les verrous…
Alors, haletante d’une émotion qui cette fois n’était pas simulée, elle attendit un instant, jusqu’à ce qu’elle eut entendu sur le gravier les pas de Jeanne qui s’éloignait, légère et rapide…
Puis, elle rentra dans la maison et appela Nicole.
– Dans cinq minutes, toutes lumières éteintes…
– J’entends…
– Et à minuit… lorsqu’on frappera…
– J’ouvre…
– Et tu conduis par la main jusque dans la chambre de madame celui qui se présentera!…
Sur ces mots, Juliette monta lestement dans la chambre et commença à revêtir un costume de nuit entièrement semblable à ceux que portait madame d’Étioles…