On a vu que Louis XV avait lu le billet que M. Jacques avait fait parvenir à Lebel par le comte du Barry. Le roi, qui s’apprêtait à se coucher, s’était aussitôt fait habiller et était secrètement sorti du château, accompagné de son valet de chambre.
Minuit sonnait au moment où Louis XV et Lebel franchirent la grille du château et s’élancèrent.
Vingt minutes plus tard, ils arrivaient à la petite maison.
– Tu m’attendras ici! dit Louis XV sans se soucier du froid très vif auquel il condamnait son valet de chambre pour de longues heures peut-être.
– Oui, Sire! dit Lebel qui en lui-même songea:
«Égoïste!… Voilà le roi tout entier. Que je meure de froid dans ce brouillard d’enfer, que lui importe! Il prendra un autre valet, et tout sera dit. Mais patience!…»
Pendant que Lebel pestait ainsi, le roi s’était dirigé droit à la porte de la maison.
Il frappa comme il avait l’habitude de faire… La porte s’ouvrit à l’instant même…
Le cœur du roi lui battait fort dans la poitrine. Les termes du laconique billet qu’il avait lu flamboyaient devant ses yeux.
«Mme d’Étioles s’ennuie. Elle est décidée de regagner Paris dès demain.»
C’était cette dernière phrase qui l’avait bouleversé… Celui qui avait dicté le billet connaissait bien l’âme de Louis XV.
– Regagner Paris!… S’en aller!… Fuir!… Morbleu! songeait le roi, c’est donc en vain que j’aurai exécuté ce hardi enlèvement qui eût fait pâlir de dépit jusqu’à Lauzun et à Richelieu!… Nous allons bien voir!…
La porte s’était ouverte au premier appel du roi. Louis XV vit que l’entrée et l’escalier étaient obscurs: aucune lumière!… Il eut un instant d’hésitation…
Nicole, qui en cette circonstance jouait le rôle de Suzon, saisit le roi par la main… Car tout le personnel de cette maison ignorait ou était censé ignorer la qualité de l’homme qui venait y chercher ses plaisirs…
– Est-ce toi, Suzon? fit Louis XV.
– Oui, monsieur! répondit Nicole de sa voix la plus flûtée.
Le roi avait rarement parlé à cette Suzon. Il n’avait guère le souvenir de sa voix. Il se laissa entraîner. Nicole referma la porte derrière lui.
– Pourquoi cette obscurité? demanda Louis XV.
– Ordre de madame, fit Nicole aussi laconiquement que possible.
– Ô charmante pudeur! songea Louis XV. Quelle exquise enfant!… Je respecterai ton désir, ma chère Jeanne, et je ne te forcerai pas à rougir devant ton vainqueur… Dis-moi, Suzon, c’est toi qui as écrit?
– Oui, monsieur, et j’ai fait parvenir le billet par la voie ordinaire…
– Et tu dis que madame s’ennuie?
– À mourir. Elle pleure nuit et jour.
– Parle-t-elle de moi?
– Elle ne fait que cela…
– Conduis-moi, Suzon, conduis-moi… Il fait ici une nuit à se rompre le cou… Heureusement je connais l’escalier.
Le roi monta doucement, toujours conduit par Nicole qui le tenait par la main. En haut, elle ouvrit une porte, et Louis XV vit la faible et douce lumière d’une veilleuse qui, suffisante pour guider ses pas, ne l’était pas assez pour lui permettre de distinguer nettement les objets… C’était la chambre de Jeanne!…
Louis entra. Nicole s’éclipsa lestement.
Le roi, un peu pâle, un sourd battement aux tempes, fit trois pas dans la chambre. Une femme debout contre la cheminée jeta un léger cri et se jeta dans une bergère en se couvrant le visage de ses mains et de son mouchoir.
– Jeanne! murmura ardemment le roi. Jeanne! est-ce que vraiment je vous fais peur?…
Elle secoua la tête. Louis vit son sein qui palpitait.
Il s’approcha, fit le tour de la bergère, s’appuya au dossier.
– Voyez, dit-il, voyez si je suis soumis… Vous me cachez votre visage, cruelle, et je ne cherche pas à le voir… Ô Jeanne! Jeanne! Est-il vrai que vous vous êtes ennuyée loin de moi? Est-il vrai que vous avez désiré ma présence?…
Elle ne répondait rien. Mais le roi, penché sur elle, voyait sa chair palpiter à travers le tissu léger de son costume de nuit.
D’une voix plus ardente, la tête embrasée, il reprit:
– Jeanne, répondez-moi… Pourquoi détournez-vous la tête?… Pourquoi ne me regardez-vous pas? Oh! j’ai tant désiré vous voir, ma Jeanne adorée!… J’ai si passionnément souhaité ce moment!… Par pitié, regardez-moi…
– Je n’ose… répondit-elle dans un souffle.
Louis, rapidement, fit le tour de la bergère, et se trouva alors placé devant celle qu’il croyait être Jeanne.
– Vous n’osez, balbutia-t-il… cher ange… me voici à vos genoux… Oh! ma tête se perd… ce parfum de toi, cette main adorée que je serre… cette taille charmante que je tiens dans mes bras…
Elle se courba, se rejeta en arrière, cacha son visage dans les coussins de la bergère…
– Pauvre chère bien-aimée! soupira le roi. Oh! je comprends!… C’est cette lumière!… Tu as peur que je ne voie la confusion de ton front…
Rapidement il se releva, courut à la veilleuse et l’éteignit…
Alors, à tâtons, il revint vers la bergère, et saisit Juliette dans ses bras.
– Eh bien! fit-il d’une voix étranglée par l’émotion, ne me dis rien, si tu veux… tais-toi…
– Ô mon roi! balbutia Juliette d’une voix si faible qu’il eût été impossible d’en distinguer le son.
– Jeanne, par grâce! murmura Louis XV, ne m’appelle pas ainsi… il n’y a ici que ton amant passionné qui t’adore, qui veut jurer à tes genoux de t’adorer toujours…
– Mon Louis bien-aimé! soupira Juliette en livrant ses lèvres aux baisers du roi…
Il n’entre pas dans notre pensée d’insister sur les roueries déployées par la fille galante pour tromper Louis XV. Le roi, aux genoux de Juliette, continuait ses protestations d’amour. Juliette parlait le moins possible, et toujours d’une voix si basse, à l’oreille de Louis, que même si le roi eût été de sang-froid, il n’eut pu reconnaître la supercherie.
Quelques heures s’écoulèrent ainsi, pleines de charme pour le roi, pleines d’alarmes pour Juliette.
La pendule, tout à coup, sonna quatre heures du matin.
Comme nous croyons l’avoir dit, ce n’était pas absolument une vulgaire fille que cette Juliette Bécu. Par son attitude avec le chevalier d’Assas, on a vu qu’elle avait du cœur. Elle avait aussi de l’esprit; et comme, par-dessus tout, elle ne manquait pas d’audace, il vint un moment où ce cœur, cet esprit, cette audace eurent une révolte contre l’anormale situation où elle se trouvait.
En un mot, et sans vouloir entreprendre de psychologie, elle fut jalouse de ces baisers qui ne s’adressaient pas à elle, de ces serments qui allaient à une autre, de tout cet amour où elle ne jouait en somme qu’un rôle plutôt vilain, tandis que tout ce qu’il y avait de joli, de passionné, de tendre dans les paroles du roi passait au-dessus d’elle et allait à Jeanne.
Sentiment à la fois bizarre et naturel, – bien féminin en tout cas.
Juliette, venue pour jouer un rôle, fut prise à son rôle, comme on dit que l’illustre tragédienne Clairon s’y laissait prendre et versait des larmes brûlantes en jouant Phèdre.
Juliette, venue pour incarner Jeanne, s’indigna que Jeanne fut aimée en Juliette.
Juliette voulut être aimée pour elle-même.
Juliette enfin, sûre de ses charmes, sûre d’avoir soulevé les passions du roi qui avait frémi dans ses bras se dit, non sans un orgueil assez justifié:
– Est-ce que je ne la vaux pas, après tout?… Est-ce que je ne suis pas aussi belle… plus belle?…
Et ce fut ainsi que tout à coup, palpitante dans cette minute où elle éprouva l’une des plus violentes émotions de sa vie, elle courut à la cheminée, et alluma coup sur coup les six flambeaux de cire rose qui s’y trouvaient.
Pour employer un mot vulgaire, mais dont la trivialité se relève d’on ne sait quelle grâce parisienne, c’était là un «fier toupet». De cette hardiesse, elle eut soudain conscience. Dès que les flambeaux furent allumés, elle comprit soudain le danger de sa situation; elle eut peur!…
Vivement, elle se cacha le visage dans ses deux mains, et, tournée vers la cheminée, attendit; ce fut un instant de terrible angoisse. Qu’allait dire cet homme qu’elle venait de jouer, de bafouer, alors que cet homme – le roi! – pouvait d’un signe l’envoyer à la Bastille!…
Louis, d’abord étonné de voir Jeanne s’échapper de ses bras pour courir à la cheminée, charmé de l’intention qu’il lui supposa, s’approcha de la jeune femme, et, doucement, l’obligea à se tourner vers lui.
– Merci, Jeanne, murmura-t-il, merci, mon cher ange aimé… vous avez toutes les délicatesses… vous avez compris que je souffrais de cette nuit qui me cachait votre beauté… et me faisait ressembler à quelque larron… vous avez compris que notre amour peut… maintenant… supporter la pleine lumière… Voyons… écartez vos chères mains… puisque vous avez allumé… c’est pour que je vous voie…
Il avait saisi les mains de Juliette et cherchait à les détacher de son visage.
Tout à coup, Juliette céda… elle apparut à Louis…
En même temps, elle se laissa glisser à genoux, et murmura:
– Grâce!…
– Jeanne!… Vous!… Qui êtes-vous?…
Ces mots, le roi les prononça d’une voix rauque, presque dure, dont l’accent fut à peine tempéré par cette politesse dont jamais il ne se départissait vis-à-vis des femmes.
Il eut un instant de stupeur et de honte. Il se mordit les lèvres. Son visage s’empourpra comme lorsque sa colère était sur le point d’éclater. Ils demeuraient ainsi, elle à genoux, pantelante de terreur maintenant qu’elle voyait l’énormité de sa supercherie; lui, debout, tout étourdi, en proie à cette honte spéciale de l’homme qui s’aperçoit qu’on l’a joué comme un enfant. Cela dura quelques secondes à peine, et cela leur parut une heure.
Enfin, le roi recula de quelques pas.
Il eut un geste de mépris que Juliette ne vit pas.
Sa seule idée, à ce moment, était qu’il ne pouvait se commettre une explication avec cette femme.
S’en aller sans un mot, l’écraser de son mépris, sortir, laisser son valet en sentinelle, courir au château et faire arrêter cette inconnue, voilà ce qu’il se disait.
Il serait sans pitié pour celle qui l’avait froissé dans son orgueil d’homme et de roi!…
Juliette, toujours à genoux, incapable de prononcer un mot, la tête perdue, le vit faire ses préparatifs de départ.
Et cela même, ce silence, cette tranquillité apparente, ce dédain foudroyant étaient plus terribles que tout ce qu’elle avait pu imaginer. Le roi lui avait tourné le dos, il ne la regardait même pas; elle n’existait pas pour lui: elle était une chose qui n’eût pas dû être là, moins que cela – rien!…
Elle eût voulu faire un geste, implorer, balbutier au moins quelques mots, et elle était comme paralysée.
Le roi, ayant achevé ses préparatifs, jeté son manteau sur ses épaules et mis son chapeau sur la tête, se dirigea vers la porte.
Mais, au moment de la franchir, il s’arrêta court, soudain tout pâle.
– Et Jeanne!… Jeanne!… qu’est-elle devenue?…
Dans le premier moment de la vanité blessée, il l’avait oubliée!… Une seconde, la pensée traversa son cerveau comme un éclair que Jeanne était complice de cette comédie.
Disons à sa louange qu’il la repoussa aussitôt.
La terreur lui vint tout à coup qu’elle n’eût été victime de quelque guet-apens.
Dès lors il s’oublia lui-même pour ne songer qu’à elle.
Rapidement, il revint à Juliette, la saisit par les deux poignets, la releva, et les yeux dans les yeux, durement:
– Mme d’Étioles?… qu’en avez-vous fait? gronda-t-il.
Ces mots dissipèrent l’impression de terreur qui avait jusque-là paralysé Juliette. Toute sa jalousie lui revint. Elle leva vers le roi un visage que les passions rendaient plus beau, avec ses yeux brillants de larmes, ses lèvres fiévreuses…
– Rassurez-vous, dit-elle amèrement, celle que vous aimez est en parfaite sûreté… plus en sûreté, Sire, que la malheureuse qui est devant vous… et que vous n’aimez pas!
Le roi, à ces mots prononcés d’une voix tremblante, mélancolique et pleine d’une douleur contenue, le roi examina plus attentivement cette inconnue.
Le ressouvenir de ces quelques heures d’amour lui revint tout entier.
La sincérité de cette femme lui parut évidente: Jeanne ne courait aucun danger…
Alors, la curiosité le prit…
Qui était cette femme?
Pourquoi et comment se trouvait-elle là?
Que signifiait enfin toute cette supercherie dont il avait été victime?
Il voulut le savoir à tout prix.
D’une voix sévère encore, mais où cependant il n’y avait plus ce mépris qui avait écrasé Juliette, il posa alors la question qui était venue tout d’abord sur ses lèvres et qui était demeurée sans réponse:
– Qui êtes-vous, madame?
– Hélas, Sire! répondit Juliette, il faut que mon visage ait produit bien peu d’impression sur Votre Majesté… Tout mon malheur vient de m’être imaginé… follement… que dans cette fête de l’Hôtel de Ville… le roi avait pu abaisser un regard sur moi… Je vois que je m’étais trompée!…
– La comtesse du Barry! s’écria le roi en reconnaissant alors tout à fait Juliette.
Et, retirant le chapeau qu’il avait mis sur sa tête, il salua galamment.
Louis XV n’aimait pas le comte du Barry.
Cette figure sombre lui semblait faire tache dans sa cour d’élégants seigneurs légers et spirituels.
En outre, Louis XV était au fond passablement bourgeois.
Cette idée très bourgeoise qu’il venait de tromper du Barry, et que c’était une plaisante aventure que d’avoir trompé l’un des plus fidèles (bien que des moins aimables) serviteurs de sa cour, le fit sourire.
Que cette figure sombre devint une triste figure, cela amena un éclair de gaîté dans ses yeux.
Et, par contre coup, il fut disposé à moins de malveillance pour Juliette.
Peut-être Juliette eut-elle l’intuition de ce qui se passait en ce moment dans l’esprit du roi.
Car un sourire furtif détendit ses lèvres jusqu’ici crispées par la crainte.
Et puis, Juliette se savait très belle…
Une jolie femme qui a une juste idée de sa beauté et, par conséquent, de sa puissance, se sent toujours forte devant l’homme – cet homme fût-il un roi.
Royauté… beauté… deux puissances qui se valent. Et encore il serait difficile de dire laquelle des deux est la plus redoutable et si une femme belle et méchante n’est pas plus à craindre qu’un roi méchant.
À cela le lecteur pourra nous répondre peut-être que beauté et méchanceté sont rarement unies; et nous pourrions philosopher là-dessus à perte d’haleine.
Revenant donc à Juliette, nous dirons simplement que si elle n’était pas foncièrement méchante, elle était au moins très rusée. Au regard moins sévère du roi, à sa parole moins dure, elle comprit que le plus gros du danger était passé pour elle.
– La comtesse du Barry! s’était écrié Louis XV.
– Oui, Sire, répondit Juliette en accentuant les palpitations de son sein à mesure qu’elle se calmait; la comtesse du Barry qui vous supplie de lui pardonner un subterfuge uniquement inspiré par…
– Par qui, madame? Achevez, je vous prie…
– Par personne, Sire… ou plutôt par un dieu tyrannique auquel une pauvre femme comme moi ne pouvait longtemps résister, puisque c’est vers vous qu’il me conduisait… Ce dieu, vous savez comment il se nomme…
En adoptant tout à coup le style précieux et maniéré de l’époque où le grand Watteau lui-même n’a pas craint de déshonorer ses adorables paysages par la présence des petits Amours joufflus; où l’amour, cette grande et noble pensée de l’humanité, s’appelait Cupidon… en se mettant à parler comme les petits-maîtres, Juliette se rapprochait de l’esprit du roi.
Louis XV, qui n’avait pas osé venir trouver Jeanne sans y être expressément poussé; Louis XV qui, au fond, s’effarait de cette grande passion débordante et sincère; Louis XV qui demeurait timide, étonné, saisi d’une sorte de respect devant l’amour de Jeanne, fut tout de suite à son aise avec le petit dieu malin, le Cupidon de Juliette.
Aimer profondément, être aimé par une âme embrasée, cela le terrifiait.
Marivauder, coqueter, mettre des fanfreluches à l’aventure, et se passionner en style rocaille, cela était selon son tempérament – le tempérament d’une époque légère, gracieuse, d’une société raffinée dont toute la morale peut se résumer dans ce mot de l’un de ses poètes:
Glissez, mortels, n’appuyez pas.
Mot très joli, après tout, mais qui devait engendrer celui-ci qui est terrible:
«Après nous le déluge!»
Louis XV se dépouilla de son manteau, le jeta sur le pied du lit, s’assit dans un fauteuil, et, impertinent après avoir été sévère:
– Ainsi, dit-il, vous n’avez pu résister au dieu qui vous a prise par la main pour vous conduire ici?
– Hélas! ses traits ont vite trouvé le chemin de mon cœur, dit sérieusement Juliette.
– Pardieu, madame, l’aventure est plaisante, je l’avoue, et vous devriez bien me raconter cela…
– Sire… un mot tout d’abord: cette aventure… la regrettez-vous, maintenant?
– Non! répondit franchement Louis XV.
Et, en effet, une flamme brilla dans ses yeux.
Cette magnifique statue qu’il avait tenue dans ses bras, qui palpitait devant lui, qui s’offrait encore avec un singulier mélange de crainte et d’impudeur, oui, cela lui tournait la tête!
Une bouffée d’orgueil monta au front de Juliette.
Cette fois, elle tenait le roi!… Elle entrevit des prodiges réalisés, sa présentation à la cour, son triomphe, sa domination sur toutes ces élégances que, dans ses rêves de jadis, elle n’avait jamais espéré pouvoir approcher!…
– Eh bien, Sire, dit-elle d’une voix qu’une véritable émotion faisait trembler, puisque vous ne regrettez rien… puisque vous me pardonnez, je veux donc vous dire que si j’ai poussé le courage jusqu’à la témérité, si je n’ai pas craint d’encourir votre colère et votre vengeance, la faute en est à Votre Majesté…
– Comment cela? fit Louis XV étonné.
– Rappelez-vous. Sire, cette fête de l’Hôtel de Ville… rappelez-vous cette minute enivrante pour moi où vous avez daigné me reconduire jusqu’à ma place… croyez-vous donc que de tels événements ne puissent produire une ineffaçable impression sur le cœur d’une femme?… Je vous aimais, Sire… depuis longtemps… Ah! je sens qu’à parler avec tant de franchise, je risque de me perdre dans l’esprit de Votre Majesté…
– Non pas, madame!… je prise fort, au contraire, la franchise partout où je la trouve… et surtout quand la franchise sort d’une bouche vermeille et est appuyée par l’éloquence de deux beaux yeux!…
C’en était fait!…
Louis XV se livrait!…
– Sire, Sire! balbutia Juliette frémissante, si vous me dites de ces choses, vous allez me faire mourir de bonheur après avoir failli me faire mourir de terreur…
– Mourir!… Et pourquoi cela?…
– Oui, Sire! s’écria Juliette dans un beau mouvement, si vous m’aviez méprisée, si vous m’aviez accablée de votre courroux, je serais morte!… Vous parti, j’allais…
– Qu’alliez-vous faire, madame?
Juliette se leva vivement, courut à un petit meuble qu’elle ouvrit, et en tira un minuscule flacon.
– J’eusse payé de ma vie, dit-elle gravement, cette heure de bonheur que je volais à la destinée!… Vous parti, Sire, je me serais empoisonnée: j’avais là le remède tout prêt contre mon désespoir et ma honte!
Louis XV, d’un geste rapide et effrayé, s’empara du flacon.
Juliette poussa un cri de terreur:
– N’ouvrez pas, Sire! L’émanation seule de ce poison suffit pour tuer!…
Et sa pâleur, son tremblement, sa visible épouvante, achevèrent ce que ses paroles avaient commencé.
Le roi alla ouvrir la porte-fenêtre et jeta violemment le flacon qui se brisa contre le mur du jardin…
Juliette jeta une exclamation de dépit… Car elle n’avait pu aller jusqu’au bout de sa démonstration dramatique.
On aurait, en effet, une faible idée de Juliette et de ceux qui la poussaient, si on supposait que le flacon contenait simplement de l’eau ou un liquide inoffensif…
Non, non: c’était bien du poison qu’il y avait là, – un redoutable poison!
Il y avait dans la maison un petit chien.
Le plan de Juliette était de foudroyer la pauvre bête sous les yeux du roi et de porter ainsi à son plus haut degré l’impression qu’elle avait voulu produire.
Mais, en somme, puisque le roi était parfaitement convaincu, tout marchait à souhait.
Le petit chien l’échappa belle!…
– Vous le voyez, dit le roi en revenant prendre sa place, je ne veux pas que vous mouriez!
– Sire, murmura Juliette, je voulais garder ce poison pour le jour où le roi m’eût délaissée…
Cette fois, elle allait peut-être un peu loin dans l’audace.
Il fut évident que Louis ne voulait pas engager l’avenir, et qu’il entendait s’en tenir à l’aventure présente. Car il ne répondit pas. Et Juliette se hâta de reprendre:
– Vous m’avez demandé, Sire, l’histoire de mon cœur. Elle est bien simple… J’ai été mariée malgré moi à un homme que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimé…
– Ce pauvre comte! fit Louis XV en souriant.
– Jaloux, sournois, violent… voilà le comte du Barry, Sire!
– Portrait peu flatteur, mais dont je reconnais volontiers l’exactitude.
– Ah! Sire, si vous saviez tout ce que j’ai souffert! Constamment enfermée dans ce château de province dont je ne pouvais sortir, où j’étais presque gardée à vue, je ne venais à Paris qu’en de rares occasions. Et encore le comte m’y surveillait-il étroitement…
– Au fait! s’écria le roi, mais il va s’apercevoir…
– Non, Sire… pour le comte, je suis à Paris, en notre hôtel de l’île Saint-Louis. Et je ne dois venir à Versailles que demain ou après-demain…
Le roi se rappela alors ce que du Barry lui avait dit pendant son dîner.
Les paroles du comte concordaient parfaitement avec celles de Juliette.
– Ce fut donc, reprit celle-ci, dans une de ces rares occasions où je pouvais venir à Paris, que j’eus la plus grande émotion de ma vie… Un jour, je vis un groupe de gentilshommes qui rentraient de la chasse; à leur tête marchait un seigneur qui les éclipsait tous en noblesse, en élégance, en beauté… Je demandai au comte le nom de ce gentilhomme… il ne voulut pas me le dire… Mais moi, je compris que ce jeune seigneur avait emporté mon âme… Une deuxième fois, je le revis… Cette fois, il était dans carrosse doré, entouré d’épées étincelantes, et sur son passage, un peuple délirant d’amour criait: «Vive le roi!…»
Juliette s’arrêta un instant.
Il est facile d’imaginer l’effet que ces paroles, où se mêlaient l’amour et la flatterie, produisaient sur l’esprit de Louis.
– Sire, continua Juliette, il m’est impossible de vous dire tout ce que j’ai souffert quand j’ai su que l’homme que j’adorais, c’était le roi de France!
– Et pourquoi cela, madame? Le roi passe-t-il donc pour si sévère?…
– Oh! non, Sire… mais je comprenais si bien la distance qui me séparait de vous!… Jamais, jamais, me disais-je, le roi ne daignerait abaisser son regard jusque sur moi! Un moment, après la fête de l’Hôtel de Ville, l’espoir se glissa dans mon cœur… mais je compris bientôt que ces paroles que vous m’y aviez adressées n’étaient que l’effet de cette charmante et haute politesse dont seul vous avez le secret… Le comte du Barry parlait de m’emmener en province… Alors je perdis la tête, je résolus de tout risquer, même la mort, pour appartenir à mon roi, ne fût-ce qu’une heure!… Oui, Sire, une heure d’amour et, après… la mort!…
– Ne parlez pas de mort, madame, fit doucement Louis; jeune et belle comme vous l’êtes, vous ne pouvez parler que d’amour…
Dès lors, Juliette se sentit forte comme autrefois Dalila.
– Cette résolution, dit-elle en palpitant, je voulus l’exécuter au plus tôt… Et pour cela, je m’adressai à Mme d’Étioles…
En parlant ainsi, elle étudia avidement l’effet de ce nom brusquement jeté dans cet entretien.
Le roi tressaillit. Un nuage passa sur son front…
Jeanne!… Il l’oubliait!…
Cet amour si pur qui lui donnait de si profondes impressions de sincérité, il l’oubliait!
Un soupir gonfla sa poitrine.
– Je comprends, Sire, dit amèrement Juliette, Mme d’Étioles vous aime comme je vous aime… et sans doute vous l’aimez aussi…
– Madame, interrompit le roi presque avec froideur, je vous en prie, ne vous occupez pas du sentiment que Mme d’Étioles peut avoir pour moi, ni de celui que je puis avoir pour elle…
Ce fut le seul mot sincère et pur que Louis eut dans cette conversation où l’amour sensuel jouait le grand rôle.
La douce image de Jeanne lui paraissait au-dessus de ce qu’il entendait et de ce qu’il éprouvait!
Il lui semblait qu’il la ternissait, cette noble image!…
– Dites-moi simplement, acheva-t-il, comment vous avez pu avoir l’idée de vous adresser à madame d’Étioles…
– C’est mon amie, Sire, dit audacieusement Juliette.
– Votre amie! s’écria le roi en tressaillant.
Juliette sentit que le moment dangereux, la période aiguë était arrivée. Comme le duelliste au moment où, ayant battu le fer de son adversaire, il va se fendre à fond, elle prépara tout ce qu’elle avait de force, de sang-froid et de hardiesse dans sa pensée, dans ses attitudes, dans son regard, dans le son de sa voix.
– C’est mon amie, dit-elle sourdement, et voyez s’il faut que je vous aime pour avoir trahi une amie aussi parfaite que Mme d’Étioles… une amie pour qui je donnerais mon sang avec joie… car si bonne, si douce, si intelligente et spirituelle, je ne connais pas de plus noble cœur que le sien!…
Ces éloges de la comtesse du Barry à Mme d’Étioles étaient un prodige d’habileté.
Le roi fut doucement ému.
Juliette pleurait maintenant… Et ses larmes la rendaient plus belle encore…
– Je l’ai trahie, reprit-elle, puisque je connaissais son amour pour vous, tandis que moi, je n’ai jamais osé lui révéler le mien… J’étais sa confidente… elle n’était pas la mienne… et, depuis qu’elle est dans cette maison, où je suis venue la voir?…
– Vous êtes venue la voir?…
– Oui, Sire!…
– Ici?… Dans cette maison?…
– Oui, Sire!… Elle m’a fait prévenir de l’endroit où elle se trouvait. Je suis accourue. J’ai su l’histoire du carrosse devant la porte de la cartomancienne, j’ai connu le voyage de Paris à Versailles… Jeanne m’a tout dit!
Et le roi éprouva un vague malaise, un mécontentement contre Jeanne!…
– Alors, continua Juliette, quand j’ai su que le roi devait venir ici tôt ou tard, je me suis décidée… mais, je l’avoue à Votre Majesté, jamais je n’eusse osé aller jusqu’au bout, si Jeanne ne m’avait dit elle-même…
Elle s’arrêta, palpitante…
– Eh bien! que vous a-t-elle dit? fit le roi avec une sorte d’impatience, mais en notant toutefois tout ce qu’il y avait de logique, de naturel et de vraisemblable dans le récit de Juliette.
– Elle m’a dit, Sire, que jamais elle ne consentirait à être à Votre Majesté!
Le roi eut un mauvais rire sous lequel il dissimula son dépit.
– Son amour, ajouta Juliette, est trop idéal. Elle veut aimer le roi, mais non lui appartenir… Et puis… peut-être son amour est-il balancé par un sentiment… oh! de simple pitié… qu’elle a pour un pauvre officier… que je ne connais pas… dont elle n’a pas voulu dire le nom…
– Mais je le connais, fit le roi en froissant nerveusement son jabot. Et cela suffit!… Ah! elle parle ouvertement de son amour pour moi, et n’ose parler de ce… chevalier… C’est lui qu’elle aime!…
– Sire! je n’ai pas dit cela!…
– Oui, mais moi, je le devine!… Passez, madame… continuez… votre récit est plein de charme et d’attrait…
– Que vous dirai-je, Sire! Peut-être mon amour, à moi, est-il moins idéal!… mais je voulais connaître l’immense bonheur de vous serrer dans mes bras… dussé-je en mourir!…
– Vous ne mourrez pas! C’est moi qui vous le jure!
Juliette contint la joie furieuse qui montait en elle: ce cri du roi, elle le comprit, c’était la condamnation de Jeanne!…
– Sire, reprit-elle alors, Mme d’Étioles m’a dit hier qu’elle comptait retourner à Paris pour quelques jours… En vain lui ai-je objecté – et je faisais un dur sacrifice en lui parlant ainsi – que Votre Majesté viendrait peut-être!… Elle m’a répondu que le roi ne viendrait pas tant qu’elle ne l’appellerait pas!…
– C’est, pardieu, vrai! J’étais un niais!
– Oh! Sire!… Ce n’est pas là ce que pensait ma pauvre amie, je vous le jure!
– Votre amie!… Une intrigante!…
– Non, Sire! non! Une femme qui a sa manière d’aimer, voilà tout!… Et puis, elle a ajouté qu’elle devait absolument voir quelques personnes à Paris…
– Quelques personnes!… Une seule!… cet officier… ce chevalier!…
– Je ne sais, Sire!… Toujours est-il que la folie s’est emparé de moi! J’ai guetté le départ de Jeanne! j’ai fait écrire par Suzon le mot que vous avez reçu sans doute…
Nouvelle circonstance qui prouvait au roi la rigoureuse véracité de ce récit!
– Suzon ne voulait pas, mais je lui ai dit que Mme d’Étioles lui en donnait l’ordre. Elle a obéi… Et alors, tremblante, à demi morte d’effroi… et d’amour… j’ai attendu!… Mais je le jure à Votre Majesté, j’avais bien l’intention de ne pas me révéler, de m’en aller… et de mourir!… Vous êtes venu, Sire… vous savez le reste… Et maintenant, si mon roi conserve contre moi la moindre colère… eh bien… je mourrai… voilà tout!…
À ces mots, Juliette éclata en sanglots…
– Ne pleurez pas, murmura le roi.
– Hélas! Sire… comment ne pas pleurer!… Ah! je vous jure… ce n’est pas la vie que je regrette.
– Et que regrettez-vous donc? fit Louis en enlaçant Juliette de son bras.
– Votre amour!…
– Eh bien… ne regrettez rien… car…
– Sire!… oh! mon Dieu… Louis!… prenez garde!…
– Car je vous aime!… acheva Louis XV.
Juliette se renversa dans ses bras, comme si elle eût été presque mourante… comme si elle n’eût pu supporter l’excès de son bonheur… [1]