Nous prierons le lecteur de vouloir bien revenir avec nous sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, à la minute précise où, après la cérémonie du mariage, Jeanne sortait de l’église, où la jeune femme apercevant Louis XV au balcon du Louvre s’évanouissait dans les bras de Tournehem, et où enfin le chevalier d’Assas, accoté à un arbre, assistait désespéré à cette double scène.
À dix pas de lui, il y avait un homme qui, confondu dans la foule des badauds, n’avait pas perdu un détail de tout ce que nous avons raconté.
Cet homme avait vu apparaître le roi, et il avait tressailli.
Il avait vu Jeanne lever un long regard d’angoisse et d’amour sur le balcon, et alors ses poings étaient crispés dans un imperceptible mouvement de colère vite réprimé.
Alors son regard était tombé sur le chevalier d’Assas.
Avec la rapidité de conception qui était une des grandes forces de cet inconnu, il avait étudié cette charmante et loyale physionomie, si belle, si jeune et si douloureuse. Il y avait lu comme à livre ouvert l’amour le plus pur, le courage le plus aventureux, le désespoir le plus effrayant.
Et il avait souri… d’un mince et livide sourire!…
– Tiens, tiens! avait-il murmuré… mais voilà une carte dans mon jeu sur laquelle je n’avais pas compté… Allons, tout peut s’arranger!… Ne perdons pas de temps!…
Le chapeau à la main et le sourire aux lèvres, il s’était alors avancé vers le chevalier… Mais à ce moment, il avait vu surgir les sbires, et pour un pas qu’il avait fait en avant, il en fit trois en arrière… le chevalier fut arrêté, jeté dans la voiture qui allait l’entraîner dans l’antre formidable de la Bastille.
L’homme se retourna très désappointé, et aperçut alors le comte du Barry qui causait vivement à voix basse avec le lieutenant de police, M. Berryer. Il constata que le regard du comte du Barry suivait la voiture qui emportait le chevalier. Il vit sur sa figure la haine satisfaite comme il avait vu le désespoir sur celle du jeune homme.
Alors il attendit que le lieutenant de police se fût éloigné; il se rapprocha vivement de du Barry qui s’éloignait à son tour, le frôla comme eût pu faire un passant, et, en le frôlant, murmura:
– Ce soir chez moi!…
Puis il passa sans s’arrêter, gagna la rue Saint-Antoine, atteignit la rue du Foin et entra dans cette maison modeste dont nous avons parlé, et où nous avons vu du Barry, au sortir de la Bastille, pénétrer mystérieusement.
Cette maison, en effet, était celle de M. Jacques, et cet homme, c’était M. Jacques lui-même.
Il s’enferma dans un cabinet dont il ferma la porte à clef, tira les rideaux épais sur la fenêtre, et, sûr que nul ne pouvait le voir, fit jouer un ressort caché dans la muraille: une sorte de placard s’ouvrit. Dans ce placard, il y avait des papiers soigneusement rangés et étiquetés, sans compter des traites de change sur les principaux financiers de Paris, sans compter un coffre plein d’or.
M. Jacques tira une des liasses de papier, la compulsa longuement, annota quelques feuilles au crayon, puis remit la liasse à sa place.
Alors il s’assit à une table et se mit à écrire une longue lettre en caractères bizarres qui n’étaient sûrement ni des caractères français ni des caractères d’aucune langue connue.
Pendant trois heures, il poursuivit son travail qui devait être grave, car parfois il s’arrêtait, mettait sa tête dans ses mains, fronçait le sourcil et méditait longuement.
Quand il eut fini, il plaça les huit feuillets qu’il venait de remplir dans une enveloppe, et écrivit l’adresse dans cette écriture inconnue que nous venons de signaler.
Tout en écrivant cette adresse, il murmurait du bout des lèvres:
– Pour remettre… en main propre… à… Sa Majesté… Frédéric II… roi… de Prusse… Là! voilà qui est fait… Pourvu qu’on m’écoute là-bas, tout ira bien!
Enfin, il glissa le tout dans une épaisse enveloppe qu’il cacheta à la cire, et sur laquelle il écrivit, en français, cette fois:
À Monsieur Wilfried Yungman,
marchand d’épices coloniales.
Wilhelmstrasse.
Berlin (Royaume de Prusse.)
(Commande de poivre et gingembre très pressée.)
Alors, il ferma le mystérieux placard, ouvrit la porte du cabinet, tira les rideaux, souffla le flambeau qu’il avait allumé, et, passant dans une sorte de salle à manger très modeste, il frappa sur un timbre.
Un homme parut, vêtu comme un domestique de bourgeois médiocre.
M. Jacques lui remit la lettre qu’il venait d’écrire, et d’une voix brève prononça:
– Un courrier à l’instant pour ceci. En toute hâte, baron, entendez-vous?
L’homme s’inclina profondément et dit:
– Bien, monseigneur!…
M. Jacques, après la sortie de ce domestique, auquel il donnait le titre de baron, s’assit dans un mauvais fauteuil, croisa ses jambes l’une sur l’autre, ferma les yeux et parut se livrer aux douceurs d’un innocent sommeil.
Il était environ huit heures du soir lorsque le comte du Barry fut introduit.
– Eh bien, mon cher comte, demanda aussitôt M. Jacques, ce mariage?
– C’est fait, comme vous avez pu voir. Je sors de l’hôtel d’Étioles. Je crois que nous avons là un rude adversaire.
– Et la petite?…
– Jeanne Poisson? Elle se comporte admirablement.
– Oui, c’est une vaillante, fit lentement M. Jacques. Là est le danger pour nous. Quel malheur que je ne sois pas tombé tout de suite sur une fille pareille!…
Et encore!… Non… elle aime trop le roi… elle n’eût pas fait mon affaire…
– Notre affaire, voulez-vous dire! fit railleusement le comte.
M. Jacques lui jeta le regard de dédain de l’homme supérieur. Mais il sourit aussitôt, et reprit:
– C’est ce que je voulais dire, comte… Mais, voyons, que pensez-vous de la situation présente?
– Je pense, dit du Barry en pâlissant de fureur, que ce d’Étioles est le plus redoutable des intrigants, et que s’il se met en travers de ma route, je le tuerai!…
– Tuez-le, si cela vous fait plaisir, dit froidement M. Jacques. En attendant, il faut absolument empêcher la petite Poisson… pardon: Mme d’Étioles, d’arriver jusqu’au roi. Vous comprenez? Absolument, il le faut!…
– Et le moyen! gronda du Barry. Le roi en est féru. Le roi l’a vue à la clairière de l’Ermitage où d’Étioles et la Poisson avaient amené la petite. Elle a produit son effet! Le roi a été se promener sous ses fenêtres comme un jouvenceau amoureux! Le roi s’est mis à son balcon du Louvre pour la voir sortir de l’église. Tout le monde à la cour dit que c’est une grande passion qui commence! Il fallait voir d’Étioles aujourd’hui! Tous nos courtisans étaient là, tâchant déjà d’attirer un regard de cette petite!… Et ce d’Étioles… si vous aviez vu le regard de triomphe qu’il m’a jeté!…
– Oui… mais elle!… Elle ne se doute de rien encore! Elle ne sait pas!… Je vous le dis; il ne faut pas que Mme d’Étioles et le roi se parlent une seule fois!…
– Le moyen? répéta du Barry.
– Le moyen? fit lentement M. Jacques, c’est de mettre dans le cœur de la petite d’Étioles un autre amour… une autre passion!… Supposez un jeune cavalier beau, brave, hardi, intelligent, et par-dessus tout amoureux, mais amoureux d’une de ces passions fougueuses auxquelles les femmes ne résistent pas!… Nous prenons le jeune homme, nous l’amenons chez la d’Étioles, et nous lui disons: Fais-toi aimer!…
– Très bien! fit du Barry. La difficulté ne serait donc que de trouver… Oh! dans mon entourage, je connais vingt gentilshommes capables de jouer ce rôle.
– Vous n’y êtes pas: il ne s’agit pas d’un rôle à jouer! Il s’agit de trouver un gentilhomme tel que je vous l’ai dépeint et qui, réellement, sincèrement, aime assez la petite d’Étioles pour s’en faire aimer…
– Je chercherai, dit du Barry.
– Ne cherchez pas: le jeune homme en question est tout trouvé. Et il est tel que, dans les circonstances présentes, je n’eusse jamais espéré en trouver un pareil.
– Et c’est?… fit du Barry non sans une secrète inquiétude et une sorte de jalousie contre cet inconnu qui pouvait diminuer sa propre situation déjà si précaire.
– Comment appelez-vous le jeune homme que vous avez fait arrêter ce matin? demanda brusquement M. Jacques.
Du Barry bondit.
– Celui-là!… gronda-t-il. Ah! jamais!…
– Ne dites donc pas de sottise, mon cher comte, fit doucement M. Jacques.
– C’est mon ennemi! grinça du Barry.
– Je vous ai demandé son nom.
– Chevalier d’Assas! haleta le comte dominé par l’impérieux regard de M. Jacques.
Celui-ci réfléchit un instant.
– Chevalier d’Assas? finit-il par murmurer. Oui… il me semble que je connais cela… bonne famille de province… courage, fierté, pauvreté… toute l’histoire de la famille est dans ces trois mots… Eh bien, voilà notre affaire!
– Mais je vous dis que je le hais! de toutes mes forces! de toute mon âme!
– Bah! Et pourquoi donc?…
– Il m’a blessé!
– Preuve qu’il se bat bien, puisque vous êtes la meilleure lame de Paris… mais après lui, paraît-il.
– Il m’a insulté!…
– Bah! quelque méchante querelle de cabaret: cela s’oublie.
– Oh! gronda le comte écumant. Cet homme, voyez-vous, je l’étranglerais de mes mains…
– Non! Vous lui tendrez la main, vous lui sourirez, et vous serez son ami…
– Jamais!…
– Je le veux!…
Du Barry se redressa. Un instant toute la morgue de sa race remonta à son front en une ardente bouffée…
Mais sous le regard de M. Jacques, il frissonna, pâlit… et il baissa la tête.
D’une voix haletante, il tenta une dernière défense.
– Mais il est à la Bastille!
– C’est vous qui l’avez fait arrêter, n’est-ce pas? Eh bien, faites-le sortir! Arrangez-vous comme vous voudrez; ce n’est pas mon affaire. Ici commence votre besogne. Je vous donne huit jours, pas plus. Dans huit jours vous m’apporterez deux choses: d’abord une autorisation pour moi de communiquer avec le prisonnier, sans témoins; et ensuite un ordre de mise en liberté immédiate… Dites ce que vous voudrez… Vous avez dû inventer une histoire pour le faire arrêter, inventez-en une autre pour le faire relâcher… dites que vous vous êtes trompé… enfin, faites comme vous voudrez… mais dans huit jours… est-ce entendu?
– C’est impossible!
– Impossible? répéta Jacques. Vous me dites, à moi, que c’est impossible?
– Je vous le jure!
– Sur quoi? Serait-ce sur votre honneur de gentilhomme?
Le comte du Barry eut une suprême révolte:
– Monsieur… Monsieur!
M. Jacques eut un sourire de tranquille menace.
– Ah ça! vous avez donc hérité?
– Malheureusement, non!
– Alors, vous n’avez plus besoin d’argent?
– Jamais je n’en ai eu si grand besoin, au contraire.
– Vous oubliez peut-être… notre pacte?
– Je n’oublie rien.
– Eh bien! je ne vous comprends pas. Expliquez-moi ce mystère?
– C’est bien simple. Le chevalier d’Assas a osé outrager, provoquer son roi!
– Crime de lèse-majesté. N’est-ce que cela?
– Mais vous voulez donc ma mort!
– Non, je veux votre vie… heureuse et riche. Et pour cela il faut encore m’obéir. Est-ce dit, mon cher comte?
– Oui fit du Barry dans un souffle de rage.
– Très bien. Avez-vous besoin d’argent, cher comte?… Si, si!… Je vois cela à votre air! Ah! ces jeunes gentilshommes parisiens! toujours à court!… quels paniers percés! Allons, voici pour consoler votre grande haine contre ce pauvre jeune homme qui n’en peut mais… voici un petit bon de trente mille livres en attendant mieux… c’est-à-dire vingt-cinq mille pour le permis de communiquer, et le reste pour l’ordre de mise en liberté de votre farouche ennemi… qui me fait l’effet d’un charmant garçon… Allons, allons, au revoir, mon cher comte… je vous attends dans huit jours…
En parlant ainsi, M. Jacques poussait doucement du Barry vers la porte.
Lorsque le comte se retrouva dans la rue, il crispa les deux poings, et, livide, les dents serrées, murmura:
– Pris!… Je suis pris dans un inextricable réseau! Je n’ai plus le droit ni d’aimer ni de haïr!… Je ne suis plus qu’un misérable instrument aux mains de cet homme!… Oh! mais… patience! comme il dit lui-même quelquefois!…
Cependant, peu à peu le comte se calma. En somme, M. Jacques payait quatre-vingt mille livres la mise en liberté du chevalier d’Assas. Savoir: un bon de trente mille livres que du Barry alla toucher séance tenante, et deux bons de vingt-cinq mille livres promis par le mystérieux personnage qui jusqu’ici avait rigoureusement tenu toutes les promesses de ce genre qu’il avait pu faire.
C’était donc une excellente affaire. Du Barry réfléchit que le plus pressé pour lui était de gagner les cinquante mille livres qui lui restaient à encaisser; quant au chevalier d’Assas, il lui chercherait quelque bonne querelle et le tuerait.
Ou mieux… il ne manquait pas à Paris d’honnêtes bravi qui, moyennant finances, opéraient en douceur et sans esclandre…
Ce fut en roulant ces hideuses pensées, – argent, trahison, haine, sang, tout cela se tenait et s’enchaînait en lui, – ce fut en songeant aussi à d’autres projets plus profonds que le comte du Barry commença aussitôt le siège du lieutenant de police, du garde des sceaux et du roi lui-même. Il n’eut aucune peine à triompher. En somme, toute l’accusation contre le chevalier d’Assas venait de lui. Et c’était chose si rare que d’entendre du Barry chercher à innocenter quelqu’un, qu’on pouvait l’en croire sur parole quand la chose lui arrivait.
Au jour dit, le comte apportait à M. Jacques les deux papiers demandés, et l’emmenait dans son carrosse à la Bastille. Nous avons vu comment M. Jacques avait été présenté au gouverneur, puis conduit par un porte-clefs jusqu’au cachot du chevalier d’Assas.