Jeanne, en voyant se refermer si brusquement la porte du jardin, eut la sensation qu’elle avait été jouée par celle qui avait prétendu vouloir la sauver. La pensée lui vint d’appeler, de rentrer coûte que coûte dans la maison. Mais si cette Julie avait dit vrai, pourtant!…
Elle entendait les coups que l’on frappait à la porte d’entrée…
La pensée du danger que courait le roi la fit frissonner.
– Oh! murmura-t-elle, lui d’abord! Il faut le prévenir! le sauver!…
Et elle s’élança, s’écartant le plus possible de la porte d’entrée, quitte à faire ensuite un crochet pour revenir sur Versailles.
Car sa résolution était arrêtée.
Aller tout droit au château, et faire prévenir le roi qu’un grave danger le menaçait s’il allait à la petite maison.
Comme elle s’engageait sous les quinconces, une ombre, un homme se détacha soudain de la nuit.
Elle étouffa un cri.
Mais, nous l’avons dit, Jeanne était brave.
Elle sortit de son sein un petit poignard à manche d’or ciselé, et, d’une voix ferme:
– Qui que vous soyez, dit-elle, place! Laissez-moi passer! Gentilhomme ou manant, ce que vous faites est indigne! Mais je vous préviens que je suis décidée à me défendre!… Regardez ceci!
L’homme se recula d’un pas, s’inclina profondément, et, d’une voix où tremblait un sanglot:
– Mon malheur est grand, madame, d’avoir pu, ne fût-ce qu’un instant, vous effrayer et passer peut-être à vos yeux pour quelque larron d’honneur…
– Le chevalier d’Assas! s’écria Jeanne.
– Oui, madame!… Le chevalier d’Assas qui vient déposer son amour à vos pieds et mettre son épée à votre service…
Jeanne poussa un cri de joie, et tendit ses deux mains.
– Ah! chevalier, fit-elle, dans les circonstances où je me trouve, nulle rencontre ne pouvait m’inspirer la confiance que vous m’inspirez, vous…
Le cri, le geste et la parole transportèrent le chevalier.
C’était plus qu’il n’eût osé rêver.
Son cœur se dilata et se mit à battre la diane de l’amour.
– Éloignons-nous tout d’abord, dit Jeanne.
– Prenez mon bras, madame, fit d’Assas, et soyez convaincue que, sous la sauvegarde de ce bras, vous n’avez rien à craindre!…
– Je le sais, chevalier, répondit Jeanne en prenant le bras que lui offrait d’Assas et en s’y suspendant, pleine de confiance.
Ils se mirent en marche.
D’Assas croyait faire un beau rêve.
Jeanne à son bras! sous sa protection! Ce fut pour lui un instant plein de délices, une de ces minutes qu’on n’oublie jamais…
Il marchait dans une sorte de ravissement, n’osant prononcer un mot.
Et, de son côté, elle se taisait…
Cependant, pour elle beaucoup plus que pour d’Assas, le silence devint bientôt plein d’embarras.
– Chevalier, demanda-t-elle alors, comment vous êtes-vous trouvé devant ce jardin juste au moment où j’en sortais?…
– Pouvez-vous le demander?… Dès que j’ai connu la maison où vous vous étiez réfugiée, j’ai erré sous ces quinconces comme une âme en peine…
– Mais comment avez-vous pu savoir que j’étais dans cette maison?
– J’ai suivi le carrosse qui vous a amenée, fit le chevalier en pâlissant à ce souvenir.
Le chevalier venait de faire un double mensonge.
C’est par Bernis qu’il avait été conduit jusqu’à la petite maison.
C’est par le mystérieux billet qu’il avait reçu le matin qu’il avait su que Jeanne en sortirait à dix heures.
Mais quel est l’amoureux qui n’a pas quelque faute de ce genre à se reprocher!
Jeanne réfléchissait. Elle voulait prévenir le roi du danger qui le menaçait. Et elle ne pouvait pourtant pas demander à d’Assas, rival de Louis XV en amour, de l’aider en une pareille œuvre!
Une chose la rassurait: c’est que les inconnus qui voulaient pénétrer dans la maison n’avaient d’autre projet que de la forcer à écrire au roi. C’est donc sur une lettre d’elle que ces gens comptaient pour attirer le roi dans leur guet-apens.
La lettre n’ayant pu être envoyée, puisqu’elle n’était pas écrite, le danger n’était pas immédiat.
Elle résolut donc d’attendre pour prévenir Louis XV.
Mais, en même temps, elle résolut de ne pas s’éloigner de Versailles.
– Où me conduisez-vous, chevalier? reprit-elle.
– Où vous me donnerez l’ordre de vous conduire, madame! Si vous désirez retourner à Paris, je puis, avec mon cheval…
– Non, non, fit-elle vivement. Il faut que je reste à Versailles…
Un nuage passa sur le front de d’Assas qui poussa un profond soupir.
Versailles!… C’est-à-dire le roi!…
Mais il était trop heureux de la sentir si près de lui pour s’appesantir longtemps sur ses idées de jalousie.
– Puisque vous ne voulez pas retourner à Paris, dit-il en hésitant, je ne vois qu’un moyen…
– Et c’est…? Parlez hardiment, chevalier…
– C’est de vous conduire chez moi! fit d’Assas en rougissant comme s’il eût dit une énormité.
– C’est le mieux, dit-elle simplement. Chez vous, sous la garde d’un homme comme vous, je n’aurai plus rien à craindre…
Cette simplicité avec laquelle Jeanne acceptait sa proposition navra le pauvre d’Assas.
Il s’était attendu à une résistance… Jeanne consentait tout naturellement à venir chez lui… comme elle se fût rendue chez un frère. Et il eut alors la sensation aiguë et douloureuse que celle qu’il adorait lui témoignait par trop de confiance, qu’elle l’aimait vraiment comme un frère… et que jamais elle ne l’aimerait autrement.
Et pourtant, de cette confiance, il éprouvait malgré tout une sorte de fierté.
Il se mit donc à marcher résolument vers les Réservoirs et s’arrêta devant la porte de la mystérieuse maison où M. Jacques lui avait offert une si étrange hospitalité.
Mais alors, le souvenir de ces étrangetés mêmes lui revint tout à coup et le fit frissonner.
Il se rappela la visite de ce fantôme, de cette femme tout en noir qui lui avait dit de ne jamais entrer dans le pavillon d’en face, sous quelque prétexte que ce fût!
Il se rappela que le billet reçu le matin lui disait justement que c’était ce pavillon d’en face qu’on mettait à sa disposition au cas où il rentrerait dans la maison avec Jeanne…
Il pressentit quelque terrible danger…
Il voulut reculer… trop tard! La porte s’ouvrait déjà! Et Lubin – le valet attaché à son service – apparaissait.
D’Assas prit aussitôt son parti de l’aventure.
Il se sentait plein de force et de courage.
– Quoi qu’il arrive, pensa-t-il, je suis là pour la protéger… Dès demain matin, je chercherai un autre refuge pour Jeanne.
Et il entra!… Elle le suivit, trop préoccupée de ses propres pensées pour s’étonner des dispositions bizarres de cette maison.
Dans la cour, Lubin, qui marchait en avant un flambeau à la main, inclina à droite.
C’était dans le pavillon de gauche que logeait d’Assas!
Il fut sur le point de demander à Lubin les raisons de ce changement de logis. Mais il était trop tard maintenant. En parlant, il risquait non seulement d’épouvanter Jeanne, mais de donner l’éveil à ceux qui pouvaient le guetter!
Il entra donc, la main sur la garde de son épée, dans ce pavillon où, selon le mystérieux avis de la femme en noir, il n’eût jamais dû pénétrer.
– Mes pistolets? demanda-t-il rudement à Lubin.
– Les voici, monsieur, dit le valet en souriant.
Le chevalier aperçut alors sur une table ses pistolets que lui montrait Lubin.
Cette vue le rassura.
– Pour cette nuit, du moins, pensa-t-il, on ne veut rien tenter contre moi ou contre Jeanne. Sans quoi, on ne m’eût pas apporté ces armes de défense… à moins…
Une pensée soudaine traversa son esprit, et il examina les pistolets: ils étaient bien chargés…
Dès lors, d’Assas fut entièrement rassuré et commença à croire que le fantôme noir avec son avis n’était qu’un mythe de son imagination.
D’ailleurs, il faut avouer que l’aspect du petit salon où il venait de pénétrer n’avait en soi rien de bien alarmant.
C’était un coquet et élégant boudoir où la plus difficile des petites-maîtresses n’eût rien trouvé à redire.
Cette élégance et cette coquetterie, Jeanne les avait remarquées non sans un certain trouble.
Comment le chevalier d’Assas, pauvre officier, plus habitué aux camps qu’aux salons, avait-il pu songer à tous ces raffinements?… Et comment avait-il pu, surtout, faire la dépense que nécessitait un pareil ameublement?
Elle finit par se dire que le chevalier avait dû y engager plusieurs années de sa solde.
– Pauvre garçon! songea-t-elle en le regardant avec attendrissement.
D’ailleurs, elle était à l’aise dans cette situation qui eût semblé scabreuse à une femme d’esprit moins alerte…
Elle considérait ces tentures précieuses, ces meubles délicats, ces bibelots coûteux, avec une sorte de reconnaissance attendrie.
– Il a voulu que je retrouve ici toutes mes habitudes…
Le chevalier, de son côté, s’étant assuré que ses pistolets chargés étaient à sa portée, examinait attentivement l’endroit où il se trouvait et, n’y découvrant rien de suspect, s’abandonnait au charme et au bonheur de se trouver si près de son idole.
– Madame est servie! fit tout à coup Lubin en apparaissant au fond d’une pièce voisine.
– La magie continue, se dit le chevalier.
Jeanne ne se sentait aucun appétit. Mais elle eût cru froisser cruellement le chevalier en lui refusant de s’asseoir à sa table et de faire honneur à ce repas qu’il avait dû prendre une joie d’enfant à ordonner…
Elle passa donc dans la salle à manger qui était digne en tout du petit boudoir…
– Chevalier, dit-elle en se mettant à table, vous avez fait des folies… Ce salon, cette salle à manger… ce souper luxueusement ordonné…
D’Assas demeura stupéfait.
Il n’avait pas songé à cela, lui?…
Et comment faire pour détromper Jeanne? Comment lui dire qu’il n’était pas chez lui?…
– Madame… balbutia-t-il.
– Mais vous m’attendiez donc? reprit Jeanne tout à coup.
– Eh bien, oui! s’écria le chevalier en devenant pourpre. Je vous attendais! Est-ce que je ne vous attends pas toujours?
Il se détestait de mentir ainsi…
Mais il avait si bien compris la question qui allait surgir sur les lèvres de Jeanne s’il ne répondait pas ainsi:
– Alors, vous attendiez une femme?
– Je vous en supplie, continua-t-il d’une voix ardente et à la fois tremblante, ne m’interrogez pas, ne me demandez rien… Supposez… tenez… supposez que vous êtes transportée dans une maison enchantée… que tout ce qui nous entoure n’est que pure magie et fantasmagorie…
– Oh! mais vous allez m’effrayer! s’écria-t-elle gaiement, ou du moins en s’efforçant de paraître gaie pour récompenser un peu le pauvre chevalier.
– Ne craignez rien, dit-il tout heureux en effet de cette gaieté; je suis capable de m’écrier comme dans le Cid: Paraissez, Maures et Castillans, c’est-à-dire fantômes ou enchanteurs!… Nul de vous ne m’enlèverait en ce moment le cher trésor que j’ai l’insigne bonheur de posséder pour quelques instants…
– Pauvre garçon! répéta Jeanne en elle-même, tout attendrie. Le chevalier avait prononcé ces paroles avec une véritable exaltation. Dans son esprit, il s’adressait à ses ennemis supposés qui pouvaient être cachés dans la maison…
Et il jetait autour de lui un flamboyant regard…
Mais ce regard étant revenu à Jeanne, si belle, si resplendissante de son exquise jeunesse, et la voyant si paisible, et si calme, si loin d’elle… oh! si loin… des larmes emplirent tout à coup ses yeux…
Le comte du Barry, comme on l’avait vu, avait accompagné M. Jacques et Juliette jusqu’à la petite maison des quinconces.
Là, M. Jacques lui avait remis un billet, et le comte s’était élancé, tandis que Bernis faisait le signal convenu à Suzon qui devait ouvrir la porte du petit jardin.
Pendant que se passait entre Juliette, entrée dans la maison, et Jeanne la scène que nous avons racontée, et à la suite de laquelle Jeanne devait fuir la maison, le comte du Barry courait vers le château de Versailles.
Il était à ce moment environ sept heures.
Le château était en pleine animation. C’était l’heure du dîner du roi.
Du Barry pénétra dans les vastes et somptueux appartements qui constituaient, vers l’aile droite, le logis privé de Louis XV. Il rencontra en chemin une procession de marmitons qu’escortaient des Suisses en grande tenue de parade commandés par un officier.
L’officier venait en tête, l’épée à la main.
Derrière lui marchait un grave personnage qui était l’officier de la bouche du roi.
Puis venaient les marmitons, portant deux à deux des paniers où étaient symétriquement rangés des plats couverts de leurs cloches d’argent.
C’était la viande du roi qui passait!…
C’est à dire son dîner.
Du Barry, de même que tous les gentilshommes qui se heurtaient à ce singulier cortège, se découvrit et suivit.
Par une porte largement ouverte il vit la salle à manger.
Louis XV y entrait à ce moment, d’un air indolent, se mettait à table et commençait à manger, choisissant soigneusement les plats, se plaignant que l’art de la cuisine tombât en décadence, et n’en perdant pas pour cela une bouchée. Bien que ce ne fût pas un royal mangeur comme Louis XIV, qui étonnait ses invités par sa prodigieuse voracité, Louis XV était encore une très bonne fourchette.
Les courtisans admis à l’honneur de le voir manger s’étaient massés dans un coin de la salle, silencieux attentifs au moindre geste du maître…
Louis XV ayant laissé tomber sa serviette, il y eut une ruée de tous ces ducs, comtes et marquis… ce fut du Barry qui arriva premier et eut l’honneur de la ramasser.
Le roi sourit, et du Barry, qui depuis quelque temps se trouvait assez mal en cour, se trouva amplement récompensé. Mais une joie d’un tout autre ordre lui était réservée.
– Comment va la comtesse? lui demanda tout à coup Louis XV avec cette familiarité de bon bourgeois qui faisait le vrai fond de son caractère… Comment ne la voit-on jamais à Versailles?…
– Sire, dit du Barry qui tressaillit profondément, Mme la comtesse du Barry sera trop heureuse et trop flattée que Votre Majesté ait pris souci d’elle… Quant à venir à Versailles, la comtesse y doit être arrivée à cette heure et, puisque le roi l’ordonne, elle viendra lui faire sa révérence.
Le roi approuva d’un signe de tête.
Et le bruit de ces paroles se répandit aussitôt parmi les courtisans qui jetèrent des regards d’envie à du Barry.
Cependant celui-ci s’était reculé, et bientôt il ne tarda pas à se confondre avec la foule.
Il regardait autour de lui, et semblait chercher quelqu’un…
Son dîner fini, le roi passa dans la grande salle où il se mit à jouer et se montra fort gai.
Du Barry s’était éclipsé.
Il monta deux étages, passa rapidement devant la chambre où Bernis avait eu avec M. Jacques cette conférence dont nous avons parlé, et parvint enfin à une porte. Un laquais ouvrit au coup qu’il frappa.
– Est-ce que M. Lebel est visible? demanda le comte.
– Je puis le lui demander, fit le laquais.
Lebel était le valet de chambre du roi; et ce laquais, c’était son valet de chambre, à lui!
L’appartement, composé de cinq pièces bien meublées, eût fait envie à plus d’un riche bourgeois.
– M. Lebel est visible, fit le laquais en revenant. Si monsieur le comte veut me suivre…
Quelques instants plus tard, le comte entrait dans le salon de Lebel, dont le service ne commençait que vers neuf heures du soir pour se terminer après le grand lever.
– Sommes-nous seuls? fit du Barry à voix basse.
– Vous pouvez parler, répondit Lebel. Dans tout le château, les murs ont des oreilles. Mais ici je me suis arrangé pour que ces oreilles demeurent bouchées… Ainsi, ne craignez rien.
Du Barry tira d’une poche de sa poitrine le billet que lui avait remis M. Jacques.
C’était, comme on l’avait vu, un papier simplement plié en quatre.
– Pour le roi! dit le comte.
Lebel prit le papier, le lut, hocha la tête, et dit simplement:
– Enfin!…
– Lebel, reprit le comte, il faut faire en sorte que le roi ne lise pas ce billet avant minuit.
– C’est-à-dire qu’on l’attend un peu après minuit. Soyez tranquille. Et dites à celui qui vous envoie que ses ordres seront exécutés à la lettre…
Lebel, alors, reconduisit lui-même du Barry jusqu’à sa porte, honneur qu’il n’accordait pas à tout le monde.
Du Barry descendit, se montra ostensiblement parmi les courtisans, trouva moyen d’être encore aperçu du roi, puis, par une manœuvre lente et savante, il sortit sans que personne l’eût remarqué.
Il était alors neuf heures.
Il courut à la ruelle des Réservoirs…
– Le chevalier d’Assas? demanda-t-il.
– Parti depuis une heure.
– On t’avait recommandé de le garder jusqu’à neuf heures et demie.
– Le diable ne l’eût pas retenu, monsieur le comte!
Au surplus, que le chevalier d’Assas fût déjà à son poste, cela n’en valait que mieux, en cas d’imprévu.
Du Barry se dirigea donc alors vers la petite maison des quinconces.
À vingt pas devant la porte d’entrée, dans l’ombre épaisse des arbres serrés, il trouva Bernis qui attendait immobile, les yeux fixés sur la porte, sa montre à la main.
– Où est le chevalier? demanda le comte à voix basse.
– Devant la porte bâtarde du jardin: je viens de m’en assurer.
– Bon. L’heure approche…
– Dans un quart d’heure.
– Et lui?… reprit du Barry.
– Je ne sais. Mais tenez pour certain que lui ou son ombre est là quelque part, qui nous guette…
– Pourvu que Juliette réussisse!…
– Elle réussira! dit Bernis.
Les deux personnages demeurèrent alors silencieux, entièrement enveloppés dans leurs manteaux, collés contre le tronc d’un arbre… Ils n’étaient émus ni l’un ni l’autre. Ce qu’ils faisaient là leur semblait tout naturel…
Le quart d’heure se passa.
– Dix heures! murmura Bernis qui, malgré la profonde obscurité, parvint à déchiffrer la marche des aiguilles sur sa montre. Allons, comte, il est temps d’agir…
– Faites le tour de la maison, et assurez-vous que les choses se passent en règle. Moi, je me charge de la besogne devant la porte d’entrée.
Bernis se glissa, se faufila d’arbre en arbre…
Du Barry s’approcha de la porte et se mit à frapper, doucement d’abord, puis plus rudement.
C’étaient ces coups qu’avait entendus Jeanne et qui avaient déterminé sa fuite!…
Dix minutes plus tard, Bernis le rejoignait…
– C’est fait? demanda ardemment du Barry.
– Venez! fit Bernis pour toute réponse.
Du Barry suivit Bernis qui bientôt lui montra un groupe confus dans l’ombre, marchant devant eux.
– Le chevalier d’Assas et Mme d’Étioles! murmura-t-il sourdement.
Une joie furieuse gronda en lui.
Enfin! Il tenait d’Assas! Il le tenait bien, cette fois!…
– Adieu! fit Bernis. Mon rôle se termine en ce qui vous concerne.
– Vous rentrez au château? demanda du Barry.
– Oui; pour suivre de près les évolutions auxquelles va se livrer Sa Majesté…
– Et moi, fit le comte, je vais suivre celles de M. d’Assas!… Bernis obliqua dans la direction du château, et du Barry continua à suivre le chevalier et Jeanne.
– Pourvu qu’ils aillent là-bas! grondait-il.
Il se sentit pâlir à la pensée que d’Assas pourrait peut-être ne pas aller à la ruelle des Réservoirs… que Jeanne refuserait peut-être de le suivre là…
Il se fouilla et tira de son fourreau un fort poignard qu’il garda à la main.
– Tant pis! mâchonna-t-il dans un mouvement de rage. Je le tiens. Je ne veux pas qu’il m’échappe!… S’il ne va pas là-bas… je le tue!…
Au bout de cinq cents pas, il se rassura: d’Assas, évidemment, se dirigeait vers les Réservoirs!…
Du Barry le vit entrer dans la ruelle qui débouchait juste en face…
Il eut un grognement de joie, comme peut en avoir le tigre qui est sûr de sa proie.
D’Assas et Jeanne s’arrêtaient devant la mystérieuse maison!…
Ils y entrèrent!…
– Enfin! Enfin! rugit en lui-même du Barry.
Et, certes, à ce moment il oubliait Juliette, monsieur Jacques, le rôle qu’il avait à jouer, il oubliait tout pour ne penser qu’à cette vengeance qu’il tenait enfin.
Il attendit une demi-heure devant la porte, – peut-être pour se calmer.
Enfin, il frappa doucement d’une façon spéciale. La porte s’ouvrit aussitôt sans que personne parût.
Il entra, referma sans bruit, et se dirigea vers le pavillon de gauche – celui qu’avait occupé d’Assas!
Alors, il s’assit, s’accouda à une table, mit sa tête dans sa main et s’enfonça dans une sombre rêverie…
De longues heures s’écoulèrent.
Il était peut-être quatre ou cinq heures du matin.
Du Barry n’avait pas bougé de sa place.
À ce moment, il parut s’éveiller comme d’un long rêve qu’il eût fait là sur ce coin de table.
Il jeta autour de lui des yeux sanglants. Les criminels qui préparent le meurtre ont de ces regards suprêmes.
Ils semblent craindre qu’on ne les ait guettés… que quelqu’un d’invisible n’ait lu dans leur conscience…
Du Barry éprouvait peut-être cette crainte mystérieuse.
Mais il avait la crainte plus matérielle et plus positive de voir apparaître M. Jacques. Il était décidé à tout. Et il savait que M. Jacques lui défendrait de tuer… lui ordonnerait d’attendre…
Il ne voulait plus… il ne pouvait plus attendre!…
Il saisit un pistolet qu’il avait déposé sur la table en entrant, et le contempla quelques minutes.
Puis, d’un lent mouvement, il le replaça sur la table.
– Non! murmura-t-il… cela fait trop de bruit… et puis une balle même à deux pas peut s’égarer… peut frapper à faux… et puis… la balle… on ne la sent pas entrer… Non!… ceci vaut mieux!…
Ceci!… C’était le poignard.
Il le saisit, et l’emmancha pour ainsi dire dans sa main.
Alors, doucement, sans bruit, il sortit dans la petite cour… et lentement se glissa vers le pavillon d’en face… le pavillon où se trouvaient Jeanne et le chevalier d’Assas!…