Le lendemain de l’émouvante scène sur la tombe au fond du parc royal…
À Paris… Rue des Bons-Enfants.
D’un somptueux carrosse, un homme vient de descendre et pénètre dans un hôtel de style Régence.
Un homme jeune, certes, par l’âge, puisque à peine atteint-il vingt-six ans; mais comme il est chétif, malingre dans son habit d’une élégance insolente! Son visage est celui d’un vieillard, avec ses traits flétris par la débauche ou par les soucis d’ambition: seuls les yeux, d’un gris vitreux lorsqu’ils se sentent observés, ont parfois un éclair qui révèle d’indomptables volontés.
Avec respect, les domestiques du petit hôtel Régence sont accourus à sa rencontre.
Et lui, familièrement, en habitué, se dirige vers l’escalier qui conduit au premier étage, lorsque d’un petit salon d’attente, sort une femme qui, rapidement, saisit sa main, l’entraîne, et murmure:
– Venez… il y a du nouveau.
La femme, c’est Mme Poisson, la «Poison»!
L’homme, nous allons le voir à l’œuvre…
Presque au même moment, un piéton qui marche lentement, appuyé sur un bâton d’épine, est entré dans la rue, est arrivé à la hauteur du carrosse arrêté devant le portail du petit hôtel, a regardé avec attention autour de lui, puis, indécis, s’est adressé à l’un des valets de pied.
– Excusez… monsieur. L’hôtel d’Argenson… connaissez-vous?…
Le valet, par reconnaissance d’avoir été appelé «monsieur», daigne répondre. Il étend la main vers un grand bâtiment, en face, de l’autre côté de la rue, et dit:
– Là!…
– Courage, François Damiens! murmure le piéton en tressaillant.
Une minute, il hésite, comme si sa pensée vacillait au souffle de quelque tempête.
Puis, redressant sa taille, une flamme dans les yeux, il traverse la rue, s’enfonce, disparaît sous le vaste portail du grand bâtiment sombre: l’hôtel de M. le ministre d’État, marquis d’Argenson, chez qui, presque tous les jours, le roi venait conférer des affaires publiques…
C’était une seigneuriale demeure aux lignes académiques, aux immenses escaliers de pierre grise, qui portait sur sa face majestueuse et sévère ce cachet de froide tristesse particulier au déclin du grand règne.
Louis XIV avait fait bâtir cet hôtel près de son Louvre; et son ombre, glorieuse pour d’aucuns, honnie par tant d’autres, semblait y errer encore, le soir, parmi les meubles somptueux et lourds des vastes salons tendus de soies vieillies.
Et en face, antithèse pétrifiée, page d’histoire que le doigt de la fatalité avait soudain tournée du feuillet sinistre au feuillet orgiaque… parfaite expression de ce souper d’allégresse, de cette réaction de plaisir qu’avait été la Régence… en face de l’hôtel silencieux, comme voilé d’un crêpe, se dressait un logis coquet, musqué, fardé, avec ses balcons de fer forgé à volutes capricieuses, son style bâtard empêtré d’astragales, ses fenêtres à festons, d’où s’échappaient des murmures de rires et s’envolaient des arpèges de clavecin.
C’est là que, depuis six mois, habitait Mme Poisson, figure à demi grotesque, à demi tragique… devenue très moderne.
C’est là qu’habitait «sa fille», figure de sylphe dont Paris s’enamourait, figure de grâce et de charme, fleur énigmatique poussée à l’ombre de ce champignon – vénéneux peut-être! – qu’était la matrone au sourire blafard.
Au premier étage de ce logis, c’était une longue pièce éclairée par quatre fenêtres, que Jeanne-Antoinette appelait son atelier. Nous la retrouvons là, étendue sur un divan, à l’heure où François Damiens entrait à l’hôtel d’Argenson…
Assis devant un grand chevalet d’ébène, un homme d’une quarantaine d’années, au front intelligent, aux mains fines surgissant des dentelles précieuses de ses manches, à la tournure élégante, au sourire sceptique, faisait la critique d’un tableau.
Cet homme, c’était le maître François Boucher, qui l’année précédente avait exposé son chef-d’œuvre, le Bain de Diane, et à qui l’admiration des parisiens venait de décerner le surnom de «Peintre des Grâces».
Dans un angle, la frêle Mme du Hausset esquissait sur un clavecin en marqueterie, incrusté d’ivoires précieux, et que Boule avait signé, les mélancoliques reprises d’un menuet aux notations graciles et discrètes.
Et c’est sur cet air de menuet, qui semble l’accompagner en sourdine, que Jeanne, devant son maître et ami, égrène les fugitives pensées qu’elle laisse tomber sans ordre… dans un désordre charmant!
– Je m’ennuie, maître, il y a dans ce petit cœur qui bat, là, sous cette guimpe, trop de joies… oui, trop de joies… et trop de tristesses… Ah! cela vous étonne!… Vous me parlez de ma peinture… et en exquis compagnon que vous êtes, en raffiné de politesse, vous me dites du bien de mon pinceau… Ah! qui donc dira du bien à mon cœur… à mon pauvre cœur!… Ma peinture? Croyez-vous vraiment que je l’estime? Est-ce qu’une femme sait faire autre chose qu’aimer… et souffrir?
– Vous êtes dans vos jours noirs, sourit le peintre, en travaillant.
– Je suis dans mes jours où j’étouffe… Connaissez-vous Mme Lebon?…
– La chiromancienne, nécromancienne, cartomancienne, marcomancienne, celle qui exerce tous les métiers rimant à païenne?… Une folle dangereuse…
– Folle? Écoutez… il y a quinze jours elle vint ici et me prédit que je serais presque souveraine…
Elle eut ce mot: demi-reine! Pourquoi presque?… Pourquoi demi?…
– Vous voyez bien qu’elle est folle, chère amie, puisque vous êtes très souveraine par la beauté, tout à fait reine par l’esprit…
– Oh! vous aussi! Des fadeurs, des fadaises qui m’assomment quand elles ne m’outragent pas! Voilà ce que je trouve chez tous ces fats, freluquets et roués qui viennent papillonner ici… Je m’ennuie, maître! Et pourtant, je devrais être heureuse… infiniment heureuse… après ce qui m’est arrivé hier…
– Eh bien, Louise! Pourquoi t’arrêtes-tu?… Il est charmant, ce menuet. De qui?…
– De Lulli, répondit Mme du Hausset en reprenant une figure de menuet qui, de nouveau, jeta dans le salon la mélancolie de ses notations grêles et tendres.
– Tout ce qui est ici, que j’aimais tant, me pèse à présent, continuait Jeanne… Ces toiles, ces marbres, ces bronzes, m’attristent… Cette profusion de menus meubles avec leurs porcelaines de Chine et leurs magots du Japon m’encombrent au lieu de me distraire… Cette Diane antique même…
– Peste!… Et cette bibliothèque… un tant soit peu amoureuse… aux volumes reliés de précieux maroquins gaufrés d’or?
– Hélas! j’ai trop à faire de lire au fond de mon cœur…
– Diable! diable! Et ces bergers de mon admirable maître Watteau qui font pendant à ces vierges du sublime Raphaël?… Et ces tentures de Chine où des oiseaux sacrés perchés sur une patte rêvent aux bords des lacs mystérieux que couvrent des fleurs inconnues?… Et ces grands miroirs de Venise qui reflètent à l’infini les richesses entassées dans cet atelier par votre goût prodigue?…
– Tout cela, maître, me devient étranger… que dis-je? hostile!… Tout cela me crie que je suis une pauvre créature dévoyée, jetée hors du milieu qu’elle eût chéri!… Tout cela m’emplit les yeux et me laisse l’âme vide…
– Voyons… vous êtes trop nerveuse, dit le peintre ému.
– Non, non!… Je sens que je n’étais pas née pour cette existence de clinquant. Ah! maître, mon cœur veut vivre!… Vivre!… Aimer!… Et je devine, autour de moi, dans l’ombre de ces richesses, des mains qui me poussent vers de fatales destinées… J’adore les fleurs, l’air pur, les grands espaces… et je sens que je vais me noyer dans un océan de boue dorée… Le soleil brille, maître… et je m’ennuie… j’ai peur… Ah! j’ai peur de la catastrophe sournoise et lâche qui, peut-être à la minute même où je parle, s’en vient sur moi!…
Jeanne cacha son visage dans ses deux mains et des larmes perlèrent à travers ses doigts fuselés.
Plus ému qu’il n’eût convenu à son scepticisme seigneurial, – les grands artistes sont grand seigneurs -, le peintre se leva et se dirigea, les deux mains tendues, vers la jeune fille.
À ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça:
– M. Le Normant d’Étioles!…
François Boucher demeura cloué sur place.
Jeanne essuya vivement ses yeux et se souleva, les yeux fixés sur la porte, soudain affreusement pâle.
– La catastrophe! murmura-t-elle.
Celui que, dans le vestibule, Mme Poisson avait arrêté au passage, l’homme petit, chétif et malingre, entra, le chapeau sous le bras, la main gauche appuyée sur la garde d’une épée outrageusement enrichie de gros diamants. Il entra en souriant, et s’inclinant devant Jeanne:
– Vous m’attendiez?… Parbleu! Je suis impardonnable… Un maudit duel où j’ai dû servir de second à un de mes amis en fut l’unique cause… Daignez-vous agréer mes humbles excuses avec mes hommages?…
– Vous êtes tout excusé, monsieur, balbutia Jeanne.
– Vous êtes adorable, dit M. d’Étioles en se redressant, et plus généreuse que Louis le Grand qui se fâchait pour avoir failli attendre… tandis que vous pardonnez, ayant attendu…
Et il se tourna vers le peintre en le saluant froidement.
– Fi! la vilaine figure de mal-oiseau! murmura François Boucher qui, baisant la main que lui tendait la jeune fille, répondit au salut de l’homme par un salut d’une grâce impertinente et se retira en fredonnant l’air de menuet que Mme du Hausset venait d’interrompre.
– Laisse-nous, Louise! fit Jeanne avec un effort visible.
Mme du Hausset disparut, s’évapora comme le fantôme de la discrétion.
Alors, celui qu’on appelait Le Normant d’Étioles s’assit en face de Jeanne et demanda:
– M. de Tournehem n’est pas encore ici?
– Vous le voyez, monsieur, dit Jeanne en cherchant à dompter le tremblement nerveux qui l’agitait.
– Ce cher oncle! reprit M. d’Étioles sans paraître remarquer le trouble et la pâleur de la jeune fille. Je suis passé tout à l’heure en son hôtel du quai des Augustins pour lui dire qu’aujourd’hui même vous auriez une bonne nouvelle à lui annoncer…
– Une bonne nouvelle!… Moi!… s’écria Jeanne qui, de pâle qu’elle était, devint très rouge.
– Oui… celle que je vais vous annoncer moi-même, cousine.
– Voyons, murmura faiblement la jeune fille.
Le Normant d’Étioles se leva, la salua en souriant d’un sourire qui la glaça et dit:
– Ma chère cousine, j’ai l’honneur de vous informer dans la joie de mon cœur que j’ai pu lever les dernières formalités qui retardaient mon bonheur, et que M. l’abbé de Saint-Sorlin, curé doyen de Saint-Germain-l’Auxerrois, nous attend demain pour bénir notre union, sur le coup de midi, devant Dieu et les hommes…
Jeanne jeta un cri de terreur et d’angoisse.
Les yeux vitreux de M. d’Étioles dardèrent un regard de menace qui s’éteignit aussitôt.
– Qu’avez-vous, cousine? s’écria-t-il. Oh! j’aurais dû vous préparer à ce bonheur, n’est-ce pas!… Que voulez-vous… l’amour est imprudent… et moi je suis imprudent jusqu’à la folie…
– Demain! répéta Jeanne atterrée, en tordant ses belles mains dans un geste inconscient.
– Demain! C’est charmant, n’est-ce pas?…
– Je pensais… je croyais… que… deux mois au moins… étaient nécessaires… balbutiait la jeune fille.
– Cela m’a coûté quelques milliers d’écus… mais l’Église est bonne mère après tout…
– Mais, monsieur, laissez-moi le temps de prévenir mon…
– Mon oncle! interrompit M. d’Étioles au moment un autre mot allait s’échapper de la bouche de Jeanne. Ce digne oncle! Notre cher oncle!… Il sait tout…
– Et il approuve? demanda avidement Jeanne qui, peu à peu, se remettait.
– Des deux mains! répondit d’Étioles.
– Je ne suis pas prête… essaya de résister encore la jeune fille.
– Bah! Vous avez tout près de vingt-quatre heures pour habituer votre esprit à la sainte cérémonie à laquelle votre cœur se prépare depuis un mois… Tantôt, Mme Céleste Lemercier, la grande habilleuse de la cour, vous apportera votre blanche toilette… Nos amis sont prévenus… Rien ne s’oppose donc…
– Rien! prononça Jeanne avec un désespoir qui eut attendri un tigre.
Mais M. d’Étioles était plus et mieux qu’un tigre: il sourit.
Il y eut entre ces deux êtres une minute de silence effrayant… elle, se débattant en une sorte d’agonie; lui, la couvant de ses yeux impitoyables.
Enfin, une révolte monta en elle, de son cœur à ses lèvres, et comme il essayait de prendre sa main, elle se recula, toute frissonnante, et, d’une voix saccadée, fiévreuse:
– Écoutez-moi, monsieur… laissez-moi parler sans m’interrompre… Ce que vous dites est impossible… Appelez-moi parjure, dites ce que vous voudrez… mais cela ne sera pas… Oui, c’est vrai… il y a un mois, je vous ai dit que je consentais… mais vous le savez… oh! je lis dans vos yeux que vous le savez… je ne vous ai dit oui que dans un moment de terreur folle… Faut-il vous rappeler cette abominable soirée où je sentis un affreux désespoir m’envahir?…
Elle éclata en sanglots, et ce fut ainsi, toute pantelante, qu’elle continua:
– Oui, le désespoir!… Je voyais autour de moi des regards insolents… on me chuchotait des choses hideuses… pour la première fois, je compris l’épouvante de ma destinée… je vis clairement ce que voulaient ces hommes qui venaient ici sous prétexte de musique et de poésie… Seule! Seule au monde, j’eus peur… je me sentis lentement poussée à un abîme… je tremblai… je pleurai… et lorsque je vous vis, vous, mon seul parent, je me dis que vous pouviez me sauver… Et lorsque vous me dites que nul n’oserait insulter d’un regard celle qui porterait votre nom, je songeai à ce mariage… comme on songe à la claustration… et je dis oui!
– Et depuis lors, qu’y a-t-il de changé? demanda froidement d’Étioles. Aujourd’hui, comme alors n’avez-vous pas près de vous votre excellente mère… cette chère Mme Poisson?…
– Aujourd’hui, monsieur, il y a ceci de changé que… M. de Tournehem est de retour… et lui me protégera!…
– Eh quoi! l’oncle aurait donc supplanté le neveu!… ricana d’Étioles.
Jeanne se leva, le front empourpré. Une incroyable dignité se répandit sur son visage.
– Monsieur, dit-elle, je vous préviens que vous blasphémez. Puissiez-vous ignorer toujours ce qu’il y a d’odieux dans les paroles que vous venez de prononcer…
L’œil vitreux lança un éclair.
– Bref! vous me renvoyez!… Ce brave petit cousin était bon il y a un mois. Maintenant, on le jette dehors comme un faquin!…
– Pardonnez-moi, Henri, reprit Jeanne, avec une ineffable douceur. Je ne vous renvoie pas. Je vous supplie, au contraire, de demeurer mon cousin affectueux… Toute mon amitié, toute ma reconnaissance vous sont acquises…
– Mais, par la mordieu, pourquoi ce mariage est-il donc devenu impossible?…
– Henri! Henri! ne m’obligez pas à être cruelle!…
– Parlez! Je puis tout entendre…
– Eh bien, je ne vous aime pas! dit Jeanne avec une adorable simplicité.
Henri d’Étioles partit d’un grand éclat de rire qui bouleversa la jeune fille.
– La raison n’est pas valable! s’écria-t-il. Moi, je vous aime… et je vous épouse!
– Monsieur, dit Jeanne suppliante, les mains jointes. Si je vous disais…
– Quoi?… Dites toujours, ma chère fiancée.
– Vous êtes homme d’honneur, murmura la jeune fille d’une voix ardente. Vous ne voudrez pas abuser d’une minute de désespoir… et faire le malheur d’un cœur qui… non seulement ne vous aime pas… mais encore… en adore un autre!…
M. d’Étioles, tranquillement, donna une chiquenaude à son jabot de dentelle.
– Est-ce tout? demanda-t-il d’une voix glaciale.
Jeanne demeura pétrifiée, sans un souffle, les yeux agrandis par l’épouvante, stupéfiée, comme si quelque monstre lui était soudain apparu.
– Or ça, continua Henri d’Étioles, voilà assez de galanteries, ma chère. Si vous le voulez, nous allons parler sérieusement, à cette heure.
– Sérieusement! bégaya la jeune fille toujours debout, mais vacillante d’horreur. Quoi!… Ce que je vous ai dit…
– Ne compte pas! Vous ne m’aimez pas? J’épouse!… Vous en aimez un autre? J’épouse!
– Ah! éclata la jeune fille, pourpre d’indignation, c’est trop d’audace, et je me révolte! Qui êtes-vous, monsieur, pour oser me parler ainsi, dans cette maison, chez moi?… J’avais pitié! Je tremblais du chagrin que j’allais vous causer! Votre étrange attitude suffirait à me délier de vingt serments! Par la mordieu, comme vous dites! vous allez voir si je suis fille à me laisser insulter… Sortez, monsieur!
– Vous me chassez!
– Comme un laquais! Puisque vous parlez à une femme comme un laquais hésiterait à le faire!
– Et moi, je ne sors pas! gronda d’Étioles en se levant à son tour. J’ai parlé en laquais, soit! Je vais agir en maître!
– Oh! c’en est trop! s’écria la jeune fille en s’élançant vers un timbre pour appeler.
D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair. Sa voix se fit sifflante:
– Appelle, malheureuse! Je te jure que le coup de timbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de ton père!…
– La mort de mon père! bégaya Jeanne foudroyée.
Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pour l’empêcher d’éclater.
D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut près d’elle:
– M’accordez-vous deux minutes d’entretien?
Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot.
Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fût redressée une vipère, le regard enflammé:
– Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissez pas notre bon roi Louis quinzième… notre Bien-Aimé…
Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fille frémissante.
– Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête à lever des impôts nouveaux… de tout, dis-je, même de donner satisfaction aux clameurs du populaire! Or, ces clameurs, en ce temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux… Et, si je ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de la ferme générale de Picardie.
Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mort l’agita, la secoua comme une feuille.
– Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de sa voix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé une ordonnance… une petite ordonnance de rien… Seulement, elle prescrit une enquête sur les comptes des fermes générales… Malheur à MM. les fermiers qui ne seraient pas en règle!… Le moins qui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court… à moins qu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem, auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur le billot par le bourreau patenté…
– Oh! je rêve! murmura Jeanne. C’est un cauchemar atroce!…
– Eh bien? reprit d’Étioles avec un effroyable rire. Que dites-vous de ceci: notre roi, Louis le Bien-Aimé, faisant trancher la tête du cher oncle!…
Le désespoir galvanisa la jeune fille.
– Misérable! dit-elle d’une voix qu’elle crut effrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, vous savez bien que M. de Tournehem ne peut avoir forfait!
– J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée.
– Mais il est absent depuis de longues années!…
– Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables à chacun de ses retours… sans les lire, il est vrai!
– Infamie!… Lui qui vous a fait nommer son sous-fermier!…
– C’est justement ce qui m’a permis de saisir les preuves…
– … les preuves de vos propres vols!
– Hum! Mais c’est lui qui signait!
– Horreur! Horreur!…
– Êtes-vous ma femme? J’innocente votre père. Ne l’êtes-vous pas? Je le tue!
– Votre oncle!…
– Insuffisante parenté! Je ne veux sauver que mon beau-père!
Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandis que d’Étioles croisait ses bras…
Face à face, ils se mesurèrent du regard.
Ils étaient livides, tous les deux.
Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voix rugissante qu’elle reprit:
– Savez-vous que vous êtes infâme!
– Après?
– Savez-vous que vous êtes plus hideux que le bourreau!
– Après? Après?
– Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, et que si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chien enragé!
– Après? Après? Après?
– Grâce! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux. Grâce pour moi! Grâce pour lui! Grâce pour mon père!… Si vous saviez comme il a souffert!… Si vous connaissiez la générosité de ce cœur!… Ah! monsieur, vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas?… Vous avez voulu m’éprouver, peut-être?… Oh! soyez bon… soyez clément… et je vous chérirai comme un frère… et je vous bénirai à chaque heure de ma vie!…
Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever le fantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre les deux tenailles de l’abominable dilemme…
– Ô ma mère!… Au moins, toi, tu aimais celui à qui tu te donnais!… Et malgré sa faute, il était digne de ton amour!… Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous, retomberait tout entière sur la tête de votre enfant!…
Un ricanement de hyène l’interrompit:
– Vraiment! grondait Henri d’Étioles, vous me faites l’honneur de vous agenouiller à mes pieds! Et puis, je devrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas? Je m’en irai, emportant vos bénédictions!… Merci, cousine!… Oui! je suis laid, je suis affreux! Oui, ma hideur morale est capable de faire oublier ma laideur physique! Oui! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visage sans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton des pensées de grand homme! Oui, j’ai résolu que votre splendide beauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile…
Il s’arrêta un instant, respira avec effort puis reprit:
– Écoutez, Antoinette. Ne faites pas appel à ma pitié, car nul n’a eu pitié de moi, pas même vous! je veux m’élever d’échelon en échelon, ces échelons dussent-ils être des cadavres, jusqu’au faite de la fortune.
Moi, l’avorton, je veux faire trembler un royaume sous mon regard! Or, je veux que ma maison devienne le centre des fêtes, le temple du goût, le phare lumineux qui attirera tous les oiseaux écervelés dont j’ai besoin. Cette lumière, ce sera vous, Antoinette! Ce sera vous, ou je serai sans pitié!… J’ai dit!
– Grâce!… Henri! Henri!… Mon frère… mon ami!…
Elle se traîna à genoux, sanglotante, à demi folle.
– Finissons-en! Êtes-vous mienne? Je me tais! Est-ce non? Dans une heure, je me présente au Conseil d’enquête, et ce soir, M. de Tournehem couchera à la Bastille… en attendant mieux.
– Grâce! oh! grâce!… pitié!…
Henri d’Étioles, d’un geste brusque, remit son chapeau sur sa tête.
D’une secousse, il se délivra de l’étreinte de Jeanne qui enlaçait ses genoux, et se dirigea vers la porte.
Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, il demanda:
– Est-ce oui?… Est-ce non?…
L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel, et, d’une voix à peine intelligible, prononça:
– Oui!…
– Vous consentez à devenir Mme d’Étioles?
– Oui!
– Vous serez prête demain?
– Oui!…
Les trois oui s’étaient succédés, de plus en plus faibles… le dernier fut comme un souffle d’âme qui meurt…
Henri Le Normant d’Étioles salua profondément de sa place; puis, franchissant la porte, il descendit l’escalier d’un pas ferme et tranquille.
Jeanne-Antoinette, demeurée seule, se releva.
Hagarde, grelottante, elle porta les deux mains à son front brûlant.
– De l’air! murmura-t-elle, de l’air! oh! j’étouffe!…
Chancelante, elle marcha vers l’une des fenêtre, presque inconsciente de ce qu’elle faisait, l’ouvrir d’une secousse fébrile et alla s’appuyer à la rampe de fer du balcon…
L’air la ranima. Elle respira à grands traits, les mains crispées sur le fer, bégayant des mots sans suite:
– Où suis-je?… Qu’est-il arrivé?… Oh! l’affreuse catastrophe!… Perdue! Je suis perdue!…
À ce moment, un grand bruit s’éleva au bout de la rue, du côté du Louvre. Une fulgurante vision lui apparut… C’était, encadré de deux pelotons de chevau-légers en grande tenue, l’épée à la main, lancés au galop dans un roulement de tonnerre, c’était un carrosse qui s’avançait comme dans une gloire, parmi les vivats des bourgeois et du peuple, dans la lueur des épées, dans le tumulte d’une prise d’armes!…
Brusquement, carrosse, gentilshommes, chevau-légers, tout s’arrêta sous le balcon.
Jeanne voulut se rejeter en arrière… ses genoux se dérobèrent… elle dut rester là, cramponnée à l’appui, et pâle, si pâle qu’on l’eût prise pour une morte essayant de sortir du tombeau…
Du carrosse, deux hommes étaient descendus…
L’un était le lieutenant de police Berryer; l’autre, Louis XV, roi de France.
Le roi, de ce pas un peu lourd mais non dépourvu de grâce que signalent les mémoires de son temps, se dirigea vers le grand portail de l’hôtel d’Argenson, suivi de Berryer tête nue, échine courbée.
À l’instant où il allait disparaître, un cri éclatant, un cri dont Jeanne reconnut la voix, dont elle perçut l’intonation de vibrante ironie, retentit sous le balcon:
– Vive le Bien Aimé!…
Et Henri d’Étioles agitait frénétiquement son chapeau en jetant ce cri auquel répondit la clameur de la foule amassée.
Louis XV se retourna, salua de la main le fidèle sujet qui provoquait cet enthousiasme populaire, dont les manifestations commençaient à se faire plus rares.
Machinalement, ses yeux se levèrent… remontèrent jusqu’à au balcon du petit hôtel Régence…
Alors il tressaillit et rougit faiblement.
Jeanne devint pourpre, et un frisson l’agita toute entière…
Une seconde, leurs regards se croisèrent… s’étreignirent.
– Vive le roi! répéta d’Étioles. Vive le Bien-Aimé!…
Louis XV, comme s’il eût voulu rendre à son peuple salut pour salut, se découvrit, et, les yeux fixés sur le balcon, sourit doucement…
La foule cria Vivat… mais le salut royal avait été à son adresse!
Louis XV, alors, disparut sous le porche de l’hôtel d’Argenson.
À bout de forces, Jeanne recula en chancelant jusque dans le salon, et tomba dans les bras de Mme Poisson qui n’avait pas perdu un détail de toute cette scène.
Mais comme, avec cette incroyable énergie qui fut toujours un sujet d’étonnement chez cette étrange fille, elle se remettrait aussitôt de sa faiblesse; comme elle se rapprochait encore du balcon, attirée par le magnétique espoir qui la faisait palpiter; comme enfin ses yeux se fixaient sur le portail d’Argenson ouvert à deux battants, une vision la fit frissonner d’une vague terreur. Une tête pâle et fatale se levait vers elle, comme s’était levée la tête du roi…
Là, du fond de l’ombre du porche, un homme la regardait, comme le roi l’avait regardée.
– L’homme de la clairière de l’Ermitage! murmura Jeanne. Oh! pourquoi me regarde-t-il ainsi? Oh!… Il s’avance… il vient ici que me veut il?…
Pourquoi cet homme entre-t-il dans ma destinée en ce jour de malheur?