XXX LA PETITE SUZON

La Maison où Jeanne avait consenti à entrer sur la promesse formelle que le roi n’y entrerait lui-même qu’en plein jour et qu’elle y pourrait recevoir qui bon lui semblerait était disposée de la façon suivante:


L’entrée d’abord. Une pièce à droite, une à gauche; celle de droite était occupée par l’office et la cuisine; celle de gauche par la cuisinière et deux filles de service. Au fond de l’entrée s’ouvrait l’antichambre; à droite de l’antichambre, la salle à manger; à gauche, un petit salon.


Salles à manger, antichambre et salon donnaient par des portes-fenêtres sur un jardin assez vaste et parfaitement entretenu, entouré de hautes murailles difficiles à escalader; il n’y avait à ces murs qu’une petite porte bâtarde par où entrait tous les matins un jardinier qui ne pénétrait jamais dans la maison et qui, une fois son ouvrage fait, se retirait.


Dans l’entrée, un petit escalier tournant permettait d’accéder au premier étage qui comprenait cinq pièces dont la plus petite était occupée par la femme de chambre et dont les quatre autres, assez vastes, constituaient l’appartement privé de la maîtresse.


Chambre à coucher d’une royale élégance, grand salon-atelier comme c’était la mode à cette époque où toutes les grandes dames faisaient de la peinture, de la musique et même de la gravure; boudoir encombré de bibelots, et enfin magnifique cabinet de toilette.


La femme de chambre était cette fille même qui avait ouvert au roi et que Bernis avait signalée à M. Jacques.


Elle était pour ainsi dire l’intendante de cette maison, qu’elle menait au doigt et à l’œil. Elle régnait despotiquement sur les trois domestiques, c’est-à-dire sur la cuisinière et les deux filles de service, qui ne devaient jamais franchir l’entrée ou monter en haut que sous sa surveillance et qui, leur besogne achevée, disparaissaient dans leur coin, Suzon seule demeurant en relations avec la maîtresse de céans.


C’était une fille de vingt-deux ans, très fine, très exercée à tout comprendre à demi-mot, d’une discrétion à toute épreuve, et enfin très apte aux fonctions qui lui étaient dévolues.


Bernis l’avait peinte d’un mot: une fine mouche.


Suzon, comme tout être vivant au monde, avait son idéal.


C’était une rusée commère à demi-Normande, à demi-Picarde, – le grand La Fontaine eût dit: Normande à demi.


Elle avait un bon sens pratique et une façon d’envisager la vie qui lui faisait un peu mépriser et pas du tout envier ce qui l’entourait. Elle avait résolu de vivre heureuse, à sa guise, et n’avait pas tardé à comprendre tout ce que la vie des grands cache de misère morale et de servitude.


Qu’on n’aille pas en conclure à une certaine fierté de caractère.


Suzon était une jolie matoise, voilà tout.


Et quant à son idéal que nous avons promis d’exposer, nous allons l’entendre développer par elle-même.


Dès le lendemain du jour où Jeanne était entrée dans la maison, Bernis, comme on l’a vu, s’était mis en campagne en allant trouver le chevalier d’Assas à l’auberge des Trois-Dauphins.


Voilà la première partie de mon œuvre, se dit-il quand il fut rentré au château. Reste la deuxième, la plus difficile, qui est de pénétrer dans la maison et de séduire la jolie Suzon.


Bernis, qui était surtout homme de comédie et d’intrigue, était prodigieusement intéressé par ce qu’il allait entreprendre.


En somme, il avait mission de se mettre au mieux avec Suzon et de lui faire certaines propositions que lui avait fort clairement exposées M. Jacques: il fallait tout simplement amener Suzon à trahir le roi et Berryer.


– Le roi? passe encore! songeait le poète-abbé; mais le lieutenant de police? Hum! Ce sera difficile.


Le lendemain, donc, il s’en vint rôder autour de la maison, en plein jour.


Pendant deux heures, il ne vit rien.


Les volets étaient clos.


La maison paraissait abandonnée.


Mais la grande qualité de Bernis était la patience.


Il patienta comme le chasseur à l’affût.


Et sa constance fut enfin récompensée: sans doute, s’il n’avait rien vu, on l’avait vu, lui, de l’intérieur. Car à un moment donné, l’une des fenêtres du premier étage s’ouvrit, comme si on eût voulu aérer une pièce, et Suzon parut, mais elle ne sembla nullement avoir aperçu Bernis.


Celui-ci n’hésita pas. Il fit rapidement quelques pas en avant, et de son bras valide (il avait toujours le gauche en écharpe), il fit un signe, puis envoya un baiser.


Suzon eut un éclat de rire et referma la fenêtre.


Mais elle avait vu Bernis! Elle avait vu qu’il était blessé! Et bien qu’elle ne fût pas d’une sensibilité excessive, elle ne put s’empêcher de tressaillir… Peut-être Bernis avait-il compté un peu sur l’impression que produirait sa blessure: un bras en écharpe étant toujours une chose intéressante pour les femmes, ces douces créatures qui, au fond, ne rêvent que plaies et bosses et sont toujours enchantées d’un récit de bataille. Bien entendu, c’est l’opinion de Bernis que nous donnons là. Quant à la nôtre, nous supposons que nos lectrices n’en ont que faire.


Bernis, donc, une fois son baiser décoché, continua à errer d’un air très malheureux autour de la maison.


– Peste soit de la donzelle! maugréait-il. Je lui envoie un baiser que la spirituelle Mme de Rohan eût trouvé admirablement coquet, et elle me rit au nez! Est-ce que je serais moins avancé dans ses bonnes grâces que je ne le supposais?…


Le soir vint. Les ombres enveloppèrent peu à peu le quinconce sous lequel errait le triste Bernis.


Il faisait froid. Un âpre vent du Nord faisait grelotter les branches dépouillées. Et Bernis grelottait lui-même.


Il jeta un dernier regard à la maison, en murmurant:


– Demain, je lancerai un billet. J’ai pris contact avec l’ennemi. C’est suffisant pour une première journée.


Et il allait se retirer, lorsque, tout à coup, la porte s’entr’ouvrit et se referma aussitôt, après avoir livré passage à une femme encapuchonnée jusqu’au nez. Peut-être, cependant, cette femme ne prenait-elle pas toutes les précautions nécessaires, car Bernis la reconnut aussitôt: c’était Suzon.


Elle passa à trois pas de lui sans paraître le remarquer.


Bernis, alors, s’approcha, et salua avec autant de galanterie raffinée que s’il se fût agi de Mme de Rohan en personne.


– Je ne permettrai pas, murmura-t-il, qu’une aussi charmante demoiselle s’aventure la nuit sans cavalier…


Suzon poussa un petit cri effrayé…


– Ah! vous m’avez fait peur, monsieur!…


– Eh quoi! j’aurais eu le malheur d’effrayer la plus jolie fille que je connaisse, celle pour qui je donnerais mon cœur et ma vie, la toute belle et charmante Suzon!


– Comment, monsieur, vous me connaissez? s’écria Suzon avec une surprise très bien jouée.


– Cruelle! répondit Bernis avec une passion non moins bien jouée, pouvez-vous parler ainsi, alors que vous savez très bien que je vous aime, et que vous m’avez vu soupirer…


– Ma foi, monsieur, dit Suzon en riant, – et cette fois elle ne mentait pas, – je vous avoue que je ne vous ai jamais vu soupirer.


En effet, c’était elle, au contraire, qui avait lancé force œillades auxquelles Bernis était demeuré indifférent.


– Ô ciel! s’écria le petit poète. Est-il possible que vous n’ayez jamais remarqué… Mais je vous arrête là, dans ce courant d’air glacial… pardonnez-moi et prenez mon bras, je vous en supplie. Je veux, comme je vous l’ai dit, vous servir de cavalier… Dites-moi seulement où vous allez…


– Vous êtes bien honnête, monsieur, fit la soubrette en esquissant une révérence. Je vais chercher… des gants pour madame.


Bernis tressaillit. Il n’y avait pas de marchands de gants à Versailles, qui n’était encore qu’un village, – ou plutôt un château avec quelques rares ruelles autour.


Donc Suzon mentait.


Donc Suzon était sortie pour lui.


– Des gants! s’écria-t-il. Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à la bise et aux mauvaises rencontres pour si peu. Je vous en apporterai une boîte…


Suzon parut réfléchir quelques instants.


– Vraiment? fit-elle.


– D’honneur, les dames de la Cour me chargent toujours de ces commissions là.


Suzon fut extrêmement flattée de se trouver tout à coup sur le même pied que les dames de la Cour.


– Donc, continua gravement Bernis, je vous en apporterai une boîte.


– Et quand cela?…


– Dès ce soir, charmante Suzon, si vous voulez bien me dire où je dois vous les remettre.


– Mais… ici même!…


– Ici! vous n’y songez pas!… J’ai tant de choses à vous dire! Et puis, pensez que je suis blessé, et que le grand air peut me faire du mal!…


– Oh! mon Dieu, c’est vrai!… Écoutez, monsieur de Bernis…


– Ah! s’écria Bernis, vous savez mon nom!…


Suzon parut très confuse de son étourderie et jeta un nouveau petit cri.


– Me promettez-vous, reprit-elle, d’être discret, prudent et silencieux?…


– Discret comme une soubrette, prudent comme un aveugle, silencieux comme un muet… car les amoureux sont muets et aveugles tant qu’il ne s’agit pas de contempler leur idole et de chanter ses louanges…


– Eh bien! dit alors Suzon, trouvez-vous ce soir à dix heures à la petite porte du jardin…


Sur ces mots elle se sauva, légère et gracieuse comme une vraie soubrette qu’elle était.


Bernis demeura tout étourdi de son prompt succès, et murmura:


– Hum! j’eusse préféré un peu plus de résistance. Les choses vont trop bien. Il doit y avoir quelque anguille sous roche. La petite Suzon est peut-être plus fine encore que je ne croyais.


Tout en faisant ces réflexions qui prouvaient sa grande prudence, mais non son expérience du cœur des femmes en général et des soubrettes en particulier, Bernis se retira assez inquiet.


– Baste! nous verrons bien, finit-il par se dire.


Vers neuf heures, il fit donc une toilette soignée, cacha un pistolet dans son manteau, assura un bon poignard à sa ceinture, et, ainsi armé en guerre, se rendit au rendez-vous.


À dix heures précises, il grattait à la petite porte du jardin qui s’ouvrit aussitôt.


Suzon parut, mit un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence, et, le prenant par la main après avoir refermé la porte du jardin, l’entraîna jusqu’à la porte-fenêtre du petit salon du rez-de-chaussée.


Une fois qu’elle fut entrée, elle ferma soigneusement, tira les rideaux et alluma une lampe.


– Tout le monde dort dans la maison, dit-elle alors, mais il faudrait bien peu de chose pour réveiller madame qui a le sommeil très léger. Ainsi, monsieur, parlons à voix basse, s’il vous plaît… Vous m’apportez les gants?


– Les gants! fit Bernis.


Il ne songeait plus à la comédie des gants.


– Ma foi, je les ai oubliés!… J’ai tant pensé à vous…


– Ah! monsieur, vous allez me faire gronder, chasser, peut être…


Bernis, pour détourner la conversation de cette pente, poussa à ce moment un soupir de souffrance et se tâta le bras gauche.


– Pauvre monsieur! dit Suzon réellement émue, vous souffrez!… Vous avez donc été blessé?…


– Oui, un duel; une forte saignée au bras gauche. Mais l’insolent l’a payée sur-le-champ, vu que je l’ai traversé de part en part!…


– Ah! mon Dieu! s’écria Suzon en oubliant elle-même le prétexte qui légitimait la présence de Bernis, un duel! Pour quelque dame, sans doute?…


– Si je vous dis pour qui, me croirez-vous sur parole?


– Oui. Car les gentilshommes comme vous ne donnent pas en vain leur parole…


– Eh bien! fit Bernis avec un admirable aplomb, c’est pour vous!…


– Pour moi! Vous vous moquez, monsieur!


– Non pas! D’honneur, c’est pour vous que je me suis battu! Et que voyez-vous là d’étrange… puisque je vous aime!


– Vous m’aimez?…


Bernis vit que le sein de Suzon palpitait. La jolie soubrette rougissait. Quoi qu’elle en eût et si fine qu’elle fût, elle était flattée de s’entendre dire par un gentilhomme qu’elle était aimée, tout comme une dame de la Cour!


Le gentilhomme était jeune, bien fait de sa personne, et semblait sincère.


De plus, il parlait avec une sorte de respect qui, pour Suzon, était un enivrement de sa vanité.


– Comment pouvez-vous douter que je vous aime! reprit Bernis. Ne l’avez-vous pas déjà compris? Aurais-je rôdé autour de cette maison? Serais-je ici… à vos genoux, charmante Suzon?


Effectivement, Bernis tomba à genoux.


Suzon était ravie.


Elle prit Bernis par la main et, le relevant:


– Mais comment et pourquoi vous êtes-vous battu pour moi? demanda-t-elle.


– Je vais vous le dire! répondit Bernis qui, pris de court, chercha et trouva à l’instant dans sa fertile imagination le motif demandé.


«Vous connaissez M. Berryer, n’est-ce pas? fit-il.


– C’est-à-dire… fit Suzon en tressaillant.


– Pas de secrets avec moi, Suzon! Je suis moi-même, vous le savez sans doute, le secrétaire intime du lieutenant de police, et je sais que c’est lui qui vous a placée ici…


– Eh bien, oui!… Et alors?…


– Alors, voici: il y a trois jours, devant moi, M. Berryer expliquait à un gentilhomme, que vous me permettrez de ne pas nommer, ce qu’il attendait de vous!


– Ah! M. Berryer m’avait pourtant bien juré…


– Ne vous y fiez pas, Suzon, Berryer est un homme sans scrupule. Il expliquait donc à ce gentilhomme que, par vous, il était certain de connaître certains secrets de Sa Majesté… Alors le gentilhomme se mit à rire et prononça à votre égard quelques paroles que je jugeai malsonnantes… Je ne dis rien… Seulement, lorsque l’insolent sortit, je le suivis, je le rattrapai dans la rue et, le saluant de mon mieux, je lui fis remarquer que le nœud de son épée n’était plus à la mode, et qu’il était difficile d’en trouver de plus ridicule. Mon homme se fâcha. J’insistai. Tant et si bien que nous nous alignâmes dès le lendemain matin dans un coin du Luxembourg…


– Pour moi!… Vous avez fait cela pour moi!…


– Et pourquoi François de Bernis ne se serait-il pas battu pour celle qu’il aime?…


En parlant ainsi, Bernis avait enlacé la taille de Suzon. La jolie fille, qui ne demandait d’ailleurs qu’à capituler, se défendit pour la forme et finit par accorder le baiser qui lui était demandé.


– Suzon, s’écria alors Bernis, comme s’il eût été transporté d’amour, Suzon, je t’aime; il faut que tu m’accordes un rendez-vous!…


– Ne vous l’ai-je pas accordé, puisque vous êtes ici?…


– Oui… mais je veux que tu viennes chez moi!…


– Chez vous?…


– Oui, au château. Ne crains rien. C’est moi-même qui t’y introduirai. Et ce sera une charmante escapade. De plus, tu verras de près les magnificences du château et jusqu’à la chambre du roi… car j’ai mes entrées partout.


Suzon fut éblouie. Mais ce fut avec un soupir qu’elle répondit:


– C’est impossible!…


– Rien n’est impossible à l’amour, Suzon! Puisque je t’aime, je me fais fort de…


– Oh! l’impossibilité ne vient pas de vous, fit Suzon en souriant. Elle vient de moi. Je ne puis quitter mon poste. Non seulement je serais chassée, mais encore je risquerais la colère du roi et la vengeance de monsieur le lieutenant de police…


Et redevenant la fille sérieuse et la matoise calculatrice qu’elle était au fond, elle expliqua:


– Vous saurez une chose, monsieur de Bernis…


– D’abord, mon enfant, ne m’appelle pas ainsi. Appelle-moi François… Et puis, pour que je puisse mieux te comprendre, viens t’asseoir sur mes genoux…


Suzon ne se fit prier que juste ce qu’il fallait. Elle s’assit donc sur les genoux de Bernis et lui jeta gentiment un bras autour du cou. Ainsi posée, elle était vraiment jolie, et peut-être, en somme, le sentiment qu’elle éprouvait pour Bernis lui donnait-il cette beauté!…


– Eh bien! reprit-elle, vous saurez, monsieur… François… que j’ai fait un rêve…


– Un rêve de jolie femme, j’en suis sûr…


– Non; un rêve de paysanne, tout bonnement, répondit Suzon non sans esprit.


– Ceci est plus grave, pensa Bernis qui se prépara à écouter attentivement.


– Savez-vous, reprit Suzon, ce que me donne M. Lebel, le valet de chambre de Sa Majesté, pour le service que je fais ici?


– Je ne m’en doute pas, ma mignonne: mille livres, peut-être?…


– Deux mille cinq cents livres par an, monsieur!


– Oh! oh! mais je n’ai pas davantage pour mes fonctions de secrétaire de la lieutenance!…


– Bon. Maintenant, savez-vous ce que me donne M. Berryer pour un mot que je lui fais tenir de temps en temps?… Deux mille cinq cents livres par an. Total, cinq mille livres…


– Mais sais-tu que tu chiffres comme si tu avais étudié le Mémoire sur le calcul intégral de M. d’Alembert!…


– Ajoutez que sur les menus frais de la maison, je puis mettre de côté bon an mal an un millier de livres. Ce qui fait six mille, monsieur. Or, j’ai calculé que si j’arrive seulement pendant six ans à me maintenir dans ce poste de confiance, je me trouverai posséder trente-six mille livres, soit une quarantaine de mille livres en chiffres ronds, ce qui est un beau denier.


Ici Bernis éclata de rire.


– Qu’avez-vous, monsieur? fit Suzon.


– J’ai, pardieu, que voici un entretien d’amour qui ne manque pas de piquant. Au moins est-il original!…


– Eh! monsieur, chacun cause d’amour comme il peut. Et puis, j’ai vu si souvent les chiffres et l’amour marcher de pair!…


– Continue, ma fille; tu es pétrie d’esprit et je ne suis qu’un benêt!


– Je continue donc. Il y a deux ans que je suis ici. Il me reste quatre ans à demeurer sage et fidèle, à tenir à mon poste.


Dans quatre ans, j’aurai vingt-six ans; c’est-à-dire que je ne serai pas encore laide. Avec mes quarante mille livres, je trouverai facilement un époux à mon goût…


– Et alors, tu t’établiras à Paris?…


– Nenni, monsieur, à Paris, avec mes quarante mille livres, je serais pauvre, et si je montais un commerce, je risquerais de tout perdre. Tandis qu’à Morienval, près de Villers-Cotterêts, avec cette somme, je serai une dame. J’achèterai un moulin, des prés, une ferme, et un mari par-dessus le marché.


– Ah! bravo, ma petite Suzon! Je ferai un conte avec ton histoire, et il aura du succès.


– Vous voyez donc bien que je serais folle de risquer tout le bonheur de ma vie uniquement pour voir de près le lit du roi et sa robe de chambre. Eh!… je les vois d’ailleurs… d’ici!


Bernis était devenu très grave. Il suivait son idée fixe qui était d’amener Suzon à déserter son poste.


– Écoute, fit-il tout à coup. Tu raisonnes à merveille. Mais il faut absolument que tu contentes mon envie… je veux te voir chez moi, tant je t’aime… être bien sûr que tu es toute à moi…


Suzon secoua la tête…


– Viens chez moi, reprit brusquement Bernis, et tu y trouveras d’un coup ce qu’il te faut dix ans pour amasser ici… c’est-à-dire non pas quarante mille, mais soixante mille livres.


Suzon pâlit et jeta un profond regard sur Bernis.


– Parlez-vous sérieusement? demanda-t-elle d’une voix rapide.


– Jamais je ne fus aussi sérieux que ce soir, dit Bernis froidement. J’ajouterai seulement qu’en ayant l’air de déserter, vous aurez peut-être rendu un immense service au roi et à d’autres personnages importants…


Suzon palpitait.


Soixante mille francs!…


Son rêve réalisé d’un coup et sans effort!


Elle eut l’intuition très nette que Bernis ne plaisantait pas et qu’il agissait pour le compte de gens redoutables et puissants.


Elle comprit que la fortune passait à sa portée et qu’il fallait la saisir au vol.


Et comme c’était une femme de beaucoup de tête et de volonté sous ses airs de soubrette gentille, elle se décida.


Mais ce ne fut qu’après de longs pourparlers qu’elle capitula ouvertement.


– Il faut vraiment que je vous aime, dit-elle; vous m’avez ensorcelée, je crois… quand voulez-vous que je vienne?


– Je ne sais, mon enfant… peut-être demain, peut-être dans huit jours: je viendrai te chercher moi-même.


– Et en attendant?…


– En attendant, je viendrai ici tous les soirs, et tu m’expliqueras minutieusement en quoi consiste ton service.


– Voudriez-vous me remplacer ici? s’écria Suzon en riant.


– Peut être! répondit gravement Bernis.


Bernis, tout étourdi de son succès et presque inquiet d’avoir si rapidement mené à bien une si grave opération, se rendit tout courant à la ruelle aux Réservoirs, et bien qu’il fût très tard, fut mis aussitôt en présence de M. Jacques.


– Monseigneur, dit-il, la petite Suzon est à nous. Elle quittera la maison quand je lui ferai signe. J’avoue même que le prompt succès de cette affaire m’inquiète…


– Soupçonneriez-vous cette fille de jouer avec vous double jeu? fit vivement M. Jacques.


– Je ne sais trop, Monseigneur. En tout cas, je dois vous prévenir que, si elle nous obéit, cela coûtera un peu cher.


– Combien? demanda M. Jacques en se rassérénant.


– Soixante mille livres, Monseigneur. C’est énorme, mais…


– Vous avez promis soixante mille livres?…


– J’ai promis qu’elle les trouverait chez moi le soir où elle quitterait la maison…


– Eh! que ne disiez-vous cela plus tôt, mon enfant!… Elle viendra. Il est inutile d’y songer davantage. Vous m’aviez parlé d’amour… d’œillades… que sais-je! Et j’étais quelque peu inquiet. Mais du moment qu’il est question d’argent, tout s’arrange…


– Ainsi, Monseigneur…


– Ainsi, mon enfant, demain les quatre-vingt mille livres seront chez vous. Allez…


– Mais, Monseigneur, j’ai dit soixante et non quatre-vingt…


– Vraiment? Eh bien! les vingt mille restant seront pour acheter le papier sur lequel vous écrivez de si jolis vers à Mme de Rohan.


Bernis se courba en deux et demanda:


– Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner, Monseigneur?


– Non. Attendre. Vous tenir prêt à faire sortir cette petite de la maison, et à y faire entrer à sa place la nouvelle femme de chambre que vous aurez à conduire… À propos, on me signale la présence à Versailles de M. d’Étioles et d’une façon de secrétaire qu’il traîne après lui… un sieur Damiens… Il faudrait voir ce que veut cet homme.


– M. le Normant d’Étioles?… Il court après sa femme…


M. Jacques ne daigna pas sourire de cette innocente plaisanterie et demeura glacial.


– Je veux parler de ce Damiens, dit-il. Voyez-le et cherchez à savoir qui il est, ce qu’il veut, où il va…


Bernis salua profondément et se retira léger comme un gueux dans la bourse duquel viennent de tomber 20 000 francs.


– Décidément, se dit-il, la fidélité et le dévouement ont du bon…

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