Chapitre 9
Le premier mouvement d'Angélique fut de se dresser et de se placer entre les Anglais terrifiés et l'arrivant. Son second réflexe fut de chercher des yeux, au crucifix du prêtre, la goutte de rubis qui marquait celui du père d'Orgeval. Elle ne la découvrit point. Celui-ci non plus n'était pas le père d'Orgeval.
Le religieux en robe noire, qui, à quelques pas, se tenait immobile dans la pénombre, était très grand et mince, glabre, et ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules. Le haut col noir à revers qu'éclairait un rabat de linge blanc enserrait un long cou musclé, supportant une tête aux traits nobles et distingués. Un de ses bras pendait à ses côtés dans une attitude figée, mais son autre main était appuyée sur sa poitrine, tenant à deux doigts, comme s'il eût voulu le présenter, la pointe de son crucifix, retenu au cou par un lien de soie noire. Deux yeux sombres et impavides fixaient le groupe pétrifié et paraissaient vouloir les clouer tous au sol ainsi que des bêtes fascinées.
Enfin, il bougea et quitta l'ombre des arbres, s'avança en plein soleil, dans la clarté de la petite grève. Alors elle remarqua qu'au rebord de la soutane fripée et froissée les pieds et les chevilles du jésuite étaient nus. Et ces pieds lui parurent familiers.
– Hello ! My fellow, how do you do ? fit la voix de Jack Merwin. Don't you recognize me ?9
Transformés en statues de sel, Angélique et les Anglais ne soufflèrent mot à cette interpellation qui – maléfice ou hallucination – leur avait paru sortir de la bouche même du jésuite.
Celui-ci continua d'avancer vers eux et ils se reculaient au fur et à mesure jusqu'à être acculés à la rivière.
Devant leur terreur, il s'arrêta de nouveau.
– Et voilà, fit-il en anglais avec un petit sourire, voilà le trésor que je viens de retirer de ma cache tout à l'heure : ce n'est que ma pauvre soutane de prêtre, abandonnée ici à mon départ, et que je viens enfin de pouvoir revêtir après huit mois d'absence.
Et, tourné vers Angélique, en français :
– Êtes-vous donc tellement surprise de ma métamorphose, madame ? Je croyais pourtant vous avoir inspiré des soupçons.
– Merwin, murmura-t-elle, vous êtes Jack Merwin ?
– Lui-même. Et je suis aussi le père Louis-Paul Maraîcher de Vernon, de la Compagnie de Jésus. Et c'est ainsi qu'à l'occasion un damné Anglais peut se changer en maudit Français et même en le plus affreux des papistes.
Une nuance d'humour éclairait son visage transformé.
Il expliqua.
– À l'automne dernier, j'ai été chargé par mon supérieur d'une mission secrète en Nouvelle-Angleterre. Ce déguisement de marinier n'est qu'un des multiples aspects que j'ai dû revêtir là-bas pour mener à bien ma mission sans risquer d'être reconnu. Grâce à Dieu, me voici revenu sain et sauf en terre d'Acadie française.
Il s'exprimait dans un français châtié, mais où subsistait une pointe d'accent, d'anglais par la force de l'habitude, ayant dû sans cesse pratiquer cette seule langue depuis de longs mois.
– Mais... êtes-vous français aussi ? balbutia Angélique qui n'en revenait pas.
– Certes, je le suis. Ma famille est originaire du pays d'Auge. Mais j'ai parlé l'anglais depuis l'enfance, ayant été page auprès de la famille royale d'Angleterre durant son exil en France. Plus tard, j'allais à Londres afin de maîtriser la langue.
Malgré ces explications courtoises, Angélique ne parvenait toujours pas à réaliser qu'elle avait devant elle Jack Merwin, la patron de leur barque.
Ainsi, il lui fallait admettre que, pendant trois jours, elle avait voyagé, sous le gouvernement d'un nommé Jack Merwin, sans se douter un seul instant qu'elle avait en sa compagnie non pas celle d'un matelot anglais de basse extraction, comme elle le croyait, mais, au contraire, celle d'un jésuite français de noble naissance, par surcroît, intime collaborateur du père d'Orgeval, sans doute.
Si loin de s'attendre à une telle métamorphose, elle demeurait interdite et, devant sa bouche entrouverte et ses yeux qui hésitaient à comprendre, il ne put s'empêcher d'éclater de rire.
– Remettez-vous, madame, je vous en prie ! Certaines de vos réflexions m'avaient donné de l'inquiétude ! Je vois que je n'avais rien à craindre. Vous ne soupçonniez pas ma véritable identité.
C'était la première fois qu'ils voyaient rire Jack Merwin. Paradoxalement, ce fut à cela qu'ils le reconnurent vraiment. En effet, c'était bien le patron de la barque qui les avait conduits qui se trouvait là, sous la robe noire tant honnie, tant crainte, le même qui tout à l'heure mâchait nonchalamment sa chique de tabac, et domptait, de son pied musclé, la voile gonflée de vent, et rôdait d'île en île, curieux, taciturne et solitaire...
Dans un éclair, Angélique entrevoyait la personnalité profonde de Jack Merwin qui l'avait tant intriguée.
Mais, bien sûr !... Bien sûr que c'était un jésuite !
Comment avait-elle pu ne pas s'en apercevoir aussitôt ? Elle, qui avait été élevée dans des couvents catholiques, si parfaitement régentés par les membres du plus haut et puissant ordre religieux de ce temps – toutes les semaines, les élèves devaient se confesser à un des révérends pères et ne rien lui cacher des ombres de sa conscience – comment avait-elle pu se laisser berner ainsi ?...
Comment, à mille signes, n'en avait-elle pas eu, au moins, le soupçon ?...
Ainsi, lorsqu'il était assis l'autre nuit sur les rochers de Long Island, si « absent » qu'elle s'en était effrayée, il priait comme seuls savent prier les fils du grand Ignace, et ce qui l'habitait alors et ce qu'elle avait qualifié d'absence, de léthargie, c'était l'extase, l'extase mystique !
Et lorsqu'il leur avait distribué à manger à Monégan, comment n'avait-elle pas reconnu dans ses façons la diligente dextérité des religieux qui, quel que soit leur rang ou leur ordre, sont accoutumés depuis le noviciat à servir la soupe des pauvres. Et, aujourd'hui même, la brusque volte-face du jeune seigneur acadien Hubert d'Arpentigny n'était-elle pas due au fait qu'il venait de découvrir, sous le déguisement d'un matelot anglais, le missionnaire qui lui avait peut-être fait faire sa première communion naguère. Celui-ci avait dû lui faire signe subrepticement de se taire.
L'ours, Mister Willoagby, s'approcha du jésuite, le flaira. Reconnaissant l'odeur familière du patron du sloop White Bird, il se frotta à sa soutane, et la main du père jésuite caressa la grosse tête velue.
– In fact we've already made acquaintance, mister Willoagby10, murmura-t-il.
Car cela faisait de longs jours, depuis la Nouvelle-York, qu'ils partageaient ensemble le même asile de planches battues d'eau de mer, sur les flots dangereux. L'adhésion de mister Willoagby acheva de convaincre les plus incrédules.
Ils s'effondrèrent, bouleversés, comprenant que leur sort s'était joué et qu'ils avaient perdu. Angélique ne put prononcer un seul mot. Jamais elle ne s'était sentie aussi mortifiée ; et, envisageant les conséquences qu'une telle mystification allait entraîner pour elle et ses compagnons, elle ne trouvait même pas le courage de se moquer d'elle-même qui s'était laissé si complètement berner ; elle songeait : « Est-ce le hasard qui a amené la barque du pseudo Jack Merwin aux abords du navire de Colin ou bien, là encore, suis-je tombée dans un piège tendu ? »
Elle baissa la tête, se sentant vaincue, et un pli d'amertume marqua le coin de ses lèvres. Le jésuite s'était tourné vers les Anglais.
– Ne craignez rien, leur dit-il en anglais. Ici, vous êtes sous ma protection.
Il s'approcha des bords de l'eau, levant les yeux vers les arbres, et, mettant ses mains en cornet, il poussa un cri indien, qu'il répéta à plusieurs reprises comme un signal. Les feuillages bougèrent, et peu après une nuée de sauvages bruyants apparurent, les uns traversant la rivière à gué, les autres descendant la colline. Ils se jetèrent à genoux devant le père, lui demandant sa bénédiction et lui faisant mille amitiés. Et, naturellement, le grand Sagamore Piksarett apparut, tout glorieux.
– Tu croyais m'avoir échappé, dit-il à Angélique. Mais j'ai toujours su où tu étais et je me suis occupé de toi et la Robe Noire t'a ramenée. Tu es ma captive.
Des sauvages tâtaient en riant les rares cheveux d'Élie Kempton, plus mort que vif. L'ours apprivoisé grogna dangereusement.
Découvrant la bête, les Indiens se reculèrent, les uns pointant leur lance, les autres saisissant leur arc.
D'un mot, le jésuite calma cette effervescence. Le voyant poser sa main sur la tête de l'ours, les Indiens le regardaient avec révérence, mais rien ne les étonnait d'une Robe Noire.
– Le fort de Pentagoët que commande le baron de Saint-Castine n'est pas loin, dit le père Maraîcher à Angélique. Voulez-vous, madame, avoir la bonté de me suivre. Nous allons nous y rendre.
– Ah ! Ben, s'exclama soudain la voix d'Adhémar tandis qu'ils commençaient de gravir la côte, c'est-y, mon père, que vous seriez un frangin de Jack Merwin ? Vous lui ressemblez diablement. Oùsqu'il est passé, le gars ? Serait temps qu'on remette à la voile ! Et qu'on s'en aille, parce que ici, avec tous ces sauvages ! Moi...