Chapitre 11

Le lendemain était un dimanche.

Le souffle d'une conque mugissait dans les lointains, et, d'un petit campanile de bois, la cloche, effervescente et limpide comme une fillette, appelait à l'office des Réformés. Pour ne pas être en reste, les aumôniers et le père Bauce, auquel se joignait un autre père Récollet récemment sorti des bois, décidèrent de faire un grand office catholique au sommet de la falaise, avec ostensoir, procession et tout.

Il y eut à travers les brouillards rivalités de cantiques toute la matinée, mais les cérémonies s'achevèrent sans incidents.

Culte et messe achevés, les badauds vinrent sur le port où l'on annonçait des arrivées. Aux appels de la corne de brume, se mêlèrent bientôt des meuglements plus authentiques. Un petit cotre, venu de Port-Royal en la presqu'île, amenait deux vaches et un taureau qui avaient été promis en gage d'un don de vivres frais et de quincaille qui, l'an dernier, avait sauvé la colonie française abandonnée par la trop lointaine Administration de Québec. Le débarquement des pauvres bêtes, suspendues par des sangles à des poulies, s'effectua sans trop de difficultés au milieu des acclamations de la population. La venue du bétail se disputait l'importance des commentaires avec la pendaison pressentie de Barbe d'Or. Serait-ce pour aujourd'hui ?...

Dans cette effervescence, l'entrée du petit vaisseau qui amenait John Knox Mather, docteur en théologie de Boston, suivi de ses principaux vicaires, passa inaperçue. Les Acadiens, joviaux et bruyants, suivi de leurs Mic-Macs rouges, géants à face carrée de cuivre, côtoyèrent sans y prendre garde l'honorable puritain.

Il portait la fraise, une ample, sombre, longue cape genevoise qui lui battait les talons et dont il s'enveloppait jusqu'aux yeux pour donner moins de prise au vent, et la coiffe de son chapeau, à la boucle d'argent austère, paraissait plus haute que les autres.

– J'ai voulu vous rencontrer, dit-il à Peyrac venu à sa rencontre ; notre gouverneur a rappelé, à un récent synode, qu'après tout le Maine appartenait à l'Angleterre, et m'a prié d'aller m'informer auprès de vous s'il en était toujours ainsi...

Ses yeux accomplirent un tour d'horizon inquiet.

– Cela sent la saturnale... Dites-moi, le bruit court que vous vivez avec une enchanteresse ?

– C'est fort exact, répondit Peyrac. Venez... je vais vous la présenter. John Knox Mather pâlit et son esprit frissonna comme une mare à l'approche d'un orage. Il se troubla. Et il y avait de quoi : les Réformés avaient supprimé la Sainte Vierge et les Saints, intercesseurs bénéfiques de l'Au-delà. Il ne leur restait donc que les démons. Et une intrusion maléfique les laissait désarmés et privés de tout recours. Ils ne pouvaient compter que sur leur force d'âme personnelle. Heureusement, le digne Mather en avait à revendre ; il se raidit et se prépara à affronter l'épreuve de rencontrer l'enchanteresse. Angélique, apprenant qu'elle était mandée d'urgence par le comte de Peyrac, quitta le chevet d'un blessé qu'elle pansait et se rendit, le cœur battant, à cette convocation, pour se trouver en face d'un sombre monument monolithique qu'on lui dit être un docteur en théologie de Boston, et qui la fixait d'un œil de pierre. Au fond, il était aussi interloqué qu'elle-même. Elle le comprit, lui souhaita la bienvenue et lui fit une brève révérence. Par les paroles qu'il échangeait avec le comte de Peyrac, elle apprit qu'il serait l'hôte de Gouldsboro quelques jours, et que toute la compagnie festoierait en ce jour du Seigneur pour Le remercier de Ses bienfaits.

Cette affluence à Gouldsboro retardait le règlement des questions pendantes et amères qui tourmentaient les cœurs et les consciences, et elle ne savait si elle s'en réjouissait ou bien si cette attente l'achevait. En finir avec l'anxiété, cette comédie qu'ils jouaient tous. Elle avait envie de crier, de supplier « qu'on en finisse, qu'on sache enfin !... ». Mais la poigne inflexible de Joffrey de Peyrac les contraignait tous à demeurer dans l'expectative, et, en attendant son bon vouloir, de jouer leurs rôles jusqu'à épuisement. Puisque son mari l'avait présentée elle devrait présider le festin. Elle rentra au fort pour se choisir une robe dans les coffres de l'Europe. Peu après, une forte ondée tomba et le ciel se dégagea. Les parfums grésillants du festin que l'on préparait du côté de l'auberge se firent pénétrants et dominèrent les fortes senteurs de la mer.

Les voix prirent une résonance chantante. Des trompettes sonnèrent à plusieurs reprises. Gouldsboro avait déjà ses propres traditions bien instaurées. Angélique ignorait que ces appels avaient pour but de rassembler la population sur l'esplanade devant le fort, mais, intriguée, elle sortit.

Au-dehors, tout luisait, verni par l'orage récent, tandis que d'étroits torrents de boue dévalaient des falaises et creusaient leurs sillons jusqu'à la grève. Les femmes relevaient leurs cottes pour les sauter.

Semblables à ces torrents, les humains, par minces files isolées, s'écoulèrent qui des navires, qui des maisons, qui de la forêt, et, surgissant de partout, convergèrent en un seul point pour former une masse compacte où se retrouvait brassée leur hétéroclite assemblée de marins, colons, Huguenots, Indiens, Anglais, soldats et gentilshommes, finalement unie par le sentiment provisoire, mais inoubliable, d'appartenir à la même grève perdue d'Amérique pour assister à un spectacle de choix.

Ceux qui étaient venus du camp Champlain à cheval par la route bordée de lupins, ou ceux qui étaient descendus d'un petit hameau sur la côte par le chemin des anémones, portaient mousquets ou tromblons et encadraient les femmes et les enfants. Les consignes étaient formelles de ne pas courir une demi-lieue hors la protection des canons du fort sans être armés. Avec l'été, la saison des raids iroquois s'ouvrait, et de plus nul n'était à l'abri d'une soudaine flambée abénakise contre des Blancs qu'on désignait à leurs soupçons. La place devant le fort était noire de monde.

Des enfants couraient. Angélique les entendit se héler :

– Il paraît qu'on va pendre Barbe d'Or !

– Et auparavant, on va lui « faire donner la gêne »...

Son sang se glaça. L'heure qu'elle n'avait cessé de redouter depuis la capture de Colin était arrivée.

« Non ! Non ! Je ne le laisserai pas pendre, se dit-elle, je crierai, je ferai scandale, mais je ne le laisserai pas pendre ! Joffrey en pensera ce qu'il voudra ! »

Elle s'avança dans ses atours jusqu'à la place et, sans souci des regards qui la suivaient, vint se mettre au premier rang de la foule. Elle était désormais bien au delà du souci de ce que l'on pouvait penser d'elle et des commentaires que sa présence pouvait susciter. Un tremblement intérieur l'avait saisie, mais elle réussissait à garder une contenance altière, qui intriguait et déconcertait.

La robe, elle l'avait choisie presque sans y penser, sévère et somptueuse, une étrange robe de velours noir toute garnie de dentelle arachnéenne mêlée de minuscules perles, et elle s'était dit : « Une robe pour aller à l'enterrement des rois. » Mais elle était bien décidée de ne pas aller à l'enterrement de Colin car elle le sauverait !

Au dernier instant, elle avait plaqué d'un doigt fruste, qui n'avait pas le temps de fignoler, un peu de fard rouge d'orcanette sur ses joues blafardes.

Une mine affreuse. Tant pis !

S'il y en eut qui notèrent sa lividité marquée de fièvre, personne ne dit mot. L'éclat vert de ses yeux figeait les paroles malveillantes sur les lèvres.

– Regardez-la, glissa en anglais Vaneireick à lord Sherrylgham, elle est fascinante. Quelle prestance ! Quel admirable orgueil ! Très anglais, mon cher. Ah ! tenez, elle vaut Peyrac. Elle affronte les regards, l'hostilité, la réprobation, la tête haute, et elle n'aurait pas moins d'arrogance si elle portait, brodée en écarlate sur son sein, la lettre À que – vous ne l'ignorez pas, cher – vos puritains du Massachusetts infligent à la femme adultère.

L'anglican eut une moue désabusée.

– Les puritains n'ont pas le sens des nuances, mon cher.

Il jeta un regard en coin à Knox Mather, qui discutait avec ses vicaires de l'opportunité théologique de pendre un homme le jour du Seigneur. Était-ce porter atteinte au repos d'un tel jour que de tirer sur la corde d'un gibet ? Ou bien, au contraire, ce choix permettrait-il au Seigneur de recevoir avec plus de temps disponible une nouvelle âme à juger ?

– Nous autres gens du monde, reprit le lord anglais, convenons que nous pardonnons facilement à une femme si belle d'être un peu pécheresse.

– Combien pariez-vous qu'elle va défendre son amant avec autant de feu et de passion qu'une lady Macbeth ?

– Vingt livres... Shakespeare se plairait sur ces rivages qui sont bien anglais de droit, mais d'esprit aussi sans doute...

Le lord porta à ses yeux des bésicles enrubannées qui faisaient fureur cette saison à Londres, et qui pendaient sur sa veste de brocart.

– Et vous, Vaneireick, combien pariez-vous que cette femme, qui paraît si mince, possède des rondeurs très alléchantes lorsqu'on la découvre jaillissant de ses atours telle Vénus de l'écume des flots ?

– Ne parions pas, mon cher, je sais déjà à quoi m'en tenir, je l'ai serrée de près. Décidément, les princes anglais sont gens de goût. Vous avez bien deviné, milord. Cette sylphide, quand on y met la main, est moelleuse comme une caille.

– Allez-vous finir par vous taire, paillards ! éclata le Huguenot rochelais Gabriel Berne, qui avait suivi d'une oreille l'échange de ces propos libertins et n'en pouvait plus d'indignation.

Il s'ensuivit, en anglais, des échanges d'incivilités, et lord Sherrylgham parla de duel. Son lieutenant lui fit remarquer qu'il lie pouvait se battre avec de vulgaires bourgeois. À l'insulte, les Rochelais firent tous front et se rapprochèrent de l'amiral enrubanné en serrant les poings. Les gardes et la milice qui entouraient l'estrade hésitaient à intervenir.

Par bonheur, l'aimable d'Urville surgit et réussit à calmer les esprits. Mais il ne put entièrement apaiser l'orage qui couvait chez les Rochelais et qui, détourné de l'hôte anglais, se reporta sur Angélique, « pomme de la discorde », par trop voyante et effrontée en un tel jour. Des regards fulgurants se dardaient sur elle, des murmures montaient, des réflexions fusaient autour d'elle et finirent par parvenir à ses oreilles à travers le brouillard de son esprit tourmenté. Elle effleura du regard la houle sombre qui se rapprochait, où brillaient des prunelles accusatrices.

– C'est de votre faute aussi, l'apostropha la raide Mme Manigault la voyant enfin revenue sur terre. Comment osez-vous vous montrer parmi les honnêtes gens ?

M. Manigault s'avança solennellement.

– En effet, madame, assena-t-il, votre présence ici en un tel moment est un défi aux lois de l'honnêteté. En tant que chef de la communauté des réformés de Gouldsboro, je dois vous demander de vous retirer.

Elle les fixait de ses prunelles qui semblaient soudain pâlies, et ils pouvaient croire qu'elle ne les avait pas entendus.

– Que craignez-vous donc de moi, monsieur Manigault ? demanda-t-elle enfin avec douceur dans le silence haletant.

– Que vous n'interveniez pour ce bandit, s'écria Mme Manigault, qui ne pouvait s'empêcher longtemps de jouer un rôle, inutile de tergiverser et de prendre un air innocent. On sait qu'il y a anguille sous roche entre lui et vous. Et c'est une bien vilaine et déplorable histoire pour nous tous dont vous devriez avoir honte. Sans compter que nous méritons d'être débarrassés de ce scélérat qui nous a fait tant pâtir le mois dernier et nous aurait tous massacrés si nous ne nous étions pas défendus à mort. Et vous voilà ici, toute prête à intercéder pour lui et demander sa grâce. On vous connaît.

– En effet, concéda Angélique, je pense que vous avez des raisons de me connaître.

Ce n'était pas la première fois qu'elle avait à affronter le courroux calviniste. À la longue, la joute entre eux ne l'impressionnait plus. Elle se redressa encore pour les toiser.

– Il y a un an, ici même, c'était votre grâce à vous que je demandais à genoux... et pour des crimes qui, selon les lois de la mer, méritaient plus encore la corde que ceux de Barbe d'Or...

Malgré elle, un spasme tordit ses lèvres, et le brave Vaneireick craignit de la voir éclater en sanglots, ce qu'il n'aurait pu supporter.

– À genoux... répéta-t-elle... Je l'ai fait pour vous. Vous qui ne savez même pas vous agenouiller devant Dieu. Vous qui ne connaissez même plus votre Évangile.

Elle leur tourna le dos brusquement.

Un silence superstitieux régna sur la foule.

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