Chapitre 22
Elle se regarde dans le miroir. La nuit entoure d'ombre la plaque froide de la glace vénitienne. Les dernières clartés du couchant, venues de la fenêtre, y jettent de blafards reflets. Elle se voit un visage de fantôme éclairé d'un regard d'escarboucle. Les cheveux, en auréole lunaire sur sa tête, lui semblent fous. Le vent les a tourmentés, emmêlés, tandis qu'elle errait sur les plages à la recherche des cadavres et qu'elle rencontrait la Licorne, et elle est lasse de ces caprices incessants des mèches autour de ses tempes que serre une migraine lancinante.
« Je vais les tresser », décide-t-elle.
Elle les prend à pleines mains, les tord, les divise et discipline leurs reflets de nacre et d'or. La tresse, lourde et somptueuse, repose sur son épaule comme une bête luisante. Elle la rejette, la défait, la refait de nouveau, la relève et la noue en arrière ramenée en trois tours sur elle-même. Ce poids contre sa nuque, à la naissance des épaules, lui pèse, mais elle se sent un instant soulagée. Elle passe le bout de ses doigts sur son front. Qui lui a dit : « Lorsque tu verras le grand capitaine à la tache violette, sache que tes ennemis ne sont pas loin ? »
Tout à l'heure, elle s'en est souvenue. Ah ! oui, c'était le métis portugais Lopez, là-bas à la pointe Maquoit, sur la baie de Casco.
Mais le petit Lopez est mort dans le combat du Cœur-de-Marie. Angélique se jette tout habillée sur ce lit froid où elle ne parvient plus à prendre le repos que nécessiterait sa vie épuisante. Tous les blessés et malades pansés, soignés, elle s'est retirée pour la nuit sur les instances d'Abigaël, qui est bien la seule à se préoccuper de l'état de fatigue dans lequel ces derniers jours ont plongé Mme de Peyrac. A-t-elle seulement aperçu son mari aujourd'hui ? Elle n'en sait plus rien. Elle n'a plus de mari. C'est un étranger, indifférent à sa peine. Elle est seule comme autrefois, dans un monde étranger, où s'avance lentement une menace invisible. Seule, elle se débat et tourbillonne parmi un ramassis de corps nus, hommes et femmes, sanglants, plaies ouvertes, entremêlés dans la convulsion de chairs répugnantes de l'Enfer de Dante, vision d'où l'odeur même est abolie et traversée par instants de signes effrayants : la figure de proue de la Licorne en bois doré, le capitaine à la tache violette qui mange goulûment, les maisons de bois clair sur le rivage couleur d'aurore.
Si Joffrey était là, elle lui ferait part de ses pensées extravagantes. Et il se moquerait d'elle, la rassurerait.
Mais elle est seule...
« ... Il me semble que tout est en place, lui dirait-elle, que des choses terribles vont survenir.
« – Quelles choses, ma chérie ?
« – Je ne sais pas, mais j'ai peur ! »
Elle entend la voix du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route... »
Elle se retourne sur le lit froid, avide d'un refuge, d'une chaleur. Elle se lèvera, elle le cherchera, elle lui dira : « Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je ne t'ai pas trahi, je te le promets, mais ne me repousse plus, je t'en prie... »
Mais elle le voit implacable, sombre et distant, comme au temps du Rescator, et ne peut plus imaginer qu'il ait pu jamais lui prodiguer tant de câlineries et que la vie ait pu être entre eux à chaque minute si précieuse et intime.
« O mon amour ! Nous étions des amants si gais, nous étions des amants si graves. Toutes ces nuits folles... Tant de rires, de joies sans ombres, et nous pouvions nous regarder sans fin, éperdument, sans avoir honte.
« Et quand il y a eu l'épidémie de variole, te souviens-tu ? Et surtout... Là, les larmes lui montaient aux yeux. Elle le voit, inclinant sa haute taille devant la minuscule silhouette d'Honorine, offensée par Cantor.
– Venez, damoiselle, je vais vous faire donner des armes... Je pensais : L'Amour nous restera toujours... Insensée ! « Veillez, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure »...
Angélique se débat dans son sommeil. Elle rêve que la tresse d'or est devenue monstrueuse, se glisse le long de son corps, la ligote. Ce sont les signes qui s'entremêlent, se tordent, comme la tresse autour d'elle, et l'étouffent. Un démon apparaît et il a le rictus cruel de Wolverines le glouton.
Elle pousse un cri horrible, se réveille, la bouche amère. Son cri vrille encore à ses oreilles. Tandis qu'au sein d'Angélique décroissent les échos d'une émotion voluptueuse. Elle a rêvé qu'elle faisait l'amour avec un être indistinct, effrayant et d'une douceur étrange.
Elle se souvient de son cri, mais ce n'est pas elle qui l'a poussé. Il se renouvelle au-dehors, perçant les brumes de l'aube, cri de femme, aigu. Angélique se rue hors de sa couche, vers la fenêtre ouverte, et se penche. Au ras du sol, traînaient des nuées d'un rosé fumeux, brouillard marin voilant les prémices d'un jour de juillet qui serait étouffant. Le silence de ces premières heures avait déjà quelque chose d'opaque, d'écrasé.
Le cœur d'Angélique avait des ratés et ne parvenait pas à retrouver un battement régulier. Si profond était le silence, si moite le brouillard qu'elle crut, de nouveau, avoir rêvé. Mais un troisième cri s'éleva. Cela venait du hangar des filles naufragées.
– Bon Dieu ! jura-t-elle, qu'est-ce donc qui se passe encore ?
Elle se jeta hors de sa chambre, bouscula la sentinelle somnolente, lui fit ouvrir les portes du fort et pria un des Espagnols, qui gardait une poterne à l'extérieur, de l'accompagner. On voyait à peine le sol devant soi.
Près de la grange, des formes nombreuses s'agitaient avec l'égarement des âmes perdues des limbes.
Angélique arriva juste à temps pour se jeter entre deux forts gaillards armés de coutelas qui, nonobstant le fait qu'on ne pouvait distinguer son adversaire à trois pas, prétendaient s'affronter en combat singulier.
– Perdez-vous la tête ! s'écria-t-elle. Que faites-vous dans ces parages à vous battre au lieu d'être à vos bords ?
– C'est à cause de ceux-là qui veulent nous prendre nos femmes, expliqua l'un des antagonistes, en lequel elle reconnut Pierre Vanneau, le quartier-maître du Cœur-de-Marie.
– Comment cela, vos femmes ?
– Bédame, celles qui sont là-dedans.
– Et d'où avez-vous pris qu'elles sont vos femmes depuis hier qu'elles sont arrivées céans ?
– Bédame, c'est bien pour nous que le Bon Dieu les a convoquées, pas vrai, pour nous, les gens du Cœur-de-Marie. C'était dans le contrat, et « priez ! » qu'il a dit, le père Baure. On a prié et...
– Car vous êtes au courant des intentions de Dieu à votre égard ? Vous décidez qu'IL ne peut que façonner des miracles à votre égard ? Et sous ce prétexte vous vous adjugez sans respect des malheureuses que la tempête a jetées sur vos rivages... C'est trop fort ! Je m'étonne, bosco, continua-t-elle en le regardant dans le blanc des yeux, que vous ayez osé entraîner vos hommes dans une telle démarche. Lorsque M. le gouverneur, qui est aussi votre capitaine, sera mis au courant, il vous en cuira.
– Mais, madame la comtesse, je vous ferai remarquer...
– Rien du tout ! fulmina Angélique. Quel est ce vent de folie qui souffle sur vos têtes ?... Vous n'y couperez pas de plusieurs coups de garcette, c'est moi qui vous le prédis, des arrêts sur le beaupré et de la perte de votre commandement, Vanneau.
– Mais, m'dame, c'est à cause des autres.
– Quels autres ?
La brume commençant à se dissiper, Angélique aperçut alors un groupe d'hommes du Sans-Peur, le bateau flibustier de Vaneireick, et choisis parmi les plus patibulaires. La belle Inès, en madras de satin jaune, collier de corail autour de son cou ambré, paraissait les entraîner au combat.
– Lorsque j'ai appris que ces malappris du Sans-Peur entreprenaient d'importuner nos... enfin ces dames, c'est alors qu'avec quelques compagnons nous nous sommes portés à leur secours, expliqua Vanneau. Nous n'allions pas laisser ces cochons de pirates, ces flibustiers pain d'épice, ce rebut de potence mettre la main sur elles.
– De quoi te mêles-tu, gros tas de lard salé ? renchérit son adversaire qui gardait toujours sa longue dague luisante en main, et dont la langue s'embarrassait d'un fort accent espagnol. Tu connais la loi de la flibuste : aux colonies, toutes les femmes sont aux marins qui passent. Qu'on se batte, d'accord, mais nous autres, nous avons droit autant que vous à ce gibier-là.
Vanneau eut un geste de menace, qu'Angélique suspendit d'un seul regard, immédiatement, sans souci de la lame aiguisée qui virevolta à quelques pouces de son visage. Grondant, ronchonnant, houleux, les deux groupes des équipages se resserrèrent autour d'elle, s'affrontant du regard, s'envoyant entre les dents de solides injures dans toutes les langues de la terre.
Inès commença en espagnol d'inciter ses troupes à la rébellion, mais, elle aussi, Angélique la réduisit promptement au silence. Elle la soupçonnait d'avoir entraîné les hommes en cette expédition pour lui causer des ennuis à elle, Angélique, par jalousie enfantine. L'air insolent de la petite Espagnole ne l'impressionnait pas. Elle connaissait ce genre de femmes et savait comment les manier. Pas méchantes sous leurs dehors brûlants, dangereuses seulement par leurs façons d'exciter les mâles et de les pousser à n'importe quelle bêtise. L'intelligence des sens. À part cela, pas plus de raisonnement qu'un colibri. Elle savait comment prendre ces créatures hardies.
D'un seul regard, elle suspendit les harangues de la belle Inès, puis elle lui tirailla sa jolie oreille ornée d'un anneau d'or avec un sourire moqueur et indulgent. Sous cette intimation quasi maternelle, la fille baissa la tête, car ce n'était au fond qu'une petite métisse arrachée à son milieu indien et qui n'avait jamais reçu d'autres attentions que celles, intéressées, des hommes, une pitoyable courtisane des îles. La hautaine mais amicale condescendance d'Angélique la bouleversa et elle ne fut plus, soudain, qu'une gamine déconcertée. Privés de leur ardente animatrice qui avait su les persuader qu'ils ne risquaient rien à se lancer dans l'aventure et qu'elle saurait en convaincre leur capitaine, les hommes de Vaneireick oscillèrent, s'entre-regardèrent et commencèrent à se montrer moins farauds. Sur ces entrefaites, la brume acheva de se dissiper et le tableau apparut dans tout son éclat avec la grosse Pétronille Damourt, ses cheveux rares au vent, ses deux yeux pochés, car la pauvre dame avait essayé fort courageusement de défendre ses ouailles. Si elle n'était pas très alerte, au moins elle y avait mis le poids. Derrière elle, deux ou trois filles curieuses, en chemise, passaient des têtes effrayées, les autres s'étant réfugiées au fin fond de la grange. Delphine Barbier du Rosoy, très pâle, ses bras nus marqués de taches livides, essayait de ramener sur sa poitrine les lambeaux de son corsage arraché. C'était elle dont le cri affreux, lorsqu'elle s'était sentie saisie brutalement par des mains luxurieuses, avait éveillé Angélique. À ses pieds, un homme était étendu – un matelot du Gouldsboro, qu'on avait placé pour la nuit comme sentinelle à la porte du hangar et que les hommes du Sans-Peur avaient assommé avant de défoncer la porte. Cette suprême méchanceté, qui dénonçait bien leurs vilaines intentions, mit le comble à l'indignation d'Angélique. D'autant plus qu'elle apercevait parmi les vauriens quelques-uns de « ses » blessés qui, malgré pansements, blessures, bras ou jambes, ne s'en étaient pas moins sentis assez gaillards pour participer à l'expédition galante.
– C'en est trop ! s'exclama-t-elle, outrée. Vous méritez tous la corde. Vous n'êtes que de la racaille. J'en ai assez. Assez ! Si vous continuez, je vous laisserai en plan avec vos yeux crevés, vos tripes à l'air, votre pus et votre vérole. Je vous laisserai pourrir sur pied, je vous le promets... Mourir de soif, sous mes yeux, sans vous donner une goutte d'eau !
« Comment osez-vous vous conduire ainsi sur notre fief ! Vous n'avez pas d'honneur. Rien ! Vous n'êtes que de la charogne, tout juste bonne à être donnée en pâture aux cormorans... Je regrette de ne l'avoir pas fait lorsque l'occasion s'en est présentée.
Subjugués par la colère d'Angélique et la violence de ses images, intimidés par son air de reine courroucée, sa hauteur impérieuse qu'accentuaient ce jour-là la sévérité somptueuse de sa coiffure, sa robe de faille violet-aubergine – presque une robe de cour – l'éclat de son collier, et cette façon qu'elle avait de se redresser et de se draper dans son manteau de loup-marin, en les toisant comme des croquants qu'ils étaient après tout ; ramenés à leurs proportions de très minables individus, les hommes du Sans-Peur perdaient toute leur faconde, et Hyacinthe Boulanger ainsi que son ami Aristide commençaient à se défiler en douce.
– Monsieur Vanneau, vous avez eu raison d'intervenir, reconnut Angélique. Auriez-vous l'obligeance d'aller me chercher le père Baure et l'abbé Lochmer que j'aperçois là-bas, se rendant sans doute à leur première messe.
Lorsque les religieux furent présents et qu'elle les eut mis au courant de la conduite des matelots :
– Je vous les confie, messieurs les prêtres, conclut-elle. Essayez de leur faire comprendre qu'ils se sont conduits en mauvais chrétiens et qu'ils méritent une sérieuse pénitence. Pour moi, je dois aller instruire M. de Peyrac de l'affaire.
L'aumônier breton éclata en imprécations, promettant à ses administrés tous les supplices de l'Enfer, et le Récollet décida d'emmener les deux équipages à la messe, avec confession préalable.
Baissant la tête, les matelots remirent le couteau à l'étui et, traînant la jambe, le cœur dolent et repenti, suivirent les religieux vers le sommet de la colline.