Chapitre 10

– Voyez, voyez donc, dit le baron de Saint-Castine en désignant d'un geste emphatique son mur paré de chevelures anglaises, voyez, mon père, ne suis-je pas un bon officier au service de Dieu et de Sa Majesté ? J'ai fait campagne avec mes Etchemins et Mic-Macs, contre l'Anglais hérétique, plus qu'il n'en faut pour gagner mon ciel. Pourrait-on me reprocher de la tiédeur dans mes sentiments religieux, moi qui ai suscité la conversion du grand chef Mateconando et de ses enfants et qui suis même leur parrain à tous car il n'y avait personne d'autre pour assumer ce rôle chrétien lors de leur baptême sur cette côte déshéritée.

« Or, voici que le père d'Orgeval, votre supérieur, m'écrit, me reprochant avec acrimonie ce qu'il appelle ma dérobade et même ma trahison en ce qui concerne la nouvelle guerre sainte dans laquelle il vient d'entraîner les Abénakis. Tout d'abord, je vous dirai que cette campagne me semble s'être déclenchée de façon trop précoce et inattendue. Les Indiens sont encore tout occupés des affaires de la traite et aussi de leurs semailles, ce qui pour eux est vital.

– Une croisade peut devenir soudain urgente, répondit le père de Vernon, si elle est menée avec l'aide de tous les cœurs valeureux. C'est peut-être votre... dérobade qui en amènera le prolongement et ne laissera pas aux Indiens le temps de troquer et de semer avant les frimas.

– En tout cas, les miens seront ainsi épargnés, dit Saint-Castine, sombre.

– N'estimez-vous donc pas que c'était leur DEVOIR de se battre pour le Dieu au nom duquel ils ont été baptisés.

C'était le lendemain de leur arrivée à Pentagoët.

Ils se tenaient trois dans la salle du poste de Pentagoët, où s'achevait le repas de midi qui les avait réunis.

Angélique était assise à un bout de la grosse table de bois. Le père Maraîcher de Vernon au milieu. Saint-Castine allait et venait avec agitation en secouant toutes les plumes de sa coiffure à l'indienne.

Une brume épaisse, qui s'était levée dès l'aube de ce jour, les enfermait dans un monde gris et opaque, que transperçaient, comme l'appel d'âmes errantes, les cris déchirants des mouettes invisibles.

Le poste français était modeste.

Saint-Castine avait mis à la disposition d'Angélique une petite pièce qui devait être sa propre chambre, mais elle avait passé une partie de la nuit dans le hangar où on avait parqué les Anglais et essayé de les réconforter. Ils étaient accablés. Maintenant qu'ils étaient retombés aux mains des Français, ils seraient sans nul doute emmenés à Québec et vendus aux terribles papistes du Canada. À moins que le baron de Saint-Castine ne négociât leur rachat avec Boston. Le révérend Patridge pouvait être assuré que ses confrères, pour la plupart notables et magistrats, ne l'abandonneraient pas, quitte à lever une taxe pour rassembler la somme nécessaire, mais miss Pidgeon, qui n'avait aucune famille, serait vouée à une longue vie de captivité et le plus pénible étant d'avoir à résister, chaque jour, aux sollicitations d'une abjuration et d'un baptême catholique. Comme ils étaient tous las, ils avaient fini par se reposer, après avoir absorbé un peu de maïs et de poisson. Angélique resta longtemps à réfléchir sur les moyens de faire parvenir un message à son mari.

Tout finissait par s'embrouiller dans sa tête. Par quel hasard malheureux Colin avait-il arraisonné, juste ce matin-là, la barque ramenant vers l'Acadie le jésuite déguisé, au terme de sa mission d'espionnage. Et Colin savait-il QUI était ce patron anglais qui chiquait et crachait si bien dans la mer ?... Était-ce pour cela qu'il lui avait murmuré : « Prends garde, on te veut du mal ! »

L'ombre agile de Piksarett semblait planer avec ubiquité sur toutes ces périgrinations. Il était à Maquoit la veille du jour où le vaisseau de Barbe d'Or avait jeté l'ancre ; elle avait cru l'apercevoir à l'île Mackworth et voici aussi qu'il l'attendait sur les rives du Pénobscot. Décidée à s'entretenir avec le gentilhomme gascon, Saint-Castine, elle n'eut pas à le faire demander, car, le lendemain, il vint lui-même la convier à partager le repas qu'il prenait avec le jésuite.

Celui-ci, depuis son arrivée la veille, avait eu fort à faire. Avertis par les tambours, les Indiens accouraient de toutes parts pour le rencontrer. Être baptisé par la Robe Noire leur paraissait plus bénéfique que par les modestes et braves moines Récollets. On avait célébré la grand-messe, dont les prisonniers avaient entendu les lointains cantiques. Durant ce repas, le baron de Saint-Castine adressa des clins d'œil encourageants à Angélique.

« Tout s'arrangera, ne craignez rien », voulait-il lui signifier. Malgré tout, il mettait un frein à sa faconde devant le jésuite qui, après avoir dit le bénédicité, avait mangé frugalement et sans hâte, les yeux baissés. Puis le débat s'était engagé. Castine se défendait d'avoir jamais refusé son aide aux révérends pères dans leur lourde et aride tâche de conversion des Indiens et d'évangélisation catholique de l'Amérique du Nord. Il en désignait pour preuve sa monstrueuse panoplie de chevelures rousses, brunes et blondes qui, accrochées à des pitons de bois, garnissaient d'un pelage fade et repoussant tout un mur de la salle. Elles avaient séché sur des petits cercles d'osier, cousues à ce support par des fils de boyaux, comme l'on fait pour les peaux des castors. Elles avaient séché à la porte de toutes les cabanes des guerriers Etchemins, Tarratines et Mic-Macs, puis, une fois apprêtées, elles avaient été portées au fort de Pentagoët, où l'officier français remerciait les Indiens au nom du roi de France et leur remettait un petit cadeau.

– Combien parmi elles n'ai-je pas enlevées moi-même des têtes des hérétiques, disait Saint-Castine, avec la mine chagrine d'un homme dévoué et méconnu, ma moisson était toujours le double de celle de mes guerriers.

« Et puis enfin, mon Père, cette année-ci, nous étions en paix ! Il avait été fermement entendu ici même, lorsque vous vous êtes réunis avant votre départ pour la Nouvelle-Angleterre avec les pères d'Orgeval et Jean Rousse, que rien ne devait être entrepris contre les hérétiques tant que vous ne seriez pas revenu, puisque vous deviez nous rapporter des prétextes de rompre les traités. Or, voici que le père d'Orgeval a déterré la hache de guerre, comme nous disons, nous autres Indiens, plus de dix jours avant votre venue !...

– Sans doute a-t-il trouvé meilleure raison pour le faire que celle que j'aurais pu lui fournir, rétorqua le père de Vernon sans marquer d'émotion. Il est guidé par Dieu et je l'ai rarement vu s'engager dans une action sans en avoir pesé toutes les conséquences.

– La raison qui l'a entraîné à engager la guerre sans vous attendre, je crois pouvoir vous la fournir, interrompit Angélique.

Le père de Vernon, qui, durant la conversation, ne s'adressait qu'à Saint-Castine ou demeurait songeur, les yeux baissés, devant les reliefs de son frugal repas, tourna lentement vers elle son regard morne et énigmatique de Jack Merwin.

– Oui, réaffirma Angélique, je suis certaine que le père d'Orgeval a vu l'occasion de me faire capturer par les Canadiens lorsque je me suis rendue seule à l'établissement anglais de Brunschwick-Falls, à l'ouest du Kennebec, et il a déclenché aussitôt la guerre, car il savait que, quelques jours plus tard, je serais en sûreté à Gouldsboro et que la possibilité d'une telle action ne pouvait plus être envisagée.

À son étonnement, le jésuite hocha la tête en signe d'approbation.

– En effet, c'est ainsi que les choses ont dû se passer. Qu'alliez-vous donc faire dans cet établissement anglais, madame ?

Angélique lui lança un regard de défi.

– J'allais ramener dans sa famille une petite captive que nous avions rachetée à des Abénakis.

– Ainsi, vous, une femme française et catholique, vous trouviez juste et équitable de ramener dans son nid d'obscurantisme de l'hérésie une enfant innocente, alors que le sort, la Providence devrais-je dire, avait peut-être décidé de lui donner sa chance de découvrir la vraie lumière du Christ en Canada ?

Angélique ne répondit rien. Elle ne s'habituait pas à entendre Jack Merwin lui tenir ce langage. Elle jeta cependant en boutade, avec un demi-sourire :

– Son nid, oui !... Les enfants sont comme les oiseaux. Si obscur que soit leur nid, c'est là qu'ils se trouvent bien.

– Donc, vous vous êtes opposée aux desseins de Dieu sur elle, trancha-t-il avec sévérité. Et... comment se fait-il qu'à la suite de cette... embuscade vous n'ayez pas été emmenée à Québec ?

– Je me suis battue, fit-elle, farouche. J'ai défendu ma vie et ma liberté.

Et, se souvenant de son regard méprisant dans le clair de lune de la plage de Long Island, elle insista : Ma liberté !

– Vous avez tiré sur les soldats du Christ ? fit-il.

– J'ai simplement tiré sur des sauvages qui voulaient me scalper.

– Mais encore...

– Et j'ai eu la chance de pouvoir m'accommoder avec le saga more Piksarett, votre grand Baptisé.

Le jésuite fronça les sourcils. C'était là, sans doute, ce qui lui paraissait le plus invraisemblable dans cette histoire.

– Et pourquoi donc, à votre appréciation, madame, le père d'Orgeval voudrait-il s'assurer de votre personne pour l'emmener au Canada ?

– Vous le savez aussi bien que moi...

– Je vous en demande pardon, madame. J'ai quitté ces lieux depuis plusieurs mois, au cours desquels il m'a été fort difficile de correspondre avec mon supérieur. Je me trouvais en danger parmi ces Anglais qui, s'ils avaient découvert mon état d'espion pour le Christ et le roi de France et mon rôle, n'auraient pas manqué de me faire un mauvais sort. À mon départ, vous veniez à peine d'aborder à Gouldsboro...

– Mais nous faisions déjà à vos yeux figure de gêneurs, sinon d'ennemis, s'installant à Gouldsboro avec des moyens dont peu de colons disposent. Quelle occasion de discréditer mon mari et de le désigner à l'exécration fanatique des peuples de la Nouvelle-France, qu'en découvrant en sa femme l'incarnation de la Démone, fit Angélique avec amertume.

« De cela, vous êtes au courant, j'en suis certaine... La religieuse visionnaire ne donnait-elle pas la description d'un établissement des rivages, qui aurait pu être n'importe lequel, mais où les esprits malintentionnés ont tenu à voir expressément Gouldsboro ?... N'annonçait-elle pas les chevaux que nous avons débarqués, par le symbole de la licorne, animal mythique que chevauchait la Démone dans son apparition ?... Et lorsque je me suis rendue, en cavalière, dans l'arrière-pays, le rapprochement s'imposait de lui-même, et tous les Canadiens sont tombés à genoux... de terreur. Pourtant, ce ne sont que les jeux du hasard...

– Oui, dit pensivement le père jésuite, lorsque les choses diaboliques se mettent en route, on remarque souvent que le hasard semble accorder son aide à ceux par lesquels le Mal arrive. Et le temps n'existe plus.

– Mais qui veut le Mal dans cette affaire ? s'écria Angélique, et pourquoi faut-il que ce soit moi absolument votre Démone ? Après tout, il y a d'autres femmes en Acadie sur lesquelles vous auriez pu jeter votre dévolu.. N'est-ce pas vous, Saint-Castine, qui me parliez de cette personne au fin fond de la Baie Française qui mène une vie débauchée et qu'on a surnommé Marcelline-la-Belle ?

Le baron éclata de rire.

– Oh ! Non, pas elle. Oh ! Non, ce serait trop drôle. Elle est tout juste bonne à faire des enfants avec tous les capitaines de passage et à ouvrir les clams plus vite que toutes les autres femmes de la Baie. On dit qu'elle trouve le moyen de mettre son couteau à la fente et de séparer chaque moitié avant que la coquille précédente, vidée et jetée, n'ait atteint le sol... une jongleuse, ça, oui.

– Pourquoi n'y aurait-il pas en cette habileté quelque chose de magique ? interrogea Angélique en riant. Répondez, mon père !

Mais Jack Merwin demeura de glace et ne se laissa pas entraîner sur les chemins de la légèreté à propos de sujets aussi graves. Il parut réfléchir à la suggestion faite, puis secoua la tête.

– Marcelline Raymondeau ?... Non, elle est d'intelligence trop courte.

– Car une Démone doit être intelligente ?

– Certes ! Réfléchissez. Quelle plus grande intelligence après celle de Dieu que celle de Lucifer, le maître des démons ?

« Il est une chose reconnue car souventes fois observée que les démons succubes, c'est-à-dire féminins, s'incarnant dans un corps de femme, ont grande difficulté à voiler leur brillante intelligence durant leur séjour sur cette terre. Et c'est même à la prédominance de cette qualité – si peu courante chez les femmes mortelles – qu'on peut parfois les démasquer.

« N'oublions pas que les plus importants parmi les esprits infernaux, Béhémot, la Bête ; Mammon, la Cupidité ; Abadon, l'Exterminateur, sont des esprits succubes.

– J'y suis, s'écria Saint-Castine d'un air inspiré. Sans aucun doute, il s'agit de la demoiselle Radegonde de Ferjac, la gouvernante des enfants de M. de La Roche-Posay, à Port-Royal, en la presqu'île. Elle est méchante comme une belette, aussi avare que votre Mammon, et laide comme les sept péchés capitaux.

Mais, là encore, le jésuite, secoua la tête négativement.

– Vous vous égarez, mon cher. La chose ne peut être possible puisqu'il s'agit d'une personne disgraciée de la nature. Peut-être la féminité des esprits succubes ne se manifeste-t-elle guère autrement, mais il est un fait que l'on n'en a jamais vu s'incarner dans le corps d'un laideron.

– Et les sorcières alors ?

– Il s'agit de plus que cela. Les sorcières ne sont que des êtres humains ayant commerce avec le démon. Tandis que l'esprit infernal qui entre dans un corps de femme ou s'incarne en lui à la naissance est bien réellement un démon, un des anges déchus qui suivirent Lucifer dans sa chute aux Enfers, aux premières heures du Monde.

– Mais vous ne pouvez penser cela de moi, c'est impossible, s'écria Angélique en se tordant les mains. Je n'ai rien fait, rien commis qui puisse accréditer une si horrible réputation.

– Pourtant, la prédiction est formelle. Une femme très belle et séductrice...

– Suis-je donc si belle ?

Son désarroi ôtait à la question toute coquetterie provocante. Le jeune Saint-Castine lui dédia un grand sourire admiratif.

– Oui, madame, vous l'êtes. Mais, moi, je ne vous accuserai pas pour autant...

– Et séductrice ?... insista Angélique en se tournant vers le jésuite. Allons, mon père, vous en la société de qui j'ai vécu pendant plus de trois jours...

Il abaissa sur elle son regard de mercure, parfois sombre, parfois étincelant, parfois atone, où l'on ne pouvait rien lire, et se caressa le menton d'un air songeur.

– Séductrice ?... je ne sais... Mais séduisante, certes... La nuit de la Saint-Jean à Monégan...

Angélique, craignant que la rougeur qu'elle sentait monter à ses joues ne gagnât son front, l'interrompit.

– Eh bien, oui ! La nuit de la Saint-Jean... Parlons-en... Que peut-on me reprocher ? J'ai ri, j'ai bu, j'ai dansé, soit. Mais puisque vous étiez présent, vous pouvez témoigner que je n'ai rien commis de déshonnête. L'Église catholique va-t-elle se montrer aussi sévère que la Réformée pour les divertissements ?... Je reconnais que si j'avais été avertie de vos titres et de vos fonctions...

Ce fut son tour de l'interrompre avec vivacité :

– Really ?11... vous ne vous doutiez de rien, madame ? Je craignais parfois vos yeux perspicaces.

– Non ! Oh ! Non !... Ne vous faites aucune illusion. Tout au plus pensais-je que vous étiez un ancien capitaine de pirates, un franc bandit sans doute... Vous constatez vous-même que, hélas ! je ne suis pas devineresse malgré les pouvoirs qu'on me prête. Si j'avais su, dis-je, que vous étiez un jésuite, je me serais certainement montrée moins... exubérante, plus prudente. Mais, ceci avoué, je ne regrette rien...

Elle rêva un instant à la nuit magique.

– Comment vous expliquer la joie que m'a donnée cette belle nuit de juin, après les dangers que nous avions courus... La mort ne m'avait-elle pas frôlée le jour même ? Vous le savez mieux que quiconque, vous qui m'avez tirée de l'eau...

Alors, elle s'interrompit, réalisant en effet que c'était bien ce même ecclésiastique assis là, une main sur son crucifix, qui l'avait traînée par les cheveux sur la grève, l'avait soignée pour la ramener à la vie, et puis l'avait enlevée dans ses bras pour la porter près du feu. Angélique n'avait jamais été aussi embarrassée de sa vie et cherchait ce qu'elle pourrait bien dire encore qui ne la ferait point tomber de Charybde en Scylla, lorsque, à un frémissement des lèvres du père de Vernon, à un pétillement fugitif des prunelles, une onde qui courait sur ses traits marmoréens, elle devina qu'il avait envie d'éclater de rire. En vérité, depuis le début de sa conversation avec elle, il riait. Il riait intérieurement, il s'amusait à l'embarrasser, à la confondre, à lui faire dire toutes les sottises possibles.

– Et encore vous vous moquez de moi ! s'exclama-t-elle.

– Ma foi !...

Alors il se mit à rire franchement. Puis il la fixa avec ironie, mais aussi avec une chaleur vivante. Et, pour la première fois, elle découvrit l'étincelle humaine embusquée derrière ce regard sévère. Elle croyait y lire une amicale complicité. Fallait-il donc espérer qu'au cours des trois jours passés sur la barque de Jack Merwin, entre l'ours et le négrillon, il avait vu clair en elle. Il ne croyait pas qu'elle fût la Démone. Elle le lisait dans son regard.

– Laissez-moi partir, Merwin, murmura-t-elle ardemment avec un élan vers lui.

Les yeux du prêtre se dérobèrent vivement. Ses longues paupières s'abaissèrent derechef, et il reprit sa face hautaine.

– Mais... vous pouvez partir, madame, qui vous en empêche ?... Vous n'êtes pas ma prisonnière que je sache... Vous n'êtes que celle de Piksarett...

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