Chapitre 21
Sur une plage où elle poursuit, le soir venu, ses recherches, Angélique devine derrière elle une présence.
Elle se retourne. Et défaille.
L'animal mythique est là !
La licorne.
Dressée, la licorne incline orgueilleusement son encolure d'or et la longue pointe de ses naseaux « étincelle au soleil couchant comme du cristal ». La grève est minuscule, en demi-lune, cloisonnée par des bouquets d'arbres qui projettent hardiment leurs racines jusqu'à la lisière du varech. Elle s'ouvre sur le fjord étroit que l'on nomme la crique des Anémones car, de toutes couleurs, à l'été, elles y fleurissent. Or, sur le sable blanc et lisse, émergent le long cou et la tête de la LICORNE. Angélique croit rêver devant cette apparition et elle n'a pas la force de pousser un cri d'appel. À cet instant, un être hirsute, bramant comme un loup-marin, surgit des eaux. Il se rue en avant et ses clameurs emplissent la crique et réveillent les échos des falaises. Il passe en trombe devant Angélique, se jette devant la Licorne, les bras étendus.
– Ne la touchez pas, misérables ! Ne touchez pas à ma bien-aimée. Elle que je croyais perdue... Ah ! Ne la touchez pas ou je vous tuerai tous !...
Il est gigantesque. L'eau et le sang ruissellent de son visage barbu et hideux. En rigoles parmi ses vêtements haillonneux. Ses prunelles brillent d'un feu effrayant et fugace. Les hommes de Gouldsboro qui sont accourus, attirés par les cris, serrent en main leurs couteaux ou leurs sabres et le regardent avec appréhension.
– N'approchez pas, naufrageurs, ou je vous étrangle.
– Faut l'abattre, dit Jacques Vignot, qui porte un mousquet. Il est devenu fou.
– Non, intervient Angélique, laissez-le. Je crois comprendre. Il n'est pas fou, mais en danger de perdre sa raison.
Alors, elle s'approche du malheureux qui la domine de sa taille énorme, ainsi qu'un géant égaré et halluciné.
– Comment se nommait votre navire, capitaine ? interroge-t-elle avec douceur. Votre navire, qui s'est brisé cette nuit sur les récifs.
Sa voix parvient à l'esprit obscurci de Job Simon. Des larmes se mettent à couler sur sa hure embroussaillée. Il tombe à genoux, entoure de ses bras la figure de proue en bois doré de son navire perdu, presque aussi haute que lui.
– Mais La Licorne, madame, murmure-t-il. Mon vaisseau que j'ai perdu se nommait La Licorne !
– Venez, je vais vous donner à manger, dit-elle à Job Simon, en posant sa main sur son bras avec une douceur qui pénétra comme un bienfait jusqu'à l'esprit troublé du malheureux.
– Et elle, qu'est-ce qu'on va en faire ? bredouilla-t-il avec un geste vers le monument de bois doré qui émergeait du sable. Il ne faut pas lui faire de mal à ma Licorne... Elle est si belle !
– On va la transporter à l'écart de la mer... Et, plus tard, vous la remettrez à la proue d'un autre navire, monsieur.
– Jamais ! Jamais ! J'suis ruiné, je vous dis... Mais au moins elle me reste, elle, ma Licorne !
Hein ! qu'elle est belle ! Dorée à la feuille qu'elle était ! Et je m'ai planté moi-même sur le nez cette belle corne d'un narval que j'avais harponné. Du bel ivoire rosé tout tire-bouchonné...
Vous avez dû voir comme il brille au soleil...
Il monologuait, se confiant à la femme étrangère qui le dirigeait dans son inconscience. Il se laissait entraîner comme un enfant.
Parvenue à la demeure de Mme Mercelot, elle le fit asseoir devant la table rustique. Il y a toujours chez les colons d'Amérique un brouet ou une soupe qui mijote sur les braises de l'âtre. Angélique versa dans une écuelle de la purée de courges accompagnée d'huîtres farcies. Le naufragé se mit à manger goulûment, poussant des soupirs et ressuscitant à chaque lampée.
– Eh bien ! voilà. J'suis ruiné, conclut-il après avoir séché une seconde écuelle. À mon âge, autant dire que j'suis fini. Le cimetière, voilà c'qui m'attend en fait de navire. J'lui avais dit à la duchesse : « Ça finira mal, tout ça. » Mais bernique ! Elle n'en fait qu'à sa tête, cette femme ! J'm'en doutais bien que cette traversée m'amènerait des malheurs, mais à mon âge on prend ce qu'on trouve, pas vrai ? Des filles comme cargaison, voilà où j'en étais réduit, des filles à colons pour les Amériques.
– Cela n'a pas dû être facile, un tel voyage, avec tant de femmes à bord !
Les yeux du capitaine se révulsèrent.
– L'enfer ! soupira-t-il, si vous voulez mon avis, m'dame, les femmes, ça ne devrait pas exister.
Dans les joues, il s'enfourna un quignon de pain entier et un morceau de fromage qu'elle lui présentait, et, tandis qu'il mâchait puissamment, il l'examinait de ses petits yeux perçants.
– Et tout ça pour aller se perdre sur une côte peuplée de naufrageurs, grogna-t-il. Vous avez pourtant pas l'air d'une bandite, vous ! On vous dirait plutôt une bonne et honnête femme, vous. Vous devriez alors avoir honte. Permettre à vos hommes de faire ce sale métier de pilleurs de navires et d'assassins.
– Qu'insinuez-vous là ?
– Mais d'attirer les navires sur vos saloperies de rochers, achever à coups de gourdin les pauvres gars qui essaient d'en réchapper, c'est un métier, cela ? Dieu et les Saints du Paradis vous puniront.
Angélique était à court de réactions pour s'indigner d'une si outrageante accusation. Elle avait eu son comptant de fous et de folles depuis trois jours, de désespérés et d'hystériques. Tout cela s'excusait de la part de gens qui avaient failli périr en mer. Elle répondit sans colère :
– Vous faites erreur, mon brave homme. Nous sommes de simples colons, vivant de commerce et du travail de nos mains.
– Mais alors, pourquoi j'aurais été me f... sur ce seuil de pierres pointues comme des aiguilles, rugit-il en se tendant vers elle, si je n'avais pas vu danser les lumières dans la nuit ? Je sais très bien ce que c'est que d'être naufrageur et comment on balance les lanternes sur les falaises pour faire sombrer les navires, en leur faisant croire qu'il y a un port par là.
« J'suis d'Ouessant, moi, à la pointe de la presqu'île bretonne.
« J'my attendais si peu au choc que j'ai été projeté à l'eau. Et comme j'arrivais à la côte, et que je commençais à me cramponner, « ils » m'ont frappé là et là... Regardez. C'est pas du rocher qui a fait ça.
Il rejeta en arrière sa tignasse de dieu marin encollée de sel et de goémon. Les yeux d'Angélique s'agrandirent et le cœur lui manqua.
– Hein ! Qu'est-ce que vous en dites ? triompha l'homme, heureux de la voir pâle et sidérée.
Mais c'était moins la plaie du cuir chevelu qu'il exhibait qui fascinait Angélique que l'apparition d'une large tache vineuse que Job Simon portait, de naissance, à la tempe.
« Lorsque tu verras le grand capitaine à la tache violette, sache que tes ennemis ne sont pas loin !... »
Qui lui avait dit cela ?... C'était Lopez, le petit boucanier portugais du Cœur-de-Marie lorsqu'ils étaient ensemble à la pointe de Maquoit.
Mais où était Lopez ? Il est mort dans la bataille... du Cœur-de-Marie...