Chapitre 2

Là, tout à coup, devant l'île, il laissa tomber les voiles, et la barque roula mollement, poussée par la houle et se rapprochant insensiblement du rivage. La petite île ressemblait à une couronne d'émeraudes sous les rayons du soleil couchant qui faisaient scintiller les frondaisons vertes et bleues de brillantes aiguilles vernies. Malgré le bruit du ressac et du vent, il semblait que venait de cette île une musique céleste faite de milliers de chants d'oiseaux.

– C'est l'île de Mackworth, fit le pasteur à mi-voix. Le Paradis des Indiens. Méfiez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers le patron de la barque. Il y a beaucoup à parier que cette île est infestée de sauvages aujourd'hui. Ils y viennent de l'intérieur par le lac Sébago et le Présumpscot. C'est leur ancien paradis, disent-ils, et ils n'ont jamais supporté d'y voir les Anglais. L'an dernier, ce damné Français de Pentagoët, le baron de Saint-Castine, s'en est emparé avec ses sauvages. Ils ont joint d'autres Tarratines qui descendaient de Sébago et ils ont massacré tous les fils du vieux Mackworth, et ceux de Richard Vines, et ceux de Samuel Andrews. Depuis, l'île est déserte...

À peine achevait-il ces mots que la barque, doublant une pointe, découvrait une crique, toute scintillante de canoës rougeâtres vides et pressés les uns contre les autres sur le sable d'une plage. Dans cette même lueur dorée du soir, les frêles esquifs d'écorce, sous leur calfat de baume et de résine, brillaient avec la transparence d'élytres d'insectes, hannetons ou scarabées géants. Au même instant, le ciel parut s'obscurcir comme sous une nuée d'orage, l'ombre de la nuit littéralement tomba sur la terre, des milliers d'oiseaux s'envolant soudain par essaims de toutes les ramures de l'île s'unissant en une nappe épaisse gazouillante et criarde, qui, en quelques secondes, parut tendre un voile sur la lumière. Et, muets d'horreur dans ces ténèbres soudaines et mouvantes, voici qu'ils voyaient surgir, fantômes rouges entre les troncs rouges des pins, une multitude d'Indiens aux faces hideuses et bariolées.

Un même mouvement les jeta les uns contre les autres, s'étreignant avec terreur, et plus tard Angélique se souvint qu'elle serrait contre elle en même temps Sammy et Élie Kempton, le colporteur du Connecticut. Ils restèrent là, ballottés de plus en plus profondément par les vagues qui insensiblement les rapprochaient de la barre fermant la plage. Angélique, effarée, jeta un regard traqué vers Jack Merwin. Celui-ci, semblant soudain se réveiller, saisit son gouvernail et, avec une promptitude qui rachetait son imprudence, il tendit en un clin d'œil de nouveau la grand-voile et arracha comme d'un coup d'aile son embarcation des dangereux rouleaux. Cela fait, il ne se pressa pas pour autant de fuir et, après avoir laissé filer quelques nœuds, il changea de nouveau de cap et revint vers l'île Mackworth, se tenant hors de portée d'un jet de flèches, mais défilant si proche qu'aucun détail du harnachement des Indiens ne pouvait leur échapper et qu'ils les voyaient comme composant un tableau immobile et terrifiant, mêlés aux arbres, aux branches, aux rocs de l'île. Le tourbillon immense des oiseaux au-dessus de leurs têtes continuait à les maintenir dans un crépuscule sinistre et criard. L'Anglais Jack Merwin continuait d'inspecter les Indiens, et de passer et repasser devant la plage. Défi, curiosité, provocation ? Bien malin eût été celui qui eût pu lire sur sa physionomie les sentiments qui l'animaient.

Enfin, toujours avec une sorte de nonchalance, il fit signe à son mousse de dresser le foc et mit le cap vers le sud-est, s'éloignant cette fois définitivement de l'île de Mackworth, le paradis des légendes indiennes.

Peu à peu, la clarté revint. Il n'y eut plus que quelques oiseaux, goélands et mouettes, à les escorter.

Angélique tremblait presque autant que les Anglais. Illusion, obsession, elle ne savait plus, mais elle aurait parié que, dans cette ombre caverneuse qui soudain les avait enveloppés, elle avait cru discerner là-bas entre les arbres la face moqueuse du Sagamore Piksarett.

– Vous manquez de prudence, Jack Merwin, fit remarquer aigrement le colporteur ; depuis trois semaines que je voyage avec vous et que je subis vos fantaisies macabres, l'estomac me manque. À chaque instant que nous frôlions un rocher ou que vous décidiez de partir quand l'orage éclate, je peux croire ma dernière heure venue... Et mister Willoagby, la pauvre bête ! Il maigrit de terreur, ne voyez-vous pas ? La peau lui pend, flasque, le long des côtes. Il ne bouge plus, ne peut même plus danser...

– Tant mieux s'il ne bouge plus, grommela Merwin, que ferions-nous sur ce bateau, je vous le demande, d'un ours qui danse ?...

Et il cracha avec un suprême dédain dans les flots.

Angélique ne put s'empêcher de rire. C'était la réaction après la peur. Et il fallait reconnaître que leur assemblée sur cette coquille de noix ne manquait pas de pittoresque. Le négrillon, entortillé d'un capot de bure rouge, rond radis noir aux yeux blancs écarquillés, plantait sur tout cela une sorte de point d'interrogation, un reproche muet, une candide invraisemblance. Où était Adhémar ? S'était-il évanoui ? Non, il était malade. Il vomissait, penché par-dessus bord. Il n'avait jamais pu supporter la mer.

– Et quand vous étiez là à parader devant cette assemblée de serpents rouges, Jack Merwin, continuait de soliloquer le colporteur qui en avait gros sur le cœur, avez-vous jamais songé qu'une flottille de leurs canots pouvait par exemple surgir de derrière la pointe et nous prendre à revers ?

Le patron du sloop ne paraissait pas plus atteint par les récriminations du petit homme que par la piqûre d'une de ses aiguilles.

Curieuse soudain de lui, Angélique le regarda mieux. Sous son bonnet de laine rouge délavé, il avait de longs cheveux très noirs comme peuvent en avoir beaucoup d'Anglais, on ne sait trop pourquoi. Des traits communs, flous dans une face longue, un teint mâle, ni bistré ni rougeaud de nature, un teint d'homme d'Europe soutenu par une santé saine et que le vent de mer avait tanné légèrement.

Quarante ans. Peut-être plus. Peut-être moins... Des yeux noirs, un peu comme du mercure, sous des paupières lourdes qui éteignaient souvent leur lumière et lui donnaient un air d'absence ou d'inintelligence.

Il mâchonnait continuellement une chique de tabac, mais, lorsqu'il crachait vers la mer, il le faisait avec une sorte de distinction négligée.

Sous sa chemise de grosse toile entrouverte et son gilet à boutons de corne, ses épaules étaient étroites mais vigoureuses. Il se vêtait d'un pantalon de droguet, une laine pour marins, rude et inusable, dont les jambes s'arrêtaient sous les genoux. Ses mollets étaient comme des câbles de cordages tressés. Il faisait tout avec ses mollets et ses pieds. Angélique pensa que ce Merwin ne lui plaisait guère. En l'arraisonnant, Colin ne semblait pas avoir eu la main heureuse. Mais sans doute n'avait-il pas le choix. Colin...

Barbe d'Or ! Son cœur ressentit un pincement, une crainte, une brève honte. La journée de navigation avait été si fertile en impressions de toutes sortes que le souvenir de Colin, lui, s'estompait. Tout au fond d'elle-même, elle éprouvait un soulagement que les choses se fussent terminées ainsi. Mais, dans la mesure où elle se sentait désormais à l'abri de sa propre faiblesse, l'illogisme de sa nature féminine, la portait par instants à éprouver un brusque regret, une vague tristesse. Colin... La profondeur de son regard bleu s'enivrant de sa présence, la force de son étreinte primitive. Quelque chose qu'elle connaissait, qui lui appartenait à elle seule. Un recoin secret. Pourquoi ne peut-on aimer selon les élans de son cœur, de son corps ? Pourquoi la qualité et la force d'un amour doivent-elles dépendre de la difficile sélection du choix ?... Comme si la dispersion des sentiments et du don condamnait à n'en jamais connaître la plus grande intensité. Était-ce là une vérité ou une illusion gardée de son éducation première et qui mettait la fidélité à l'époux en première place des obligations d'honneur pour une femme. Ne s'embarrassait-elle pas de contraintes inutiles ? Si elle avait cédé à Colin, quel instant délicieux... et Joffrey n'en aurait jamais rien su. Elle se sentit rougir à la pensée qui lui était venue et humiliée de l'avoir seulement formulée au fond d'elle-même.

Avec impatience, elle secoua la tête dans le vent marin. Il fallait oublier... oublier à tout prix.

Au loin, l'îlot de Mackworth s'estompait, et plus que jamais semblable à une couronne de joyaux brillant sur un crépuscule couleur de menthe verte.

– Là ! Là ! Je vois le Chapeau-Blanc, s'écria le petit Sammy.

L'Old Whitehead était une vaste coupole granitique qui couronnait la petite île de Cushing et dominait de ses cent cinquante pieds de haut l'entrée abritée du port de Portland. L'eau douce venant de la terre s'émulsionnant en écume « savonneuse » par le battage permanent avec l'eau de mer salée de l'océan projetait dans le vent, par les rouleaux perpétuels du flux et du reflux, des franges d'écume blanche qui, s'accumulant en monceaux séchés sur le front de granité gris, lui donnaient ou l'aspect d'un vaste chapeau, ou celui d'une tête d'homme âgé aux boucles blanches, suivant l'éclairage. En s'approchant, la neige de l'écume se dissociait de celle aussi épaisse dont les oiseaux de mer, installés à couver ou à se reposer, garnissaient le moindre roc. Et c'est dans une sorte de tourbillon blanc qu'on approchait, découvrant l'île et son fourmillement grouillant sous cet empanachement duveteux.

Ici, on pouvait dire qu'en cette fin de juin – juin fleurissant de ses fleurs rapides et intenses – toutes les plages grouillaient de puritains autant que de loups-marins, les uns mêlés aux autres avec les oiseaux en giration allègre tout autour, et quiconque essayait de débarquer dans la ronde des labbes, des goélands, des sternes, des mouettes et des pies de mer, quiconque essayait de poser son pied sur un bout de roc blanchi d'écume ou de duvet, pouvait se heurter aussi bien à un phoque dressé et dodelinant qu'à un grave magister puritain, drapé dans sa cape genevoise, et tous deux, finalement, aussi solennels l'un que l'autre, sévères et outrés d'un tel voisinage, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur. On écrasait des œufs dans des nids d'oiseaux, on marchait sur des monceaux de clams ou de coquilles Saint-Jacques, de langoustes ou de crabes, d'huîtres ou de moules, provende assemblée près des feux sur des tapis de goémons, et, pour s'entendre, il fallait posséder une voix plus aiguë que celle de tous les oiseaux de la mer.

– Ne venez pas ! ne venez pas, crièrent des réfugiés en voyant s'approcher la barque. Nous n'avons pas de vivres avec nous. Nous sommes trop nombreux. Il n'y aura bientôt plus de coquillages pour tout le monde et nos munitions en armes sont trop pauvres !

Merwin louvoya à quelque distance. Le petit Sammy Stougton mit ses mains en porte-voix :

– C'est plein d'Indiens là-bas, sur le rocher de Mackworth, cria-t-il, et son timbre clair d'enfant se frayait passage à travers le tumulte du ressac et des piaillements. Prenez garde qu'ils ne viennent vous égorger...

– D'où es-tu, toi, petit ?

– De Brunschwick-Falls, aux frontières.

– Que s'est-il passé là-haut ?

– Ils sont tous morts, cria le petit de sa voix légère dont les mots s'envolaient comme les notes d'une flûte.

La marée était haute. La barque pouvait s'avancer assez loin dans la crique d'accostage, mais Merwin, devant les dénégations énergiques des premiers occupants de l'île, ne chercha pas à aborder. Il se contenta de regarder encore avec curiosité et attention autour de lui. Une grosse femme, qui, son jupon haut troussé, fouillait des anfractuosités de rocher pour y pêcher des langoustes, le héla au passage.

– Êtes-vous de la Côte ?

– Non, je viens de New York.

– Et où vous rendez-vous ?

Il eut un geste du menton vers le nord.

– Gouldsboro.

– Je connais ça, dit quelqu'un, c'est à l'entrée de la Baie française. Vous allez vous faire scalper par les Français et leurs sauvages...

Jack Merwin reprit son gouvernail et manœuvra pour sortir du petit port. Comme il doublait d'assez près la pointe d'un rocher, une autre femme accourut en faisant des gestes et traînant derrière elle une adolescente, nantie d'un petit baluchon.

– Emmenez-la, cria la femme, elle n'a plus de famille, mais je lui sais un oncle là-haut du côté de la Baie française, à l'île Matinicus, à moins que ce ne soit à l'île Longue par-devers le mont Désert. Prenez-la...

Poussée par elle, la jeune Bile, ahurie, sauta dans la barque qu'une lame presque aussitôt emmena assez au large.

– Crazy witch ! cria Merwin sortant de son calme, me prenez-vous pour un ramasseur d'orphelins ? J'ai autre chose à faire qu'à m'occuper de tous ces liseurs de Bible, que le Diable vous emporte tous !...

– Vous parlez comme un païen, rétorqua la femme du bout de son rocher, et vous avez l'accent du Devonshire. Belphégor vous fit deux fois le cœur dur à votre naissance... Mais pourtant, menez cette enfant en lieu sûr, ou le mal vous étouffera, si loin que vous soyez, je m'en porte garante.

Merwin, qui s'était levé dans sa colère, rattrapa son gouvernail et évita de justesse un roc hérissé à fleur d'eau.

– Old witch ! ronchonna-t-il encore, s'ils ont l'Enfer avec eux, qu'attendent-ils pour dominer le monde ?...

– Cette femme n'a pas tort, vos paroles... commença le révérend Thomas.

Mais une vague, embarquant et les trempant tous copieusement, interrompit la discussion. Merwin mit le mousse à écoper.

La mer se faisait houleuse et la barque plongeait de plus en plus dur. Il fallait s'occuper sérieusement de la manœuvre et il n'était plus question de retourner en arrière vers l'île du Chapeau-Blanc pour y rendre l'orpheline. Une brume gris perle et rosé annonçait le soir, un long crépuscule de juin allait traîner sur la mer. Il fallait chercher un havre pour la nuit. Merwin, heureusement, paraissait connaître les parages. Il longea les rives de l'île Peak qui suivait en enfilade, puis celles de l'île Longue qui continuait la procession, elle-même prolongée par l'île Chebrague. À mi-chemin de l'île Longue, sur le côté est, Jack Merwin poussa sa barque contre une grève de cailloux. L'endroit paraissait moins peuplé. Il sauta à l'eau et assura sa barque dans une anfractuosité de rocher, puis gagna la terre ferme, laissant les dames se débrouiller pour sortir de là. Ce qu'elles firent sans craindre de tremper leurs cottes. Après ces longues heures d'immobilité, c'était délicieux de patauger dans l'eau froide et de marauder sur le sable. La jeune fille de l'île Cushing, qui s'appelait Esther Holby, contait ses malheurs à miss Pidgeon. L'ours Willoagby, sorti de son abri, monta la grève, le nez pointé vers des odeurs sylvestres. Angélique découvrit que c'était une bête énorme, lente et pacifique. L'ours s'en alla fouiller au creux des racines. Élie Kempton le rappelait par instants, car il fallait éviter d'effrayer le voisinage.

En écoutant la jeune Esther, Angélique éprouvait de l'estime pour la pauvre enfant. Précipitée au milieu d'étrangers parmi lesquels elle découvrait une papiste française et... un ours, elle n'avait marqué aucun effroi et accepté la situation avec beaucoup de dignité. Les Anglais, dans le malheur, n'ont pas la faconde souvent bruyante des Français. Comme si tout s'enfonçait en eux comme un caillou au fond d'un puits obscur, et la surface n'en était que plus lisse, plus immobile.

Angélique, en entendant Esther raconter comment elle avait vu son père, sa mère, ses frères, scalpés par les Indiens, et sa jeune sœur, emmenée par eux, avait envie de se tordre les mains et de pleurer à sa place.

Merwin revint, portant des brassées de branchages, allumer un feu. Il alla remplir d'eau un chaudron de fonte, y jeta un morceau de porc salé et mit le tout à cuire. Ses gestes étaient précis, ceux d'un homme ordonné, habitué à vivre seul. Avec une promptitude étonnante, la mer se retirait, découvrant la plaine brune des algues et chatoyant de mille petites mares, soudain à perte de vue.

Des petits enfants anglais sortirent du bois et se mirent à chercher des coquillages parmi les rochers découverts.

La nuit tombait derrière les arbres noirs et le ciel et la mer étaient tout imprégnés d'une savoureuse couleur d'orange mûre qui s'assombrissait de plus en plus jusqu'à se teinter d'un rosé ardent et lumineux qui semblait ne pas vouloir s'éteindre jamais. Les enfants sautillaient de roche en roche en chantant une ritournelle. Heureux de leur récolte, ils vinrent tendre leurs paniers aux nouveaux arrivants de la plage. Merwin leur acheta deux pintes de praires et de pétoncles et Angélique les pria de chanter la comptine qu'ils fredonnaient tout à l'heure. C'était, expliqua une petite fille qui était née sur l'île, une chanson qui plaisait aux coquillages. Aussitôt, s'élevèrent leurs voix fraîches et bien rythmées qui niaient le malheur proche. Il y avait parmi eux beaucoup d'enfants réfugiés de la côte, enchantés de cette escapade dans la baie, loin des travaux de la ferme ou des heures d'études à la « meeting-house », et ils n'étaient pas les derniers à scander et affirmer avec conviction :

« Cleams is physic the year all trough come cat my clams, bid the doctors adieu. »1

Pour les remercier de leur gentillesse, le colporteur appela son ours et, au grand émerveillement des enfants, celui-ci se dressa sur ses pattes et les salua solennellement, puis, sommé de désigner la fillette la plus jolie, ou la plus maligne, ou le garçon le plus batailleur, il s'exécuta, semblant réfléchir, hésiter, déposant enfin devant la personne de son choix une fleur d'étoffe, un colifichet ou une pièce d'argent.

Toute une compagnie s'assembla bientôt autour du foyer des étrangers. Découvrant parmi les spectateurs un athlète aux bras noueux, Élie Kempton le pria de se mesurer avec son ours. Le combat était loyal. L'homme avait le droit de se servir de ses poings, Mister Willoagby s'engageait à ne pas se servir de ses griffes. Avec un art consommé de comédien, l'ours feignit à plusieurs reprises de chanceler sous les coups, puis, à l'instant où l'homme commençait à croire à sa victoire, il l'envoya, comme d'une chiquenaude, rouler à quelques pas-Après les rires et les applaudissements, le pasteur fit prier tout le monde et l'on se sépara. Angélique ne put dormir. La nuit était froide et elle n'arrivait pas à se réchauffer, même en se mettant près du feu. Les autres s'enveloppaient qui dans une mante, qui dans un capot ou une couverture, et le colporteur ainsi que mister Willoagby ronflaient de concert dans les bras l'un de l'autre. Angélique enviait le petit homme du Connecticut qui devait trouver contre la fourrure de son rustique ami une tiédeur réconfortante.

C'était une résolution à prendre : désormais, où qu'elle fût, elle ne s'endormirait jamais sans avoir à portée de la main son manteau, ses pistolets et ses souliers, et son premier mouvement, avant même d'ouvrir les yeux, serait de s'emparer de ces objets indispensables à la vie ; après quoi seulement, elle pourrait s'occuper de ce qui se passerait autour d'elle, découvrir des pirates prêts à la razzier ou n'importe quoi d'autre. Faute de réaction assez prompte, elle avait cette nuit les bras demi-nus dans son corsage de fine ratine, et le froid la pénétrait jusqu'au cœur bien que l'air fût crépitant d'une sécheresse extrême. Elle se leva et se mit à marcher le long du rivage. L'air était cristallin, vibrant, et l'île endormie respirait avec de grands souffles chantants des plaintes harmonieuses, où tout se mêlait, le vent, les murmures et les respirations des hommes, les abois des phoques, le ressac...

S'éloignant du campement où la lanterne à vitre de corne du marinier Merwin laissait un halo jaune de repère, Angélique marcha vers une autre lueur entrevue entre les arbres et qui baignait la grève voisine plus étendue. On lui avait dit qu'il y avait sur cette île une « plage chantante » ; on l'entendait lorsque soufflaient certaines brises ou une suave mélodie ou comme les pas d'une armée en marche... Était-ce cela qu'elle percevait, telle une hallucination d'âmes en peine ou l'approche des canots des Indiens pourchassant leurs proies à travers les îles enchevêtrées... ?

La lueur, là-bas, ce n'était pas celle de ce leurre comme elle l'avait cru, mais, seulement la clarté de la longue nuit de juin, si lente à mourir, et qui tendait au-dessus de la terre un vélum d'une verte phosphorescence...

Le long de la bande de sable, les loups-marins tenaient colonie, et les grands mâles, ceux qu'on appelle les maîtres des plages, se dressaient par place comme de sombres monolithes tournés vers la mer scintillante, surveillant on ne sait quoi au large, tandis que se lovaient autour d'eux, plus petites et plus noires, les luisantes femelles... Peuple paisible à la grave innocence, et qu'inquiétait l'agitation des humains en ces domaines préservés où il avait régné si longtemps, on se surprenait à les contempler avec une sorte de pitié et de tendresse. Pour ne point les déranger, Angélique longea la lisière du bois et les grands mâles tournèrent vers elle leurs têtes épaisses et moustachues.

Au siècle précédent, un voyageur avait décrit les phoques avec surprise : « Leur tête est faite comme celle des chiens, sans oreilles, et leur robe est de la couleur de bure brune d'ermites mendiants comme celle que portent chez nous les Minimes... »

Angélique avait lu cela quand elle était enfant et qu'elle rêvait de partir aux Amériques... Et voilà, elle était là maintenant, sur cette grève perdue de l'Amérique, une femme au mi-temps de son existence, et non plus l'enfant rêveuse et exaltée du vieux château de Monteloup, et pourtant il lui semblait que peu de choses avaient changé en elle. « Tout est dit en nous dès le premier âge... On ne change que si l'on renie... »

Qu'était-ce au juste que se renier ?... Joffrey, lui, ne s'était jamais renié...

Les bras croisés sur sa poitrine, elle frottait ses épaules et ses avant-bras afin de se réchauffer. La nuit dernière, elle se trouvait sur le vaisseau de Barbe d'Or et Colin l'avait prise dans ses bras. Et elle frissonnait plus encore à ce souvenir... Toute cette histoire semblait dès lors une sorte de rêve un peu troublant, qu'il fallait oublier, enfouir, effacer...

Mais, à l'extrémité de la plage, il y avait un squelette de baleine échoué, qui dressait dans la luminescente nuit une macabre et gigantesque architecture d'un blanc de neige translucide – forêt d'ossements où jouaient les reflets de nacre, et à travers la cage des grands arceaux, comme tracés à la craie sur la nuit, on voyait trembler des étoiles sur l'horizon...

Angélique, saisie, frissonna plus violemment encore.

Une femme apparut et vint à elle, pâle et blanche dans cette clarté laiteuse.

– Tu as froid, ma sœur, dit-elle d'une voix douce. Tiens, je t'en prie, prends mon manteau. Tu me le rendras quand le soleil sera levé.

Inhabituée à ce tutoiement solennel qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'entendre pratiquer par les Anglais, sauf lorsqu'ils s'adressent à Dieu, Angélique la regardait sans être bien sûre d'avoir devant elle une personne vivante.

– Mais vous-même, madame, n'allez-vous pas souffrir du froid ?

– Je partagerai le manteau de mon époux, répondit la femme avec un sourire quasi céleste.

Et, posant une main sur le front d'Angélique :

– Que l'Éternel te bénisse !...

Quand elle revint, elle aperçut Jack Merwin qui était assis à la pointe d'un rocher dans une attitude de guet.

Angélique, qui regagnait le campement, réconfortée par la cape de la charitable inconnue, s'arrêta à quelques pas de lui pour l'examiner.

Cet homme l'intriguait de plus en plus. Le matin, quand elle l'avait vu pour la première fois, elle l'avait pris pour une brute de matelot ordinaire, mais là, le considérant dans son attitude méditative, il lui apparut qu'il était sans doute un de ces êtres hors du commun, ainsi que les mers lointaines en reçoivent, en cachent et recèlent beaucoup. Son immobilité était si intense – il ne mâchait même plus son éternelle chique de tabac – qu'il se dégageait de lui une qualité de solitude presque inquiétante, qui paraissait brûler en lui comme une flamme haute et ardente.

« Ce doit être un ancien pirate, songea-t-elle, peut-être même de noble naissance ? Un homme lassé de ses crimes et qui veut oublier, se faire oublier aussi de trop dangereux compagnons...

« Est-ce eux qu'il guette, qu'il craint, qu'il recherche, poursuivi par le remords ou la peur ?... Ou bien est-ce un cadet d'une grande famille pauvre d'Angleterre qui a cru que l'aventure ferait de lui un prince ? Et, dégoûté de la compagnie qu'il trouva sur les navires, il a tout abandonné pour retourner à la solitude de la mer.

« Et il a dû avoir aussi un grand chagrin d'amour. J'ai l'intuition qu'il déteste les femmes...

Dans la courbe des épaules de l'homme, il y avait comme une pétrification. On eût dit que l'âme avait déserté ce corps au point de le laisser là, enveloppe vide, pour voguer ailleurs. Qu'entendait-il, que découvrait-il, que surprenait-il dans le secret de cette absence ? Était-ce les canoës indiens qu'il voyait s'avancer là-bas sur la mer lumineuse ? C'était une nuit étrange, pleine de dangers imprécis, de sortilèges tendres et poétiques, et aussi de maléfices peut-être.

Angélique éprouvait le désir d'arracher l'homme à sa bizarre léthargie, qui l'effrayait presque.

– La nuit est belle, n'est-ce pas, mister Merwin ? dit-elle à voix très haute. Elle incite à la méditation, ne trouvez-vous pas ?

Dormait-il ? Il avait les yeux ouverts, mais ses prunelles étaient mornes et vides. Pourtant, au bout de quelques secondes, il tourna la tête vers elle.

– La beauté de ce pays me fascine, reprit Angélique, poussée par une impulsion qu'elle ne contrôla pas, d'essayer de communiquer avec lui, on y respire... Je ne sais comment m'exprimer... cette chose inconnue, disparue à jamais de l'Europe, au point que la notion même vous en est étrangère et qu'on ne le découvre que parvenant sur ses rivages... cette chose mystérieuse et exaltante que je nommerai... l'essence même de la liberté...

Elle songeait tout haut, consciente que la pensée qu'elle avançait était compliquée et obscure et que, essayant de l'exprimer en un anglais encore hésitant, il y avait beaucoup de chances pour que le marinier n'y comprenne goutte. Elle fut presque surprise de voir qu'au contraire elle avait réussi à l'arracher de ses songes.

Elle vit ses traits frémir, ses yeux s'allumer, puis ces mêmes traits se détendirent et se figèrent dans un sourire sardonique et méprisant, tandis que, du regard sombre, jaillissait un éclair d'exécration, presque de haine...

– Comment osez-vous vous permettre de telles paroles, de tels jugements ?... interrogea-t-il de sa voix lente dont il accentuait comme à plaisir l'accent traînard et vulgaire. Parler de liberté, vous, une femme ?

Il eut une sorte de rire cinglant. Et, à travers lui, elle croyait voir briller une face ricanante et ennemie, celle d'un être supérieur qui la méprisait et la rejetait... Un démon !... Voilà ce qui se dissimulait sous son enveloppe étrange, un démon aux aguets parmi les hommes...

Elle recula, envahie d'un sentiment glacé, et s'éloigna de lui.

– Attendez donc..., cria-t-il.

Il la rappelait d'un ton impératif.

– Wait a minute2. Où étiez-vous donc tout à l'heure ?

– J'ai fait quelques pas car je souffrais du froid.

– Eh bien, veillez à ne plus vous éloigner pour je ne sais quel sabbat en forêt, car je compte repartir dès l'aube et je n'attendrai personne.

« Quel mufle ! » se dit Angélique en s'allongeant près du feu. Voilà ce qu'il était, tout simplement, un mufle ! Un mufle à la sauce anglo-saxonne. Un pays qui a donné des reîtres !... Les plus ennuyeux barbares du monde...

Elle s'enveloppa dans le manteau de la femme aux yeux illuminés. Tous un peu fous, ces Anglais !...

– Parler de la liberté ! Vous, une femme !... You, a woman.

Elle entendait sa voix méprisante.

– You... a woman... You... a woman.

Et malgré elle, dans la lassitude de cette nuit, elle se sentait orpheline, accablée par des forces que rien ne pourrait abattre jamais. Et folle était-elle de s'y attaquer !...

Heureusement, il y avait un homme sur la terre, dont elle était la compagne et qui l'aimait...

– Joffrey, mon amour, soupira-t-elle.

Elle s'endormit.

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