Chapitre 6

Et Colin était là de nouveau, dans l'éclat du ciel rosé de l'aube, et la secouait doucement.

– La mer se retire.

Angélique se redressa sur un coude, écartant ses cheveux de son visage.

– La brume est encore épaisse, dit Colin. En te hâtant, tu pourras traverser la baie sans être aperçue.

Angélique se mit sur pied promptement et secoua le sable de ses vêtements. L'heure, en effet, était complice. La brume stagnait à quelque distance de la rive, brouillard léger pétri de lumière, mais formant un écran protecteur entre l'île et Gouldsboro. Le vent n'était pas encore levé et c'était l'heure calme où le roucoulement des tourterelles se mêlait si doucereusement au silence qu'il semblait le rendre plus profond et envoûtant. Les mouettes, petites burettes d'albâtre posées à la pointe brune des roches émergées, participaient à l'immobilité de l'aube, et lorsqu'elles s'animaient, ce n'était que pour un lent vol glissé sans bruit, jetant un éclair lilial à travers la buée rosé et or. Une puissante odeur de varech s'exhalait dans là tiédeur du matin, révélant les vastes étendues de vase et d'algues laissées à découvert par les flots retirés. Angélique fut traversée par l'espoir qu'elle pourrait regagner Gouldsboro sans attirer l'attention et que, par un concours de circonstances miraculeux, son absence avait pu passer inaperçue. Car, en fait, qui pouvait s'inquiéter de savoir si elle avait passé la nuit ou non dans son appartement ? Hors son mari ?... Lequel, étant donné la froideur glaciale de leurs rapports depuis la veille, n'avait pas dû s'en informer. Avec un peu de chance, son escapade, fortuite et inexplicable, risquait d'être ignorée.

Elle se hâta de gagner le bord de la plage. Colin se tint derrière elle, la regardant tâter du pied les premiers cailloux du gué.

– Et toi ? Que vas-tu devenir ? dit-elle soudain.

– Oh, moi !...

Il eut un geste dans une vague direction.

– Je vais essayer de retrouver ceux qui m'ont volé mes couteaux et mes pistolets. Et puis – essayer... d'échapper...

– Mais encore ? s'écria-t-elle. Colin, tu es seul ! Tu n'as plus rien !...

– Ne t'en fais pas pour moi, fit-il avec ironie. Je ne suis pas un enfant au maillot. Je suis Barbe d'Or... n'oublie pas.

Elle restait indécise, un pied posé en équilibre, ne se décidant pas à le quitter. Elle éprouvait le dénuement affreux qui pesait sur cet homme. Il n'avait même plus d'armes. Elle le voyait se tenant au bord d'un îlot désert, géant aux mains nues, et, lorsque le brouillard se serait dissipé, il ne serait plus qu'une bête pourchassée, une proie désignée à l'œil aigu de ses ennemis et qu'on traquerait à travers les îles.

– Va, va ! dit-il avec impatience. Va.

Elle pensa : « Il faudra que j'aille trouver Joffrey... Lui dire tout... Qu'il le laisse au moins s'échapper, s'enfuir, quitter la Baie Française... »

Et, une dernière fois, elle se tourna vers lui pour emporter la vision de son visage de Viking, aux yeux bleus comme deux gouttes de ciel.

Ce fut dans les prunelles subitement horrifiées d'Angélique qu'il vit le danger arriver sur lui. Il se retourna, fit face d'un bond, ses mains puissantes tendues, prêtes à saisir, à étrangler, à frapper, à tuer.

Un homme en armure noire se jeta sur lui, puis quatre, puis six, puis dix. De partout il en sortait, jaillissant du couvert du petit bois de derrière les rochers. Les Espagnols de Joffrey de Peyrac, Angélique les reconnut dans une sensation de cauchemar, comme s'ils eussent été des démons masquant leurs traits féroces d'un visage familier. Ils s'étaient avancés et avaient surgi sans troubler d'un bruit, d'un craquement sur le sable, le silence.

À la seconde même où elle les avait aperçus se ruant sur Colin, elle n'avait pas compris. C'était une vision folle, un rêve de son imagination effrayée.

Elle oubliait que ces hommes-là, choisis par Peyrac, étaient d'anciens guerriers de la jungle péruvienne, formés à l'enseignement de la ruse du serpent, l'approche du félin, la cruauté de l'Indien, et qu'ils avaient en eux le sang des Maures.

Pedro, Juan, Francisco, Luis... Elle les connaissait tous, mais, en cet instant, elle ne pouvait plus les reconnaître. Ils étaient l'incarnation d'une force mauvaise et farouche, acharnée sur Colin, tandis que, dans l'effort pour le maîtriser, leurs dents grinçaient et brillaient, trop blanches en leurs faces couleur de pain brûlé.

Colin se battait comme un lion assailli par une meute de « sloughis » noirs. À poings nus, il frappait et il se blessa contre le cimier d'un casque d'acier, et il se dérobait avec des élans si furieux qu'à plusieurs reprises il réussit à entraîner et à projeter à terre les hommes accrochés à ses vêtements.

Il finit par fléchir des genoux sous leur poids. Saisi aux épaules, il bascula en arrière. Une pique se leva au-dessus de lui.

Le cri d'Angélique jaillit.

– Ne le tuez pas !

– Ne craignez rien, senora, dit la voix de don Juan Alvarez. Nous voulons seulement l'assommer. Nous avons ordre de le capturer vivant.

Le regard noir, hautain et chargé d'une solennelle réprobation de don Juan Alvarez, se posa sur Angélique. Son long et ascétique visage, toujours un peu jaune, émergeait comme à l'accoutumée d'une fraise tuyautée à l'ancienne.

– Veuillez nous suivre, senora, dit-il d'un ton guindé mais autoritaire.

Elle sentit que, si elle se rebellait, il n'hésiterait pas à employer la force. Il obéissait au comte de Peyrac, et, pour avoir vécu des mois dans une intimité forcée au fort Wapassou avec eux, elle savait que, pour don Juan et ses hommes, les ordres du comte étaient sacrés. Une terreur sans nom creusa en elle comme un trou noir et ce n'était encore que la peur de comprendre.

Dans les yeux de don Juan Alvarez, elle lisait sa condamnation. Pour lui, cette femme, qu'il avait honorée comme l'épouse du comte de Peyrac, venait d'être trouvée dans les bras d'un amant. Tout s'écroulait. Et il y avait de la douleur sur les traits hautains du vieil Espagnol. Angélique regarda vers les bois d'où ils avaient surgi, ténébreux en leurs cuirasses d'acier noir, leurs lances pointées vers le dos de Colin, et elle s'attendait à le voir surgir, « lui » aussi, le maître, celui qui leur avait donné l'ordre d'aller saisir Barbe d'Or et de la ramener, elle, comme une captive, une complice du pirate, une femme méprisable. Mais les frondaisons sournoises restèrent closes, frémissant seulement sous l'haleine du vent. Alors, elle caressa l'espoir qu'« il » ne savait pas encore, que c'était le hasard seul qui avait amené les gardes espagnols sur cet îlot. Ne battait-on pas l'archipel depuis la veille pour retrouver Barbe d'Or ?...

– Il faut me suivre, senora, répéta le chef de la garde. Il posa la main sur son bras.

Elle se dégagea et passa devant lui.

Il serait vain d'essayer de se disculper aux yeux d'un Alvarez. Pour lui, elle était coupable. Coupable, elle resterait. Et elle méritait la mort.

Wapassou était loin, qui les avait liés d'une amitié sereine, sous l'emprise de l'hiver. Une suite d'incontrôlables et diaboliques événements semblaient les projeter dans un tourbillon où sombraient estime et joie.

Du sang coulait du front de Colin.

Redressé, solidement encadré, il ne disait rien, ne cherchait plus à se défendre. Ses poignets et ses avant-bras tirés en arriéré avaient été fortement liés, et ses chevilles entravées. Un peu de corde entre elles lui permettait d'avancer.

Tournant le dos aux lointains de Gouldsboro, dont les maisons de bois et les falaises roses commençaient à se distinguer dans la lumière du matin, la petite troupe, escortant Angélique et le prisonnier, traversa l'îlot, passant auprès du vieux navire échoué. De l'autre côté, les roches étaient plus abruptes. Deux barques attendaient dans une petite crique. La marée basse laissait libre un chenal qui permettait de gagner la mer libre. Invitant Angélique à prendre place dans l'une des barques, don Alvarez lui tendit sa main gantée pour l'aider. Elle la dédaigna.

Il s'assit près d'elle. Elle remarquait qu'il était plus jaune encore qu'à l'accoutumée, et que son tic, cette expression féroce qui le prenait de découvrir les dents subitement, malgré lui, et qui lui était restée depuis qu'il avait été torturé par les Indiens Atakapas, le tourmentait particulièrement. C'était la première fois qu'elle remarquait des fils gris dans sa barbiche de seigneur espagnol du siècle passé. En fait, depuis deux jours, don Juan Alvarez avait vieilli de dix ans. À la dérobée, Angélique croisa son regard, et ce qu'elle y vit l'émut. Partagé entre l'attachement qu'il portait au comte de Peyrac et celui que lui avait inspiré – oh ! Bien malgré lui – la noble comtesse qui avait partagé si héroïquement leur hivernage, le noble Espagnol souffrait mort et passion.

Il prit place en face d'elle, en gardien solennel et justicier. Des matelots et des mercenaires, qui attendaient sur la plage, prirent place à bord et poussèrent la barque dans le courant. Une autre embarcation chargeait le reste du détachement.

Elle se dit :

« Je vais mourir ; quand il saura, il va me tuer. »

C'était peut-être puéril, mais elle ne pouvait détacher son esprit de cette certitude. Son cerveau était comme gelé. La fatigue d'une journée éprouvante qu'elle avait vécue la veille à soigner les blessés, et d'une nuit trop courte, achevait de la livrer à l'inquiétude sans défense. Elle se sentait malade, et elle était réellement malade. Pâle jusqu'aux lèvres et grelottant malgré la chaleur montante de ce jour d'été, elle essayait néanmoins de faire bonne contenance. L'hostilité de ceux qui l'entouraient lui était perceptible comme une chape de plomb posée sur elle.

« Et pourtant, leur en ai-je porté des tisanes à tous ces gens-là », pensa-t-elle avec amertume. Mais elle était une femme qui avait déshonoré son époux, et, aux yeux de ces mâles fanatiques, et d'une pointilleuse jalousie, elle méritait la mort. Acte insensé, mais dans la virginité d'une terre sauvage et âpre, tout paraissait possible et dicté par l'intransigeante nature elle-même. Colère, fureur, jalousie, haine et gestes de mort couvaient en la trame même, sensible et fine, de ce beau matin d'été, braises ardentes au cœur des humains. Dans le vent du large qui se levait et la prenait à la face, elle sentait ce même souffle attisant les passions au sein de l'être livré à ses seules forces. Par une appréhension de ses nerfs à vif, elle percevait leur solitude d'hommes et de femmes sans nation ni lois au sein d'une nature indomptée, et combien les atteignait, les imprégnait malgré eux au fil des jours, la sauvagerie du continent. Dans de telles circonstances, un seul homme, un chef, était tout. Et de lui, de ses actes et de ses sentiments dépendaient la vie et la mort. Ainsi le veut la loi des hordes et des peuples depuis que l'homme erre sur la terre. Ce qu'elle avait éprouvé de la force secrète de Joffrey, même dans la douceur et la tendresse, aujourd'hui la laissait presque sans espoir, et, à mesure qu'on approchait du but, profondément terrifiée. Mais où allait-on ? Les barques avaient obliqué vers l'est, longeant la côte. La pointe d'une presqu'île fut à quelques encablures, et, lorsqu'ils eurent contourné le cap, ils découvrirent presque aussitôt une plage à l'abri des rochers, à l'extrémité de laquelle on apercevait quelques hommes en armes. L'endroit était caché, à l'écart de Gouldsboro et de toute habitation.

Près du groupe, elle distingua la haute stature de Joffrey de Peyrac, avec son vaste manteau que le vent gonflait.

« Il va me tuer, se répéta-t-elle, pétrifiée d'une sorte de résignation. Je n'aurais même pas le temps d'ouvrir la bouche. Au fond, il ne m'aimait pas. Puisqu'il ne peut pas comprendre. Ah ! Je serais ravie d'être tuée... S'il ne m'aime pas, à quoi bon vivre ? »

La lassitude qui l'habitait était pour beaucoup dans ces propos égarés qui hantaient son esprit.

« Et Cantor ! Que va dire Cantor ? Qu'on ne mêle pas mon fils à tout cela ! »

Les barques abordèrent. Le ressac était assez violent, et, cette fois, Angélique dut accepter la poigne de don Juan Alvarez pour prendre pied à terre. De toute façon, elle l'eût fait car ses jambes la soutenaient à peine. Elle se retrouva aux côtés de Colin, tous deux encadrés de très près par les soldats espagnols, tandis que les marins amarraient les embarcations. Se détachant du groupe lointain, le comte de Peyrac venait vers eux. Jamais Angélique n'aurait cru que la vue de son mari pourrait lui causer une telle appréhension, surtout après ces longs mois d'amour et d'amitié passés ensemble au fort de Wapassou – et si proches encore dans le temps... Mais... mais... oh ! le vent des rivages avait tout emporté – et ce n'était plus l'homme qu'elle aimait qui s'avançait là. C'était le maître de Gouldsboro, de Katarunk, de Wapassou et d'autres lieux, un chef... et doublé d'un époux que sa femme avait bafoué à la face des siens, de ses hommes et presque de son peuple.

– Est-ce lui ? interrogea Colin sourdement.

– Oui, murmura Angélique, la gorge sèche.

Le comte de Peyrac ne se hâtait pas.

Il avançait avec une hautaine nonchalance qui, en l'occurrence, était une insulte, marquait le mépris, mais aussi accentuait la menace. Mieux aurait-il fallu qu'il se présentât hors de lui, fou de rage, comme l'autre soir. Angélique eût préféré ce paroxysme à cette attente horrible, cette approche du fauve qui se recueille pour bondir.

Elle était reprise par une panique qui la vidait de toutes pensées en face de lui, depuis que Colin était en jeu. C'était un mélange de sentiment de culpabilité vis-à-vis de son époux, de désir de ne pas le perdre et de fidélité envers Colin, qui la ligotait, la nouait jusqu'aux entrailles, et la dépouillait en l'instant même, par excès de crainte, de ses facultés les meilleures.

Dont celle de la parole. Et du mouvement. Au lieu de courir au-devant de lui, elle demeurait clouée au sol, muette. En revanche, son regard enregistrait presque machinalement le moindre détail des vêtements de Peyrac, ce qui était manifestement vain en un pareil moment, et ne pouvait lui être d'aucun secours pour l'aider à résoudre le dilemme inextricable dans lequel ils se trouvaient tous plongés.

C'était un costume vert, de velours. Elle le lui avait vu sur le Gouldsboro l'an dernier, dans ces nuances obscures et somptueuses qu'il affectionnait et dont le raffinement était rehaussé par le choix des dentelles de Flandre composant le collet à revers, dont les pointes de fil d'argent couvraient les épaules. De la même dentelle soulignée d'argent, se retrouvaient les manchettes aux poignets, et elle garnissait le revers de ses bottes anglaises de fin cuir plissé. Un chapeau de castor « ras noir » avec un tour de plumes blanches que le vent tourmentait couvrait ses cheveux touffus. Il ne portait pas, ce jour-là, ses armes à la ceinture. Ses deux pistolets à crosse d'argent étaient glissés sur sa poitrine dans les attaches du baudrier à broderies d'argent qui, barrant son pourpoint de l'épaule à la hanche, soutenait son épée. À quelques pas du groupe, il fit halte.

Angélique eut l'ébauche d'un geste, elle ne savait pas lequel. Colin gronda :

– Ne te mets pas devant moi. Cela, jamais.

Les Espagnols, cramponnés à lui, le maîtrisèrent à grand-peine. Immobile, le comte de Peyrac continuait à l'examiner de loin avec une attention extrême. La tête un peu inclinée sur l'épaule, le maître de Gouldsboro fixait avec intensité le flibustier normand et Angélique, qui ne pouvait détacher les yeux de son mari, vit le regard de celui-ci se voiler. Puis un sourire sardonique crispa la joue balafrée où les cicatrices se distinguaient plus apparentes ce matin-là, comme blanchies sous l'effort intérieur. De la main gauche, il retira son chapeau et continua de s'avancer vers le prisonnier. Parvenu devant l'homme maîtrisé, Joffrey de Peyrac porta la main à son front et à son cœur en un salut oriental.

– Salam analeïkom, dit-il.

– Aleïkom Salam, répondit machinalement Colin.

– Salut à toi, Colin Paturel, roi des Esclaves de Miquenez, continua Joffrey de Peyrac en arabe.

Colin, en arrêt, l'observait d'un œil scrutateur.

– Je te reconnais aussi, fit-il enfin dans la même langue. Toi, tu es le Rescator, l'ami de Moulay Ismaël. Je t'ai souvent vu siéger à ses côtés sur des coussins brodés.

– Et moi, je t'ai souvent vu enchaîné et lié à quelque gibet, sur la place du Marché, en compagnie des vautours...

– Et je suis toujours enchaîné, dit Colin simplement.

– Et peut-être bientôt pendu aussi à quelque gibet, répliqua le comte avec ce même sourire froid qui faisait trembler Angélique.

La langue arabe lui était restée familière et elle avait pu suivre l'essentiel de ce dialogue stupéfiant.

Presque aussi grand que Colin, Joffrey paraissait cependant, par on ne sait quelle contenance seigneuriale de sa maigre stature, dominer son massif adversaire. C'étaient deux êtres opposés, venus de deux horizons différents. Leur face à face n'était rien moins que redoutable. Et un long et profond silence plana, tandis que le comte paraissait méditer. Il n'avait eu aucun geste de violence, même contenue, aucun éclair dangereux traversant son regard. Mais Angélique sentait qu'elle n'existait plus pour lui. Ou, si elle existait, c'était comme un objet, importun, dont on veut à tout prix ignorer la présence. Détachement ou mépris. Elle ne savait. Et cela ne lui paraissait pas concevable, supportable. Elle aurait préféré qu'il la tue, qu'il la frappe. Or, c'était pire. Par son attitude, il lui imposait malgré elle, celle de la femme qu'elle ne voulait pas paraître, qu'elle n'était pas, l'épouse adultère et honnie, rejetée de son cœur et se tenant aux côtés de l'« amant complice » jusqu'au verdict. Mais même cela lui devenait peu à peu indifférent. Indifférents, ceux qui les entouraient, indifférent le décor, dans sa quête désespérée d'un seul de ses regards, quelque chose de lui, n'importe quel signe. Maintenant qu'il savait QUI était Barbe d'Or, comprendrait-il un peu... sa faiblesse ?... Elle aurait voulu avoir le courage d'ouvrir la bouche, de dire : « Expliquons-nous... » Mais elle sentait qu'aucun son ne parviendrait à franchir ses lèvres. La présence des soldats et des matelots la glaçait, et aussi celle des gentilshommes qui faisaient cercle, muets, et dissimulant leur curiosité sous une attitude indifférente, un peu compassée : Gilles Vaneireick, le corsaire flamand, Roland d'Urville, un autre Français qu'elle ne connaissait point, et jusqu'à cet amiral anglais, très raffiné, et son second, plus enrubanné encore. Pourquoi Joffrey les avait-il amenés à ce rendez-vous tragique, où son honneur d'époux risquait d'être durement éprouvé !

Il y avait surtout la peur. La peur que lui inspirait cet inconnu qui lui était pourtant si proche, Joffrey de Peyrac, le Magicien, le Mystérieux, son époux !... On a peur quand on aime trop. On perd confiance. Son cœur se déchirait. Il ne lui jetterait pas un seul regard. Si bouleversée et vaincue se sentait-elle qu'elle ne vit pas que celui qui la regardait c'était Colin. À la dérobée, il capta son expression de détresse, la pâleur de marbre de ce beau visage de femme qu'une meurtrissure bleue enlaidissait, et ce qu'il lut dans les prunelles d'Angélique pour celui qui l'avait frappée lui fit baisser le front, le cœur broyé.

Il venait d'entrevoir la vérité.

C'était cet homme-là, seul, qu'elle aimait. Ce Rescator qu'il avait vu, à Miquenez, entrer dans la ville accompagné d'une escorte splendide. Un renégat de plus qui insultait à la misère des captifs. L'or, l'argent l'auréolaient d'un prestige inégalé. Moulay Ismaël l'honorait extrêmement.

Aujourd'hui, c'était lui qu'Angélique aimait. C'était lui qui la possédait. C'était ce gentilhomme ténébreux, maigre et vigoureux comme un Maure ou comme un Espagnol qui la possédait, cet homme laid aux traits inquiétants marqués par les duels, et beau de tout le rayonnement de son esprit qui jaillissait de ses yeux de feu. C'était ce grand seigneur chargé d'héritage et de grandeur qui la possédait.

Et elle était possédée... jusqu'aux moelles, jusqu'au ventre... jusqu'au cœur. Cela se voyait. Il n'y avait qu'à la regarder... Lire cette expression dévorante et de désarroi enfantin qu'il ne lui avait jamais connue à elle, la vaillante... Mais, quand le cœur des femmes est atteint, elles n'ont plus de honte ni de fierté ni rien. Elles redeviennent des enfants. Il comprit. Lui, Colin – Colin le Normand, Colin le captif – il n'était rien pour elle. Malgré les féminines faiblesses qu'elle avait parfois eues pour lui. Pas d'illusions à se faire là-dessus. En face de cet homme-là, pour elle, il n'était rien. Et qu'importait après tout ? Il allait mourir. Le lieu désert, perdu très loin, de la terre américaine, pour lui, c'était la fin du voyage !...

Et son cœur généreux souhaita ardemment faire quelque chose encore pour elle, Angélique, sa sœur du bagne et qui avait été toute la lumière – chaude, paradisiaque, éblouissante – de sa rude existence.

Il lui devait bien cela. Et il le ferait puisque c'était cela seul qui comptait pour elle.

– Monseigneur, fit-il en relevant la tête fièrement et en fixant son regard bleu dans les yeux impénétrables de Peyrac, monseigneur, je suis aujourd'hui entre vos mains, et après tout c'est de bonne guerre. Je suis Barbe d'Or. Et j'avais choisi ce coin de côte pour ma razzia. Mes raisons étaient les miennes et les vôtres étaient les vôtres de m'en empêcher. Au plus habile et au plus rapide, la fortune des combats. J'ai perdu !... Je m'incline et vous pouvez faire de moi ce qu'il vous chaut... Mais, avant d'entamer procédure et jugement, il faut que tout soit net, et si vous me pendez il faut que ce soit seulement parce que je suis un pirate de vos ennemis, un brigand des mers à vos yeux, un flibustier dont le commerce n'arrange pas le vôtre, et qui a perdu au jeu de la course, mais... pas pour autre chose, monseigneur ! Il n'y a pas d'autre chose, j'en fais serment.

« Des souvenirs, c'est tout. Vous devez le savoir puisque vous m'avez reconnu. On reste amis quand on a été ensemble captifs en Barbarie... et quand on a gagné ensemble la terre chrétienne. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas... pour ceux qui se retrouvent au hasard de la vie. Il faut le comprendre. Mais chacun son destin. Et je peux vous l'affirmer sous serment, monseigneur, ce n'est ni par ma volonté ni par la sienne, précisa-t-il – il eut un mouvement de la tête dans la direction d'Angélique – qu'est arrivée cette mauvaise affaire de cette nuit. On ne plaisante pas avec la marée par ici, vous le savez comme moi ; et quand elle vous cerne sur un îlot, il n'y a guère autre chose à faire qu'à prendre patience et attendre.

« Mais je vous renouvelle ici, serment d'homme de mer, devant vos gens et devant ces seigneurs qui m'écoutent, qu'il ne s'est rien passé, en cette nuit, qui pourrait attenter à la réputation de votre femme, la comtesse de Peyrac, rien qui puisse entacher votre honneur d'époux...

– Je sais, répondit Peyrac de sa voix rauque et sans inflexions, je sais. J'étais dans l'île.

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