Chapitre 3
Il apparut à Angélique, vers la fin du jour, sous les traits d'un homme pâle qui, traversant la baie à marée basse, sautillant de roche en roche, semblait être venu à pied des lointains de la mer. Angélique se tenait alors au seuil de l'auberge de Mme Carrère et, pour la énième fois de la journée, se lavait les mains dans une cuve près d'un tonneau à eau de pluie, et essayait subrepticement d'étendre un peu de baume sur l'ecchymose qu'elle portait à la tempe. Elle n'avait pu se soigner de la journée. Elle était fatiguée et rompue.
– M. de Peyrac vous demande, fit l'homme, dans cet îlot, là-bas ; il faut que vous vous y rendiez d'urgence.
– Y a-t-il donc encore des blessés ? interrogea Angélique, jetant un coup d'œil à son sac ouvert à ses pieds et qui ne l'avait pas quittée.
– Peut-être... Je ne sais.
Angélique hésita une fraction de seconde. Mme Carrère venait de l'avertir qu'elle lui faisait réchauffer une écuellée de petit salé aux choux pour la « remettre » et changer de ces sempiternels coquillages. Et puis il y avait aussi autre chose qu'elle ne put définir sur l'instant et qui la faisait hésiter à suivre cet homme.
– Où est votre barque ? s'informa-t-elle.
– Il est inutile de prendre une barque. On peut aller à pied sec. La baie est à découvert.
Elle le suivit, traversant l'espace étendu entre le rivage et l'îlot désigné. Les algues visqueuses éclataient sous leurs pas avec un petit bruit sec et chuintant. Le miroitement du soleil couchant dans les multiples mares éblouissait Angélique et lui faisait mal aux yeux.
L'îlot émergeait à une distance d'à peu près un mile, détaché en avant-garde d'une chaîne de récifs et couronné des habituels sapins noirs, plantés comme des lances, des pins parasols, de buissons verts et de bouleaux. Une plage de sable vieux rosé montait en pente douce vers les ombrages du petit bois.
– C'est par là, dit l'homme en désignant la lisière des arbres.
– Je ne vois personne...
– Il y a une clairière un peu plus loin. Monseigneur de Peyrac s'y trouve et vous y attend avec d'autres personnes.
Il parlait d'une voix monocorde et indifférente. Angélique le regarda. Elle s'étonnait de son teint maladif et se demandait à quel équipage il pouvait bien appartenir. Lentement, elle gravit la plage, où ses pieds s'enfonçaient dans le sable humide, atteignit l'herbe rase, puis plus touffue.
Il y avait là une clairière en effet sous les arbres, et au centre un vieux navire échoué. La silhouette fantomale du vaisseau dans l'ombre verte s'inclinait, émergeant de l'herbe, des buissons et des lianes. C'était une petite caraque du siècle passé, de cent vingt tonneaux à peine. On distinguait ses balustres chantournés, et la forme imprécise de sa figure de proue rongée et à demi pourrie, qui avait dû représenter le buste musclé et la tête chevelue de quelque dieu marin. Le château arrière était à demi enseveli par des roches, les mâts brisés, mais celui de misaine, plein de chancres rouges, de champignons noirs, se perdait encore à travers les feuillages.
Une tempête, une lame de fond, une marée d'équinoxe, plus haute et géante que les autres, avait dû porter cette épave jusqu'au fond de cet antre feuillu, puis s'était retirée, l'abandonnant là pour toujours.
Un oiseau siffla, jetant une note pure et allègre. Son chant accentuait le silence. L'endroit était désert.
Au même instant, Angélique se souvint de cette chose qui l'avait fait hésiter à suivre l'homme pâle et qu'elle n'avait pu se remettre aussitôt en mémoire : n'avait-elle pas aperçu, quelques instants auparavant, le comte de Peyrac abordant la plage et se dirigeant vers la grange des prisonniers ? Il ne pouvait donc être à la fois là-bas et ici. Elle se retourna pour héler l'inconnu qui l'avait conduite. Il avait disparu. Perplexe et envahie d'un sentiment de danger qui hérissait sa chair, elle reporta ses regards vers le vieux navire. On n'entendait que le bruit des vaguelettes clapotant entre les roches et le chant d'un oiseau aux trilles voluptueux qui fusaient à intervalles réguliers, comme un appel... un avertissement.
Angélique porta la main à sa ceinture, mais elle savait qu'elle n'y trouverait aucune arme. Oppressée, elle n'osait appeler, craignant, en rompant le lourd et tiède silence, de déchaîner elle ne savait quelle découverte horrible.
Comme elle se décidait enfin à ébaucher doucement un mouvement en retrait, elle entendit le bruit d'un pas. Cela venait de derrière le navire.
C'était un pas pesant, étouffé par l'herbe et la mousse, mais qui lui parut ébranler la terre dans ses profondeurs.
Angélique s'appuya à la quille pourrie du navire. Son cœur s'arrêtait. Au soir d'une journée éprouvante, épuisante, qui avait suivi pour elle une mortelle nuit de douleurs et de larmes, l'avance de ce pas inexorable qui s'approchait lent et lourd comme le Destin, et qui n'était ni celui de son mari, ni celui d'un matelot ou d'un Indien, tous deux marchant de préférence pieds nus, ni même – qui sait ! – celui d'un être humain ! la prenait en pleine déroute de ses forces et éveillait en elle toutes les terreurs superstitieuses de l'enfance.
Lorsqu'une ombre puissante se profila à l'angle du navire, se détachant vaguement sur l'obscurité glauque du sous-bois, elle crut à l'apparition d'un ogre ou d'un géant.