Chapitre 15
– À mon tour de vous offrir à tous ici céans un don de joyeux avènement, déclara Angélique tout en prenant place à la table du banquet.
Et, après avoir éveillé leur curiosité :
– Un tonnelet de pur armagnac, dont m'a fait présent, la semaine passée, un galant capitaine basque.
L'annonce provoqua une nouvelle ovation.
– Qu'on m'amène Adhémar, intima Angélique à l'un des hommes qui passaient les plats.
Lorsque le soldat se présenta, toujours ahuri, elle le pria de se rendre au camp Champlain pour quérir les bagages qu'elle y avait laissés depuis le soir de son arrivée. Après sa sortie, l'apparition du curieux soldat du roi de France ayant provoqué des commentaires, Angélique raconta l'histoire et les exploits du brave garçon, ce qui entraîna une conversation des plus gaies et mille anecdotes.
Les plats défilaient, abondants et savoureux. On avait sacrifié un porc. Polir ces Américains des premiers temps, les huîtres, le homard, la dinde, le saumon, le gibier, trop quotidiennement présentés, étaient mets de pauvres.
Angélique se trouvait placée à la droite de Colin qui présidait à l'une des extrémités de la table, alors que Joffrey de Peyrac se tenait à l'autre ayant à sa droite la belle Inès et à sa gauche Abigaël – Mme Manigault lui faisait vis-à-vis. Un peu plus loin, Gilles Vaneireick ne quittait pas Angélique de ses yeux de feu, noirs, dans son rond visage de Flamand. Ensuite, se répartissaient en une proportion équitable hommes et femmes, Français et Anglais, personnages à la livrée éclatante ou au contraire d'austère tenue sombre à rabat blanc, auxquels s'ajoutaient, jouant cavaliers seuls : un moine Récollet, le père Baure, l'aumônier breton du Sans-Peur, l'abbé Lochmer, un tantinet fruste, mais jovial, qui ne se préoccupait pas d'avoir pour voisins les pasteurs Baucaire et Patridge ; un gentilhomme acadien, M. de Randon, débarqué le matin même de Port-Royal, s'entretenait avec son frère de sang, un grand chef Mic-Mac, qui, tout en s'essuyant la bouche de ses cheveux, n'en semblait pas moins présider l'assemblée de toute sa hauteur impériale.
Si sa présence parmi eux étonnait et même scandalisait les Anglo-Saxons, ils l'acceptaient comme une des conséquences de l'originalité française qui les hérisse souvent, mais semble cependant avoir été créée pour permettre aux étrangers de connaître les joies de la licence, de l'extravagance et même du péché, sans les contraindre à en prendre eux-mêmes l'initiative. À cette heure, le très sévère John Knox Mather ne se sentait pas coupable envers la vertu de tempérance, tandis qu'il vidait gaillardement son hanap d'étain, puisque ces vins étaient français.
Français était l'hôte, et Française était l'hôtesse, ce qui autorisait celle-ci à être belle, éclatante et somptueusement parée pour le charme des yeux des hommes, et tant pis si tant de dangereuses provocations la conduisaient infailliblement à pécher contre le sixième Commandement, car, pour Dieu lui-même, péché français est à demi pardonné, et si l'invitée espagnole dégageait un parfum de jasmin aussi lourd que le regard de ses yeux de velours à demi cachés derrière son éventail de dentelle noire, la crainte et l'horreur d'un tel voisinage s'atténuaient du fait qu'on était à une table française, sur le sol d'une concession française. Le génie de cette race étourdie et légère n'est-il pas précisément de conférer à toutes les situations un peu de sa légèreté ?
N'est-il pas vrai que la hardiesse de ces mélanges surprenants dont les Français ont le secret, dans leurs colonies, au lieu de conduire à l'explosion sanglante qu'on pourrait en attendre, provoque tout au plus une légère ivresse euphorique qui permet de rêver l'espace d'une heure que les hommes sont frères et la damnation abolie ?... L'amiral anglais déclara :
– Gouldsboro sera d'ici peu le lieu le plus fastueux de toute la côte américaine. Je ne sais même pas si, dans leurs villes fortifiées de Floride, les Espagnols peuvent mener aussi joyeuse vie. Il est vrai que vous ne leur en laissez guère le loisir, messieurs de la Flibuste, dit-il à Vaneireick.
– Ils ont la réponse rude. C'est d'ailleurs pourquoi je me trouve ici. Je partage votre opinion que l'on y est mieux qu'ailleurs.
– Quel est donc votre génie, monsieur de Peyrac, qui consiste à faire sortir d'un Mal qui paraît irrémédiable partout un Bien acceptable, car vouloir le Bien n'est pas suffisant, il faut encore qu'il soit – comment dirais-je – matérialisable ? dit Knox Mather que les nombreuses libations poussaient naturellement à ses activités dominantes, c'est-à-dire intellectuelles et théologiques.
– Je ne crois pas qu'il s'agit là de génie, répondit Peyrac, que de donner ses préférences à la vie. La mort à infliger est parfois un acte nécessaire – obligé par l'imperfection du monde – mais c'est à mon sens dans la vie que se trouve le seul bien.
L'ecclésiastique fronça les sourcils.
– Hum ! Ne seriez-vous point un peu adepte de ce Baruch Spinoza dont on parle chez les philosophes, ce juif d'Amsterdam qui, si curieusement en désaccord à la fois avec le judaïsme et la doctrine chrétienne...
– Je sais qu'il a déclaré : « Ce qui favorise que l'être individuel persévère dans l'Être, c'est-à-dire la Vie, se nomme Bien, ce qui l'empêche se nomme Mal...
– Que pensez-vous de ces propos inquiétants, vagues et qui semblent dénier à Dieu sa présence souveraine ?
– Que le monde change ! Mais sa gestation est lente et douloureuse. C'est le propre des idolâtres, auxquels nous appartenons tous ici par nos origines, que de ne pouvoir changer d'images. Vous autres, messieurs les Réformés, vous avez déjà fait un effort dans ce sens en brisant les statues des églises et vous, messieurs les Anglais, vous avez fait un pas vers le libéralisme des hommes en coupant la tête à votre roi, mais prenez garde. Un pas en avant, se paie parfois de deux pas en arrière.
– Messieurs, messieurs, s'exclama le père Baure tout effaré, que racontez-vous là ? Je ne devrais pas me trouver à votre table. Vos propos sentent le soufre... Couper la tête aux rois ! Briser les statues !... Voyons, voyons ! Oubliez-vous que nous sommes des créatures de Dieu, et qu'à ce titre nous nous trouvons dans l'obligation d'obéir à ses lois, de nous incliner devant les hiérarchies instituées par Lui-même sur la terre, telles que les dogmes de la Sainte Église tout d'abord, et les décisions des princes qui, de droit divin, nous gouvernent. Leur couper la tête ! Vous n'y songez pas !... L'enfer vous attend. Il se dit ici des choses qui donnent le frisson !...
– Et il s'y boit aussi du fort bon vin, intervint Vaneireick. Buvez donc plutôt, mon bon père. Les pires propos s'oublient au fond d'un verre.
– Oui, buvez, insista Angélique en souriant au religieux pour l'aider à se remettre. Le vin est aussi un don de Dieu et il n'y a pas de meilleure panacée pour permettre à des Français et des Anglais réunis d'oublier ce qui les sépare.
Adhémar passa la tête par l'entrebâillement de la porte.
– J'ai votre tonnelet, Mâme la comtesse.
« Et le coffre aux scalps d'Englishes de M. le Baron, qu'est-ce qu'il faut en faire ?