Chapitre 13

Dans le silence médusé et incompréhensif qui suivit cette déclaration, Joffrey de Peyrac se donna le temps de relever les fragiles garnitures de dentelle de ses poignets sur les revers de ses manches.

Puis il reprit avec sang-froid :

– M. d'Urville, qui a longtemps assumé cette tâche fort difficile, va être nommé amiral de notre flotte. L'importance et le tonnage de nos navires, tant de commerce que de combat, qui se multiplient et augmentent sans cesse, nécessitent la nomination d'un homme de métier à leur tête. De même, le développement pris en quelques mois par Gouldsboro, grâce en grande partie à votre activité et à vos industries, messieurs les Roche-lais, m'oblige à choisir comme gouverneur un homme ayant à la fois l'expérience de la mer et celle du gouvernement des peuples et des nations les plus diverses, car notre port, prenant peu à peu une place primordiale et unique pour la contrée que nous nous sommes librement choisie, c'est le monde entier que nous allons y recevoir désormais.

« Or, sachez que nul n'est plus apte à faire face aux mille embûches qu'un tel rôle va susciter pour nous tous que l'homme que je vous désigne aujourd'hui, et entre les mains duquel je remets, avec une entière confiance, le sort de Gouldsboro, de son éclat, de sa prospérité et de sa grandeur future.

Il s'interrompit, mais aucune voix ne fit écho à la sienne. Il n'avait plus devant lui qu'une assemblée de personnages pétrifiés.

Parmi ceux-ci, Angélique n'était pas la moins frappée. Les paroles de Joffrey lui entraient dans l'oreille comme une suite de sons, mais leur signification ne lui parvenait pas. Ou, plutôt, elle en cherchait encore vainement le sens, un autre sens qui signifierait que Colin devrait être pendu.

Devant le tableau qu'offraient toutes ces bouches ouvertes et ces yeux écarquillés, Joffrey de Peyrac ébaucha un sourire sarcastique.

Puis il reprit :

– Cet homme, vous le connûtes sous le nom de Barbe d'Or, corsaire des Caraïbes. Mais sachez qu'auparavant il fut douze années le roi des captifs chrétiens de Miquenez, au royaume de Maroc en Barbarie, dont le souverain pressurait durement les chrétiens et qu'à ce titre le sieur Colin Paturel ici présent régenta durant douze années un peuple de milliers d'âmes. Ces gens issus de tous les rivages du monde, parlant toutes langues, pratiquant les uns et les autres des religions diverses, abandonnés à leur misérable condition d'esclaves sur une terre étrangère, hostile et musulmane, esclaves sans recours et sans secours contre les sévices qui les accablaient et les tendances au mal qui les rongeaient, trouvèrent en lui pendant douze ans un guide sûr et indomptable. Il sut en faire un peuple fort, digne, uni, luttant contre les tentations du désespoir et de l'abjuration de sa foi du baptême.

Alors Angélique commença de réaliser la vérité : Colin ne serait pas pendu. Il vivrait, il régnerait de nouveau.

C'était de lui que Joffrey parlait lorsqu'il disait : « Il saura vous guider par sa sagesse... »

Alors la paix entra en elle, mêlée à une douleur sous-jacente aiguë. Mais il y avait d'abord la paix, et elle buvait littéralement les paroles qui tombaient des lèvres de son mari, en proie à une émotion qui la jetait hors d'elle-même et amenait enfin des larmes à ses cils. Était-ce cela qu'il lui demandait hier soir avec tant d'insistance, dans la chambre du Conseil, et à quoi Colin opposait des refus si farouches ? Puis il avait incliné sa tête lourde et il avait dit oui.

– Sans être ici en servitude comme les chrétiens de Miquenez, reprenait Joffrey, nous n'en sommes pas moins en butte à des épreuves analogues : abandon, animosité mutuelle, danger de mort constant. Il saura vous aider par sa sagesse à les affronter, de même qu'il vous guidera dans vos échanges avec les nations avoisinantes, car il parle l'anglais, le hollandais, l'espagnol, le portugais, l'arabe, voire le basque. Natif de Normandie et catholique, il vous sera précieux également dans vos relations avec les Français d'Acadie. Monsieur d'Urville, voulez-vous avoir l'obligeance de répéter dans votre porte-voix l'essentiel de l'annonce que je viens de faire afin que chacun puisse la recevoir et méditer à loisir.

Pendant que le gentilhomme s'exécutait, les Rochelais sortaient enfin à leur tour de leur stupeur – assez motivée, il faut le reconnaître.

Ils commencèrent à s'agiter et à murmurer entre eux.

Dès que la répétition de l'annonce fut terminée, Gabriel Berne s'avança.

– Monsieur de Peyrac, vous nous avez déjà fait avaler pas mal de couleuvres. Mais celle-là, je vous en avertis tout net, ne passera pas. D'où tenez-vous d'aussi complets renseignements sur cet individu dangereux ? Vous êtes-vous laissé berner par ses racontars de vagabond hâbleur, comme ils le sont tous, ces pirates vivant du bien d'autrui ?

– J'ai connu moi-même l'œuvre de cet homme lorsque j'étais en Méditerranée, répliqua Peyrac. Et je l'ai vu attaché aux colonnes de la flagellation, payant pour ses frères qui avaient osé ouïr la messe une nuit de Noël. Plus tard, il fut crucifié par les mains à l'une des portes de la ville. Je n'ignore pas que le sieur Paturel n'est point désireux de me voir rappeler ces faits anciens, mais je vous les citerai néanmoins, messieurs, afin que vous soyez rassurés dans votre piété. Je mets à votre tête un fier chrétien qui a déjà su verser son sang pour sa foi.

Le murmure des Rochelais s'amplifia. Les supplices soufferts dans la foi catholique n'avaient a leurs yeux aucune valeur et ce n'est pas comme cela qu'on les aurait. Au contraire. Ils y voyaient plutôt l'entêtement d'un esprit borné attaché à de superstitieuses et diaboliques croyances.

Une rumeur passa et s'enfla :

– À mort ! À mort ! Traîtrise ! Nous n'acceptons pas... À mort, Barbe d'Or !

Colin, qui, jusqu'alors, était resté impassible et comme à l'écart du débat, debout entre les mercenaires espagnols, s'avança et vint se placer aux côtés de Joffrey de Peyrac. Les poings sur les hanches, il laissa tomber sur l'assemblée surexcitée son profond regard bleu.

Il y eut comme un recul devant sa massive présence, et les cris de mort s'affaiblirent peu à peu, puis moururent dans un silence atterré.

Berne réagit avec sa fougue habituelle. Il s'élança en avant.

– C'est de la folie, hurla-t-il, la main tendue vers le ciel pour le prendre à témoin de l'égarement qui les saisissait tous. Vingt fois devriez-vous le pendre, monsieur de Peyrac, rien que pour le tort qu'il a causé à Gouldsboro. Et vous-même, comte, oubliez-vous qu'il a attenté à votre honneur, qu'il a...

D'un geste impératif, Peyrac suspendit la phrase accusatrice qui ferait rejaillir sa boue sur Angélique.

– S'il méritait d'être pendu, ce ne serait pas à moi qu'il siérait de le conduire au gibet, déclarat-il d'une voix sourde mais sans réplique. La reconnaissance que je lui dois me l'interdirait.

– La reconnaissance ! ?... Votre reconnaissance ! ? À vous ?

– Certes, ma reconnaissance, appuya le comte. Voici les faits qui me l'engagent. Parmi les exploits que le sieur Paturel a à son actif, le moindre n'est pas celui de son évasion – odyssée qu'il tenta avec plusieurs captifs, affrontant les pires dangers afin de fuir le Maroc – évasion couronnée de succès.

« Or, parmi ceux qu'il aida ainsi à parvenir en terre chrétienne, se trouvait une femme, captive des Barbaresques, qu'il arrachait au sort terrible réservé aux malheureuses chrétiennes livrées aux mains des Musulmans. En un temps où mon propre exil et mon sort misérable me tenaient dans l'ignorance du sort des miens et ne me permettaient pas de venir à leur secours dans les dangers qu'ils couraient, abandonnés de tous. Cette femme était la comtesse de Peyrac, mon épouse ici présente. Or, le dévouement du sieur Paturel sauva la vie qui m'était précieuse pardessus tout. Comment pourrais-je l'oublier ? (Un mince sourire naquit au coin de sa lèvre couturée.)

« Voilà pourquoi, messieurs, oubliant les malentendus du présent, nous ne pouvons voir, la comtesse de Peyrac et moi-même, en cet homme qui fait l'objet de votre vindicte qu'un ami, digne objet de notre totale confiance et de notre estime. Dans ces dernières paroles qu'elle avait perçues comme en état second, une désignation frappait Angélique, l'éveillait comme un coup de fouet, la cinglait presque, tel un appel impératif de la voix rauque et apparemment sereine, lui enjoignant, lui ordonnant de se soumettre à ce qu'il en avait décidé, lui, de toute cette affaire.

« La comtesse de Peyrac et moi-même. »

Ainsi il l'englobait dans son plan, ne l'autorisait pas à s'y dérober, et son but souterrain lui apparaissait, effacer l'opprobre. Effacer l'insulte que sa femme et Colin lui avaient infligée publiquement. Qu'y avait-il entre eux ? Rien d'autre que des souvenirs d'amitié et de reconnaissance qu'il se flattait de partager lui-même. Il brouillait ainsi aux yeux des autres la nature des passions qui les déchiraient tous trois, travestissait les apparences. Elle-même n'avait-elle pas, d'instinct dans sa fierté, adopté la même attitude ? Les protestants seraient-ils dupes ?

Il faudrait bien qu'ils le soient ! Qu'ils fassent comme s'ils l'étaient. Joffrey de Peyrac avait décidé que Colin Paturel était homme digne de siéger à ses côtés pour le gouvernement de ses peuples, et qu'il ne pouvait avoir envers lui que des raisons de reconnaissance et d'amitié. Il faudrait bien que la foule se soumette à l'image qu'il lui imposait. Qui pouvait résister à l'intense volonté d'un Peyrac ?

Jamais Angélique n'avait senti autant sa poigne de fer sur eux tous, et littéralement les saisissant, les façonnant selon les lois de sa personnelle autorité. Elle en éprouvait une admiration subjuguée, mais où n'entrait aucune chaleur de sentiment, et sa souffrance se fit plus aiguë, plus clairvoyante.

C'était à « la comtesse de Peyrac » qu'il venait de jeter un ordre, mais il n'avait pas eu un regard pour elle tout au long de son explication, et à aucun moment sa voix n'avait marqué

cette intonation de tendresse qu'il ne pouvait retenir, naguère, lorsqu'il parlait d'elle, même à un étranger.

Les regards de tous allaient d'elle aux deux hommes, debout, côte à côte, sur l'estrade, et les lèvres tremblantes d'Angélique, la stupeur qui malgré elle avait traversé ses prunelles achevaient de déconcerter et d'inquiéter les esprits...

Colin, impassible, continuait à regarder au loin, au delà des têtes houleuses et agitées, les bras croisés sur sa poitrine. Telle était sa contenance impérieuse, et d'une noblesse extraordinaire, que déjà on ne le reconnaissait plus.

On cherchait ailleurs Barbe d'Or, le pirate débraillé, bardé d'armes et de méfaits sanglants. Près de lui, et comme semblant le protéger et le couvrir de sa puissance, le comte de Peyrac, dédaigneux mais vaguement souriant, guettait avec curiosité les effets de son coup de théâtre.

– Voyez-les donc tous trois, s'écria Berne d'une voix haletante, en désignant tour à tour les deux hommes et Angélique, voyez-les ! Ils nous dupent, ils nous trompent, ils se moquent de nous...

Il tournait sur lui-même en homme égaré, à demi fou, hors de lui. Il arracha son chapeau et le jeta au loin.

– Mais regardez-les donc, ces trois hypocrites ! Que trament-ils encore ?... Devrons-nous être toujours mystifiés par des êtres de cette espèce ? Oubliez-vous quelles papistes n'ont aucune vergogne ! Rien ne leur coûte lorsqu'il s'agit de réaliser les intrigues de leurs esprits tortueux d'idolâtres. C'est inconcevable ! Frères, accepterez-vous ces décisions iniques, ce jugement dérisoire, insultant ?... Accepterez-vous d'être placés sous la dépendance du plus vil individu que nous ayons eu à affronter, jusqu'alors ? Acceptez-vous de recevoir dans nos murs une racaille criminelle et débauchée qu'il prétend nous imposer comme colons ?...

« Et tes crimes, Barbe d'Or ! hurla-t-il, tourné d'un élan haineux vers Colin.

– Et les tiens, Huguenot ! riposta celui-ci en se penchant à son tour par-dessus la balustrade et rivant la lame bleue de son regard dans celui du protestant.

– Mes mains sont pures du sang de mon prochain, rétorqua Berne avec emphase.

– Que nenni... Nul d'entre nous ici n'a les mains pures du sang de son prochain. Cherche bien, huguenot, et tu le retrouveras le souvenir de ceux que tu as sacrifiés, tués, égorgés, étranglés de tes propres mains. Si loin et si profond que tu les aies enfouis, cherche bien, huguenot ; tu les verras revenir à la surface de ta conscience, tes crimes, avec leurs yeux morts et leurs membres raidis.

Berne le fixa en silence. Puis chancela, comme frappé par la foudre, et recula. La voix sonore de Colin Paturel venait de lui jeter à la face le souvenir de la lutte souterraine menée par les Réformés de La Rochelle depuis plus d'un siècle. Ils ressentirent le souffle acre des ténèbres, l'haleine de charogne des puits sur la mer où basculaient les cadavres des provocateurs de la police ou des jésuites.

– Ouais, reprit Colin, en fermant à demi les yeux pour les observer, je sais. Je sais bien. C'était pour vous défendre ! Mais c'est TOUJOURS pour se défendre qu'on tue. Pour se défendre : soi, les siens, sa vie, son but, ses rêves. Bien rare est celui qui tue pour le mal seul. Mais l'indulgence du pécheur pour ses fautes, il n'y a que Dieu pour la partager, car lui seul sonde les reins et les cœurs. L'homme trouvera toujours sur sa route un frère pour lui dire :

« Toi, tu es un assassin. Moi, non ! » Or, cela n'existe pas en notre temps un homme qui n'ait pas tué. Un homme digne de ce nom, en notre temps, a toujours du sang sur les mains. Et je dirai même que donner la mort est une tâche et un droit imprescriptibles que nous recevons dès notre naissance, nous autres mâles, car notre temps c'est encore le temps des loups sur la terre bien que le Christ soit venu. Cessez donc de dire du voisin : « Toi, tu es un criminel, moi, non ! » Mais au moins, puisque vous êtes contraints de donner la mort, travaillez pour la vie...

« Vous avez sauvé votre peau, huguenots de La Rochelle, vous avez échappé à vos tourmenteurs ! Refuserez-vous à d'autres, refuserez-vous à ceux-là qui sont aussi des condamnés, les chances que vous avez reçues, même si vous estimez que vous êtes les élus du Seigneur et que vous seuls méritez de survivre ?...

Les Rochelais, que l'attaque de Colin avait impressionnés, se ressaisirent lorsque leurs regards tombèrent sur l'équipage du Cœur-de-Marie. À ce sujet, leur conscience ne se laisserait pas égarer.

M. Manigault s'avança jusqu'au pied du balcon.

– Laissons de côté vos assertions à propos de prétendus crimes dont nous avons tous les mains chargées. Dieu absout ses justes. Mais voulez-vous dire, monsieur – il insista sur le « monsieur » avec ostentation – que vous prétendez... nous imposer AUSSI, avec l'accord de M. de Peyrac, ici même à Gouldsboro, le voisinage de ces crapules dangereuses qui composaient votre équipage ?

– Vous vous êtes très mépris sur la nature de mon équipage, répliqua Colin. La plupart sont de fort braves gars et qui m'avaient précisément suivi en cette campagne dans l'espoir de devenir colons et pouvoir jeter l'ancre, enfin, en un lieu choisi où on leur promettait de la bonne terre et des femmes à marier. Même le droit à la propriété sur ce lieu où vous êtes installés a été payé par moi et par eux en beaux deniers et contrats. Malheureusement, il y a eu ostensiblement maldonne et je me rends compte que j'ai été trompé par mes bailleurs de fonds de Paris qui m'ont désigné expressément cette place de Gouldsboro comme libre et appartenant aux Français. Sur parchemin nous y avons plus droit que vous, fuyards réformés, et M. de Peyrac l'a reconnu, mais nos grands bonnets ignares de France semblent avoir oublié que le traité de Bréda la laissait sous juridiction anglaise. Je reconnais aussi et m'incline. Or, les papiers, on peut en faire le cas qu'on veut. La terre, c'est autre chose. Il y a déjà eu trop de bons hommes sacrifiés pour un coup fourré d'ignorants... ou de malveillants dont nous avons été les jobards.

« De ce que j'avance, M. de Peyrac se déclare prêt à vous en fournir les preuves, à en discuter avec vous, dans le privé. Mais pour ce qui est des décisions que nous avons prises l'un et l'autre et des contrats que nous avons passés l'un vis-à-vis de l'autre, c'est chose faite, et il n'y a pas à revenir là-dessus. Seulement à savoir, tous ensemble, ce que nous en ferons de bon ou de mauvais...

Sa voix, à la fois implacable et insinuante, agissait, arrêtait toute velléité de révolte sur les lèvres, et en même temps son regard captivait l'attention.

« Ça y est, pensa Angélique, tandis qu'un frisson irrépressible la parcourait des pieds à la tête, ça y est, il les tient... il les a... il les tient tous en main... »

La puissante éloquence de Colin Paturel, son ascendant sur les foules avaient toujours été ses armes premières.

Il venait d'en jouer avec une fougue magistrale.

Penché vers eux, et sur un ton de confidence, mais qui portait loin, il reprit :

– Il y a une chose que je vais vous dire et que j'ai apprise lorsque j'étais en servitude chez les Sarrasins. C'est combien les fils du Christ, les chrétiens, se haïssent entre eux. Combien plus que les musulmans et les païens !.... Et moi, je vous dis ce que j'ai compris, c'est que tous tant que vous êtes, chrétiens, schismatiques, hérétiques ou papistes, vous êtes tous du pareil au même, des chacals aux dents aiguës prêts à vous entre-dévorer entre frères pour une virgule de vos dogmes. Et que je vous dise, moi, je vous affirme que le Christ, que vous prétendez servir, n'a pas voulu cela, et qu'IL n'en est pas heureux...

« Alors, je vous préviens, dès ce jour, parpaillots et papistes de Gouldsboro, je vous tiendrai à l'œil, je vous tiendrai en paix et bonne entente, comme j'ai tenu en paix les esclaves de Miquenez durant douze années.

« S'il y a de vraies crapules parmi vous, je saurai les découvrir. Mais je n'en vois point trop jusque-là, sauf dans ma cargaison la plus récente, deux ou trois, dont j'ai essayé déjà de me débarrasser, mais qui me collent aux jambes comme des sangsues de Malacca. Qu'ils se tiennent donc tranquilles, ceux-là, sinon leur tour viendra pour de bon de se balancer au bout d'une corde.

Un coup d'œil peu rassurant alla cueillir Beau-marchand qui s'était traîné au premier rang, soutenu par son frère de la côte, Hyacinte.

– Maintenant, continua Colin, je vais vous donner trois institutions qui prendront départ en ce jour, marqué par ce qu'il est le premier de mon gouvernement à Gouldsboro.

« Tout d'abord, sur ma cassette de gouverneur, je dote le port et l'établissement de Gouldsboro de veilleurs de nuit. Un par trente feux. Nous aimions bien ça, hein !. dans nos villes et nos villages de France, sentir le veilleur de nuit qui passe par les rues tandis que tout le monde dort. Plus encore que là-bas, nous avons besoin qu'on veille sur nous la nuit car l'incendie dans le désert, c'est la fin, la ruine, et l'hiver, c'est la mort. Et dans un port où il passera sans cesse des gens désordonnés et soûls, il faut une sentinelle bien éveillée pour surveiller ce que peuvent fricoter des ivrognes ou des abrutis étrangers. Enfin il y a le constant danger des Indiens et de ceux qui se mettraient en tête de nous déloger.

« Les veilleurs de nuit seront nommés par le gouverneur, et leurs frais d'entretien, d'équipement soutenus par lui. C'est mon cadeau d'avènement à Gouldsboro.

Il s'apprêtait à poursuivre lorsqu'une voix de femme s'éleva dans le silence pesant.

– Merci, monsieur le gouverneur, disait cette voix frêle et claire mais énergique.

C'était celle d'Abigaël.

Il y eut un remous, un murmure où de timides expressions de gratitude se mêlèrent aux protestations de la plupart des hommes. Alors on capitulait !... Ils voulaient laisser entendre qu'ils n'avaient pas encore donné leur approbation à l'intronisation, et qu'on ne les appâtait pas avec des veilleurs de nuit.

Abigaël regarda fermement maître Berne. Colin Paturel eut un léger sourire vers la jeune femme et reprit, après avoir étendu la main pour réclamer le silence :

– La seconde institution vient à point après l'interruption de l'aimable dame. Nous souhaitons, en effet, réunir chaque trois mois un conseil des Femmes ou plutôt des Mères, encore qu'une femme en âge de diriger une famille, mais qui n'aurait point d'enfants, puisse y prendre place. M. de Peyrac m'en a donné l'idée et je la trouve bonne. Les femmes ont toujours des choses pertinentes à dire pour la bonne marche d'une, cité, mais elles ne les disent point parce qu'elles ont peur du bâton du mari.

Des rires soulignèrent sa remarque.

– Point de bâton en cette affaire, ni de mari pour s'en mêler, continua Colin. Les femmes discuteront entre elles, puis me remettront l'exposé de leur Conseil. M. de Peyrac m'a expliqué que les Iroquois se gouvernent ainsi, et qu'il n'y a pas de guerres qu'on n'entreprenne que le Conseil des Mères ne les ait jugées nécessaires à leur nation.

« Voyons au moins si nous parvenons à nous montrer aussi sages que des Barbares peaux-rouges.

« Pour la troisième initiative que je prends, ce sont les colons de la Nouvelle-Hollande qui me l'ont inspirée. Je pense que nous ne devons jamais hésiter à emprunter à nos voisins étrangers des secrets qui peuvent rendre l'existence plus joyeuse. Or, ils ont coutume, chez eux, d'offrir à chaque garçon qui se marie une « pipe », soit cent vingt-cinq gallons de vin de Madère. Une partie pour célébrer ses noces, une autre pour la naissance de son premier enfant, et l'autre, eh bien ! le dernier tonneau, c'est pour consoler ses amis le jour de ses funérailles. La proposition vous agrée-t-elle et êtes-vous d'accord pour que nous l'adoptions à Gouldsboro ?

Le temps du choc, d'une suprême hésitation, et une clameur monta, unanime, mêlée d'applaudissements, d'approbations et de rires.

Entendant cette clameur, Angélique comprit que la partie était gagnée pour Colin. Les poings sur les hanches, il se tenait calme et puissant, sous les ovations, comme il l'avait été sous les huées. Colin Paturel, le roi des esclaves, des réprouvés, des persécutés, s'imposait, le plus fort d'entre eux, se présentait à eux, avec sa forte stature, dressé sous le ciel nuageux, tel un rempart inexpugnable, dans sa droiture foncière, la limpidité de son cœur simple et l'incroyable résistance de son esprit rusé.

D'emblée, ils surent qu'il serait à jamais leur protecteur, leur juste et intraitable gouverneur, et qu'ils pourraient s'appuyer à lui en toute sécurité.

L'homme, le souverain, qu'il pouvait être, Joffrey de Peyrac venait de le faire naître sous leurs yeux. Dans cette main calleuse, il avait remis un sceptre pour lequel elle était faite. Et tout était bien, il n'y avait plus de Barbe d'Or.

– Vive le gouverneur ! criaient les adolescents et les petits enfants de Gouldsboro en dansant et sautant sur place.

La jeunesse était la plus enthousiaste, puis les femmes, puis les matelots de toutes nations, enfin les hôtes de passage, Anglais ou Acadiens, qui trouvaient les décisions énoncées excellentes, bien décidés qu'ils étaient d'en profiter en voisins. Les Indiens, toujours de joyeuse humeur, mêlèrent l'effervescence de leurs sentiments excessifs à ce tumulte joyeux et les mines renfrognées des notables rochelais furent peu à peu balayées, comme emportées par le raz de marée de l'approbation générale.

– Hurrah ! Hurrah ! Bravo ! pour notre gouverneur, braillaient les prisonniers du Cœur-de-Marie avec de grands mouvements exubérants qui soulevaient un bruit de chaînes.

Joffrey fit signe aux Espagnols qu'on les déliât.

– Savez-vous, moi, je suis tenté de m'installer céans, déclara Gilles Vaneireick à l'amiral anglais, les intentions de ce nouveau gouverneur me semblent des plus plaisantes. Avez-vous remarqué, milord, comme il a réussi à manier ces mal embouchés de Huguenots ? Et, sans en avoir l'air, vient de se faire acclamer à l'unanimité comme gouverneur ? Trop tard pour reculer maintenant... Quant au comte de Peyrac, délectez-vous à examiner son expression ambiguë de Méphisto qui fait danser les âmes un soir de sabbat... Un jongleur aux poignards bien effilés, et qui n'hésite point pour parvenir à ses fins à jongler avec son propre sort, son propre cœur. Mais il n'en a jamais fait d'autres, ce Peyrac. Je l'ai bien connu dans les Caraïbes...

N'empêche que, si j'étais le propriétaire de cette superbe créature de femme, je n'aurais pas eu son audace... Placer l'amant de ma femme à ma droite, sur le même trône !...

La gorge nouée, Angélique savait maintenant pourquoi elle souffrait tellement malgré l'heureuse issue du dilemme. Le comte de Peyrac, parce qu'il était homme et chef d'État, avait eu le pouvoir de sauver Colin plus qu'elle-même. Il en avait usé. Pourtant, ce n'était pas seulement cette subtile jalousie qui la déchirait. Elle s'en serait méprisée. Mais qu'il l'eût tenue à l'écart de ses débats lui prouvait qu'elle ne comptait plus pour lui, et que ce n'était pas pour elle qu'il avait agi ainsi. Non ! c'était pour Colin... et pour Gouldsboro !

Ce qu'il avait trouvé était admirable. Cela arrangeait tout. Mais elle, il ne l'aimait plus.

– Ma chère Abigaël, dit Joffrey de Peyrac en descendant les degrés de l'estrade et en venant s'incliner devant l'épouse de Gabriel Berne, voulez-vous me permettre de vous conduire jusqu'à la salle du banquet. Et vous, monsieur le gouverneur, offrez votre bras à Mme de Peyrac. Formons cortège, voulez-vous...

Un flot de sang était monté aux joues d'Angélique en entendant la proposition de son mari. Dans un brouillard, elle vit s'avancer vers elle la haute stature de Colin, il s'inclina et lui offrit son bras, elle y posa sa main et ils marchèrent derrière Joffrey de Peyrac et Abigaël, tandis que se formait à leur suite le cortège. Mme Manigault, furieuse d'avoir été évincée par Abigaël aux côtés du seigneur des lieux, s'unit à maître Berne, complètement abattu. M. Manigault se retrouva, on ne sait comment, avec la belle Inès à son bras. L'amiral anglais se vit nanti d'une accorte Acadienne. Le révérend John Knox Mather, de plus en plus décontracté par l'atmosphère, attira simultanément les suffrages de la ravissante Bertille Mercelot et de la charmante Sarah Manigault.

Avec ses deux jolies jouvencelles l'encadrant, l'honorable docteur en théologie s'avança fièrement sur le chemin sablonneux qui conduisait du fort à l'auberge. Miss Pidgeon, rougissante, donnait le bras au révérend Patridge. D'une haie de badauds, les vivats et les applaudissements accompagnèrent, tout au long du parcours, les notables.

– Ainsi donc, voilà ce que ce diable d'homme a trouvé pour nous faire tous danser à sa façon, glissa Angélique entre ses dents.

– N'est-ce point un beau tour ? répondit Colin. J'en suis encore tout ébaubi. Sa force d'âme m'a anéanti.

– Comment avez-vous pu accepter cela de lui ?

– Je ne voulais pas. Mais il usa d'un argument qui me fit consentir à ses plans.

– Lequel ?

– Je ne puis encore vous le dire, répondit Colin songeusement. Un jour, peut-être ?...

– Ah ! Oui, vraiment, je suis sans doute trop stupide pour partager l'ampleur de vos visions et de vos projets, à vous autres, messeigneurs ?

Ses doigts se crispaient sur la manche de Colin.

– En vérité, vous êtes faits pour vous entendre comme larrons en foire, tous les deux ; j'aurais dû m'en douter plus tôt. Je suis bien sotte de m'être fait tant de soucis pour vous, Colin Paturel ! Les hommes s'entendent toujours aux dépens des femmes !...

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