Chapitre 19
Dame Pétronille Damourt – avec un T, souligna-t-elle – la grosse femme qu'Angélique avait sauvée, sanglée dans les vêtements de Mme Manigault – ce qu'on avait trouvé de plus vaste en la place – assise en face du comte de Peyrac et de Colin Paturel, essayait de leur expliquer, en longs discours interrompus par de non moins longues périodes de sanglots, sa situation.
Elle avait été chargée, disait-elle – pour six cents livres comptant, précisait-elle fièrement – d'escorter un contingent d'une trentaine de « filles du roi » qu'on envoyait à Québec pour épouser les célibataires de l'endroit, colons, soldats ou officiers, afin de contribuer au peuplement de la colonie.
– Mais votre navire ne se trouvait pas sur la route de Québec, ma bonne dame, fit remarquer le comte, et vous en êtes même fort loin.
– Vous croyez ?
Elle regarda Colin, dont la physionomie simple lui faisait moins peur que celle de ce gentilhomme à l'allure espagnole qui venait de les recueillir. Colin lui paraissait plus apte à comprendre les tourments d'un cœur naïf et ignorant.
Il confirma la déclaration du comte de Peyrac.
– Vous n'êtes pas sur la route de Québec.
– Mais alors, où nous trouvons-nous ? On venait de nous annoncer les lumières de la ville quand le vaisseau a fait naufrage.
Elle les regardait tour à tour avec terreur et incrédulité, et les larmes coulaient en ruisseau sur ses joues adipeuses.
– Que va dire notre bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, quand elle apprendra cela ?... Oh ! Mais, c'est vrai, j'y songe, elle est morte, noyée... Quel affreux malheur ! Oh ! non, ce n'est pas possible. Notre chère bienfaitrice. Une sainte ! Qu'allons-nous devenir ?
Elle sanglota de plus belle, et Colin lui passa un mouchoir grand comme un torchon, car les marins sont gens précautionneux. Elle s'épongea, se calma à grand-peine.
– Pauvre chère dame ! Elle qui rêvait tant de donner sa vie pour la Nouvelle-France !
Elle reprit son récit d'assez loin. L'aventure semblait avoir commencé pour elle lorsqu'elle était entrée comme chambrière au service de la duchesse de Maudribourg. Quelques années plus tard le duc de Maudribourg mourait à soixante-quinze ans après une vie fort débauchée, n'en laissant pas moins à sa veuve une belle fortune. La noble veuve, dame Ambroisine de Maudribourg, qui avait supporté avec grande patience et vertu, au long de sa vie conjugale, les avanies, tracasseries et infidélités de son époux, trouvait, enfin, le temps venu de réaliser ses propres souhaits, à savoir : se retirer dans un couvent de son choix pour y attendre la mort dans la prière et les macérations, et aussi se consacrer, sous l'égide de savants et astronomes, à des études de mathématiques pour lesquelles elle avait l'esprit fort ouvert.
Elle entra donc comme chanoinesse au couvent des augustines de Tours. Mais, deux ans plus tard, son confesseur l'en tira en la persuadant que, lorsque l'on possédait tant de biens, l'on devait au moins les mettre au service de l'Église plutôt qu'à celui des mathématiques. Il sut l'enflammer pour le salut de la Nouvelle-France et la conversion des sauvages. Cependant, la veuve hésitait encore, lorsqu'un matin, étant bien éveillée, une grande femme, vêtue d'une robe comme de serge blanche, lui apparut et lui déclara distinctement : « Va en Canada. Je ne te délaisserai point. » Elle ne douta pas d'avoir vu la Sainte Vierge quoiqu'elle n'eût pu distinguer son visage, et dès lors se consacra de toute son âme à secourir les terres lointaines.
Elle avait le sens des affaires, une grande habitude du monde. Elle sut voir des ministres, obtenir les autorisations et forma une compagnie des Associés de Notre-Dame du Saint-Laurent, qui avait l'avantage d'être mi-commerciale, mi-religieuse et qui, tout en se mettant au service du roi, du gouverneur et des missionnaires, assurerait sa propre subsistance. Dame Pétronille, qui s'était attachée à cette bonne personne et l'avait même suivie en son couvent, désirait demeurer à son service malgré les perspectives de plus en plus inquiétantes que présentaient les projets de la duchesse.
Il fallut pourtant en arriver là. Monter un froid matin de mai sur cet univers branlant de planches et de toile qu'on appelle un vaisseau, transporter ses cent quatre-vingts livres dans les cales du monstre pour y souffrir mille morts moins par le mauvais temps que par l'humeur des filles qu'elle convoyait. Mais pouvait-elle laisser la pauvre duchesse seule et sans aide en face de tant d'inconnu et de périls ? Car Mme de Maudribourg, s'étant informée des besoins les plus pressés de la colonie, avait su qu'on y souhaitait des femmes pour les colons. En effet, les jeunes gens, là-bas, devaient être mariés, d'après ordre du roi, avant d'atteindre vingt ans. Faute de quoi, le père d'un récalcitrant damoiseau devait payer l'amende et se présenter tous les six mois devant l'autorité pour donner une justification à ce manquement. Récemment, l'intendant Carlon, homme à poigne, avait sorti une ordonnance interdisant aux Canadiens non mariés de chasser, de pêcher, commercer avec les Indiens ou s'enfoncer dans les bois sous un prétexte quelconque. D'Europe, le ministre Colbert ajoutait à l'ordonnance l'arrêté d'application que tous les objecteurs au mariage supporteraient un impôt spécial de célibataire. Ils seraient exclus de toutes distinctions ou de tous honneurs et porteraient, visiblement cousue à leur manche, une marque spéciale de leur infamie. À la suite de cette ordonnance, sur mille hommes célibataires à Québec, huit cents avaient pris les bois.
Peyrac était assez au courant de la question puisqu'il connaissait en Nicolas Perrot, Maupertuis et son fils, voire l'Aubignière, certaines des victimes directes de ces lois. Pour les deux cents fidèles qui restaient à Montréal et à Québec, résignés à leur sort, il fallait des femmes. Mme de Maudribourg voulut contribuer à cette noble tâche. Elle prit à sa charge un convoi de celles qu'on appelait des Filles du roi, les dota et, à l'imitation du « présent » royal que l'Administration était tenue de leur remettre, offrit la dépense de cent livres pour chaque fille, soit dix pour la levée, trente pour les hardes et soixante pour la traversée. Plus une cassette fermante, quatre chemises, un habit complet – manteau, jupe et jupon – bas, souliers, quatre mouchoirs de col, quatre cornettes, quatre bonnets, deux paires de manchettes, quatre mouchoirs de poche, une paire de gants de peau, une coiffe et un mouchoir de taffetas noir, sans oublier les peignes, brosses et autres menues merceries. Elles seraient ainsi chacune bien nanties pour plaire aux dociles célibataires qui les attendraient sur les quais de Québec en faisant la haie, dans leurs beaux atours et leurs gros souliers.
Après une petite réception générale et collation, aidant à un premier contact, elles seraient conduites dans quelque couvent de la ville, qui n'en manquait point, où les jours suivants elles recevraient au parloir les jeunes gens sous l'égide et le bon conseil des prêtres, des nonnes et des dames bienfaitrices.
– Comme vous le savez, M. Colbert est très difficile sur le choix de ces femmes que l'on envoie en Canada, insista Pétronille Damourt. À son exemple, nous avons pris soin de notre recrutement. Celles que nous avons emmenées sont toutes issues de légitimes mariages, les unes orphelines et les autres appartenant à des familles tombées dans la détresse. Mme de Maudribourg avait, de plus, fait fréter un navire. Le roi avait donné une bannière à son chiffre, et la reine des ornements d'église.
Dame Pétronille fouilla dans ses poches à la recherche des papiers qu'elle possédait, prouvant à ces étrangers inquiétants dans quelles pieuses et bonnes conditions s'était organisée l'expédition.
Elle voulait leur montrer les comptes exacts, car elle avait tout répertorié elle-même pour chaque fille et fait contresigner par l'huissier-jureur, et elle tenait ces papiers soigneusement rangés dans une enveloppe de toile gommée, avec la lettre de M. Colbert...
Se souvenant que les vêtements qu'elle portait n'étaient pas les siens et que cassette, habits et hardes devaient se trouver présentement au fond de l'eau, elle se remit à pleurer copieusement.
Il n'y avait plus grand-chose à tirer d'elle, sinon la certitude qu'embarquée au début de mai sur un petit navire de cent cinquante tonneaux faisant voile pour Québec, elle se retrouvait naufragée au début de juillet sur les rives du Maine, dans la Baie Française. Comment se nommait le capitaine du navire perdu ? Job Simon. C'était un homme charmant et si galant !
– Mais mauvais pilote, ce me semble, glissa Peyrac. Et où se trouve-t-il présentement, votre capitaine ? Où se trouvent les hommes d'équipage ? Le vaisseau était modeste, soit, mais forcément il devait bien y avoir une trentaine d'hommes à bord pour le manœuvrer. Où sont-ils ? Las !
On le sut bientôt. La mer rendit des corps mutilés, fracassés contre les rochers. Chaque crique, chaque fjord étroit en recelait, et des Indiens en apportèrent sur leur dos. On les rangeait sur le sable de la crique Bleue. Joffrey de Peyrac alla les reconnaître avec le mousse, un gamin breton qui savait à peine quelques mots de français. Le petit gars s'estimait heureux d'être sauf et d'avoir gardé sa cuillère de bois sculpté, le premier trésor du marin. Il racontait qu'il avait entendu la coque du navire se déchirer bien proprement sur une barrière d'écueils. C'est alors que le second avait fait mettre la grosse chaloupe à la mer avec quelques-uns des femmes et des hommes qui devaient aller chercher du secours au port de la ville.
– Quelle ville ?
– On voyait des lumières, on croyait qu'on était arrivé à Québec.
– À Québec ?
– Ben dame oui !