Chapitre 24

– Alors, les filles, on veut aller à la noce ?

La voix tonitruante de Colin et son apparition géante sur le seuil de la porte suspendirent les pleurs et les grincements de dents qui emplissaient la grange. Sans la présence d'Angélique à ses côtés, les plus émotives auraient achevé de mourir de frayeur. Elles se précipitèrent vers elle et se groupèrent autour de sa présence féminine rassurante.

– Eh bien, mes chères enfants, eh bien, mes bonnes filles, que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce tumulte ? interrogea Angélique avec son sourire le plus apaisant.

– Racontez-moi tout, décida Colin en frappant sa vaste poitrine. Je suis le gouverneur du lieu. Je vous promets que les méchants qui vous ont effrayées, gentes demoiselles, seront punis.

Aussitôt, elles se lancèrent, parlant toutes à la fois, chacune décrivant ses impressions, qui allaient du « Moi, je n'ai rien entendu, je dormais » à « Cet horrible bonhomme m'a saisie par le poignet et m'a tirée au-dehors... Je ne sais pas ce qu'il me voulait... ».

– Il puait le rhum, compléta avec une grimace de répugnance Delphine Barbier du Rosoy qui, par malchance pour une « demoiselle », avait été la plus malmenée dans cette échauffourée.

Elle refoulait, par dignité, des larmes humiliées.

Angélique tira un peigne de sa ceinture et entreprit de remettre en ordre la chevelure de la pauvre jeune fille. Puis elle essuya des nez et des paupières gonflées, rectifia les plis des fichus, des corsages, et décida de faire apporter une grande marmite de bouillon, et du bon vin, qui est toujours pour Français et Françaises l'ultime panacée à leurs maux. Ce faisant, Colin Paturel continuait d'interroger, d'écouter les doléances, penchant sa haute taille vers ses jeunes interlocutrices. Sa physionomie bourrue et bonne et l'attention qu'il leur prêtait achevèrent de les réconforter, et même Delphine, quoique offusquée d'avoir été mêlée dans son interpellation au tout-venant des « filles », levait sur lui des yeux confiants.

– Oh ! Monsieur le gouverneur, faites-nous mener à Québec, nous vous en supplions !

– Par terre, surtout ! Nous ne voulons plus de notre vie monter sur un navire...

Pauvres donzelles ! On voyait bien qu'elles n'avaient aucune idée du Canada, pas plus qu'elles n'avaient jamais entendu parler de l'Acadie et de la Nouvelle-Écosse, si tant est qu'il y en eût une seule qui sût que la terre était ronde, et qui eût jamais posé ses yeux sur une carte de géographie.

Partant de là, Colin, après leur avoir promis que les dangereux individus qui s'étaient permis de les importuner à l'aube auraient quitté les parages avant le crépuscule, leur parla de l'établissement de Gouldsboro où le seigneur semblait avoir voulu les faire parvenir par un miracle assez inexplicable – mais les miracles ne s'expliquent pas, chacun le sait –juste à l'instant où de braves marins français, décidés à embrasser une vie saine et courageuse de colons, se désolaient de ne point avoir à leurs côtés de vaillantes femmes pour les assister et leur rendre la vie plus douce.

Le pays était beau, jamais pris de glace en hiver, moins rude que le Canada. Et lorsqu'elles surent que le « présent du roi » qu'elles regrettaient tant toutes n'était que pauvreté à côté de celui que l'aimable gouverneur à la si belle prestance offrirait aux nouveaux mariés de l'établissement de Gouldsboro et plus de voyages par un océan déchaîné, ni par des forêts infestées d'Indiens et de fauves, les sourires revinrent et des coups d'œil s'échangèrent, tentés. Il y eut, pour la forme, quelques protestations.

– On nous avait promis des officiers, pour mes trois compagnes et moi-même, fit remarquer Delphine avec une sérieuse modestie. Nous avons appris au couvent les bonnes manières de tenir une maison, de recevoir des notables, de discourir et de faire la révérence aux princes. Et je suis certaine qu'à Québec les époux qu'on nous réservait, eux, n'empestaient pas le rhum.

– En effet, vous avez raison, convint Angélique. Car ils empesteraient plutôt l'eau-de-vie de seigle ou de maïs. Une excellente boisson, soit dit en passant, et dont, par les rudes hivers, on prend facilement l'usage. Allons, mesdames, ajouta-t-elle en riant, si vous vous effrayez de tout maintenant que vous êtes aux Amériques, comment affronterez-vous les Iroquois, tempêtes, famines, et tout ce qui vous attend dans le Nouveau Monde, et dont le Canada n'est pas plus exempt que nous-mêmes ? Plutôt plus, car plus loin et plus sauvage.

– Et moi, s'enquit la Mauresque, ne serai-je pas traitée en esclave comme aux îles, ainsi que l'on m'avertit qu'on traitait là-bas les personnes à peau sombre ? J'ai été élevée au couvent de Neuilly. Une grande dame y venait payer régulièrement ma pension. Je sais lire et écrire et broder sur soie.

Colin lui prit le menton avec bonhomie.

– Vous trouverez preneur, ma jolie, si vous êtes aussi douce et raisonnable que vous en avez l'air, affirma-t-il, et je veillerai moi-même à votre bon établissement.

« De toute façon, nous vous laissons loisir de réfléchir à ces projets, d'en discuter avec votre duègne. Et s'ils ne vous conviennent pas, sachez que M. de Peyrac vous fera conduire sans histoires dans un établissement acadien de l'autre côté de la Baie Française où vous trouverez certainement bon accueil.

Dame Pétronille était bien tourmentée. Bien plus informée que ses compagnes et moins ahurie qu'elle n'en avait l'air, elle avait fort bien compris que ces Français mêlés de beaucoup d'Anglais, sans être des naufrageurs comme les en accusait Job Simon, n'étaient sans doute pas des sujets très fervents du roi de France. Enfin, elle aussi n'arrivait pas bien à se situer dans l'espace, et les cartes que lui avaient déroulées Colin et le comte de Peyrac pour la convaincre que Québec n'était pas la porte à côté lui avaient plutôt embrouillé l'esprit.

– Ah ! Si seulement notre chère bienfaitrice était là ! soupira-t-elle.

– Ça ne ferait qu'un beau bordel de plus ! grinça la voix faubourienne de Julienne. Car, pour ça, elle s'y entendait en bordel, presque autant qu'en prières...

Antoinette, son ennemie personnelle, derechef lui sauta aux cheveux. Lorsqu'on les eut séparées :

– Toi, la fille, viens par là ! ordonna Colin à Julienne.

Elle était la seule qu'il tutoyât, marquant ainsi qu'il n'était pas dupe de l'espèce femelle à laquelle elle appartenait.

– Toi, je ne peux pas te garder, lui annonça-t-il lorsqu'il l'eut entraînée à l'écart dans un coin. Non que tu sois des faubourgs, mais tu es malade, et je ne veux pas de cela pour mes hommes.

Julienne poussa aussitôt des cris d'orfraie sans souci de faire scandale.

– Moi, malade ? C'est pas vrai ! Y a pas si longtemps qu'un chirurgien-juré du Châtelet m'a examinée et m'a dit que j'étais fraîche comme la rosé. Et comme après j'étais tout le temps enfermée à l'Hôpital général, avec quels hommes voulez-vous que je les aie attrapées, vos maladies ? Mâme Angélique, au secours ! Écoutez ce qu'y dit !... Y dit que j'suis pourrie !

– Cette femme est malade, réitéra Colin, prenant Angélique à témoin, regardez la tête qu'elle a.

En effet, le visage joufflu de la Bile était d'une vilaine couleur cireuse, et des cernes sombres marquaient ses yeux, à croire qu'elle s'était mis du khôl. Son regard brillant dénonçait une fièvre intense.

– Je ne crois pas qu'elle soit malade, dit Angélique, mais je suis persuadée qu'elle a été blessée dans le naufrage. Elle n'a cessé de refuser de se laisser soigner. Or, sa blessure s'aggrave. Allons, Julienne, laissez-vous panser, vous risquez votre vie...

– Allez vous faire f..., répliqua grossièrement la fille.

Angélique lui administra une paire de gifles qui l'envoya rouler à terre illico. En fait, la pauvre malheureuse ne tenait plus sur ses jambes.

– Laisse-toi donc soigner, conclut Colin, sinon pas de quartier. Je te rembarque ce soir même avec les gars du Sans-Peur.

Julienne, à terre, paraissait vaincue et inspirait la pitié. Ses yeux affolés cherchaient avec panique une issue.

– C'est que j'ai peur, moi, se plaignit-elle, à bout d'arguments. Vous allez me faire mal à me charcuter.

La voix de crécelle d'Aristide Beaumarchand, qui s'était faufilé on ne sait comment dans la grange, s'éleva derrière leur groupe.

– Pas avec elle, ma belle ! Vous n'aurez pas mal avec elle, je m'en porte garant. Y a pas une guérisseuse qui ait la main plus légère. Reluquez-moi ce boulot. Cousu main, j'vous dis.

Il dénouait d'un doigt preste les aiguillettes de son haut-de-chausses et exhibait aux yeux de Julienne, fascinée par son autorité, son triste ventre pâle traversé de part en part d'une longue estafilade violette.

– Admirez-moi ça ! Eh bien, c'est elle, cette dame Angélique qui m'a recousu avec du fil et une aiguille, oui, parfaitement, ma belle. J'avais toutes mes tripes sur le sable. J'étais foutu, quoi !

– Pas possible ! s'écria la Julienne, accompagnant son exclamation de jurons bien sentis.

– Comme je vous le dis. Eh bien, voyez-moi cela aujourd'hui. Et c'qu'y a par en dessous, c'est encore gaillard et à votre service, ma belle !

– Assez de gaudrioles, interrompit Angélique voyant la tournure que prenait la démonstration. Aristide, vous êtes un vaurien, et même la Fille du Diable ou la pire des garces, je ne l'encouragerais pas à vous fréquenter. Ce serait encore trop bon pour vous et trop mauvais pour elle.

– Vous m'offensez, j'ai ma dignité, dit Aristide en rafistolant ses chausses avec lenteur... et même JE crois que vous m'insultez.

– Ça va, intervint Colin en l'écartant. Tu n'as plus rien à faire ici.

Il le prit au collet et le ramena jusqu'à la porte.

– Ma parole, tu es plus tenace et envahissant que la vermine. Je finirai par te noyer de ma propre main.

Julienne riait à grands éclats, réconfortée.

– Y m'plaît, çui-là ! C'est un fier, un vrai homme, quoi !

– Tant mieux pour toi. C'est, je te le prédis, la plus vilaine crapule des deux hémisphères.

Elle s'agenouilla auprès de la misérable créature abattue, mais qui trouvait encore la gouaille nécessaire pour plaisanter et insulter. Une vraie graine de la Cour des Miracles de Paris.

– Je sais pourquoi tu ne veux pas te laisser panser, lui glissa-t-elle à mi-voix.

– Non, vous pouvez pas savoir, protesta l'autre avec un regard traqué.

– Si fait ! Je devine... C'est parce que tu es marquée à la fleur de lys !... Écoute, je te promets que je ne dirai rien au gouverneur, mais à condition que tu sois docile et m'obéisses en tout.

L'expression terrifiée de la pauvre Julienne était un aveu.

– C'est vrai que vous ne direz rien ? souffla-t-elle.

– Foi de « marquise », j'en fais serment.

Et Angélique, croisant deux doigts et crachant à terre, renouvelait le signe d'engagement en usage dans la « Matterie ».

Complètement médusée, Julienne ne pipa mot, laissa Angélique découvrir ses côtes tuméfiées, y appliquer des emplâtres, avala docilement potions et tisanes, si préoccupée par les profonds mystères qui l'attendaient en ces Amériques qu'elle oublia même de geindre. Rassurée sur son compte, Angélique lui glissa un appui sous la nuque, la borda dans son coin, lui tapota la joue avant de la quitter.

– Celui qui te plaît tant, Aristide, je parie qu'il l'a sur l'échine, la fleur de lys, tout comme toi. Guéris-toi vite, fillette. Toi aussi, tu iras à la noce... Et vous ferez un beau couplet... Foi de marquise...

Les paupières de Julienne battaient sur ses yeux de feu que la lassitude, enfin, adoucissait. Calmée par les médecines qu'on lui avait fait ingurgiter, elle s'endormait.

– On en trouve du drôle de monde chez vous, chuchota-t-elle, qui êtes-vous donc, m'dame ? Madame des Amériques... Et vous voyez ce qui reste caché à d'autres. Elle vous va bien, cette tresse... Vous ressemblez à ces saintes reines qu'on voit... sur les missels. C'est pas possible que moi, une gueuse, j'aie cette chance...

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