Chapitre 7
Ils mangeaient avec avidité et l'on n'entendait que leurs soupirs d'aise et des clappements de langues.
– Hé là ! Ne vous gênez pas, Anglais, dit une voix française.
Une grande paysanne se tenait sur le seuil.
– Hé là, qu'est-ce que c'est, doux Jésus ?
– It's but a bear7, grogna Kempton en lapant les dernières gouttes de la soupe.
– Hé ! Je le vois bien, grand malappris ! Mais faut-il qu'un ours s'installe dans ma propre maison ? Est-ce un chenil, chez moi ? Dois-je lui offrir à lui aussi sa pâtée dans une de mes belles assiettes que ma sainte mère a apportées du Limousin il y a quarante ans, et encore sans en casser une seule ?
– Madame, êtes-vous française ? interrogea Angélique dans la même langue. Sommes-nous dans un établissement acadien ?
– Ma foi, p't-être ben qu'oui, p't-être ben qu'non. Ce que nous sommes, nous autres, à Monégan, je ne pourrais pas vous le dire... Pour ma part, je suis de Port-Royal, en la presqu'île d'Acadie, où je suis arrivée à l'âge de cinq ans avec la recrue de M. Pierre d'Aulnay, il y a belle lurette de tout cela. Mais, à vingt ans, j'ai épousé notre voisin, un Écossais, Mac Grégor, et je suis installée avec lui à Monégan depuis bientôt trente-cinq ans. Jack Merwin l'interrogea en anglais, lui demandant si les Indiens avaient essayé d'attaquer l'île et s'ils s'agitaient dans la baie de Pénobscot. Elle secoua la tête négativement. Elle lui répondait en anglais qu'elle parlait communément quoique avec un fort accent français.
Elle dit que les Indiens, Mohicans, Tarratines, Mic-Macs et Etchemins du Pénobscot, du Dariscotta se tenaient tranquilles. Cette fois, ils ne déterreraient pas la hache de guerre, car le grand seigneur français de Gouldsboro avait réussi à dissuader tous les Blancs de la baie, et particulièrement ce petit enragé de Saint-Castine, de se mêler de cette mauvaise campagne. Pas plus tard que la semaine dernière, son homme, le vieux Mac Grégor, était allé avec ses trois fils à la pointe de Popham rencontrer « le grand seigneur de Gouldsboro » et, avec tous les Blancs du coin et les principaux sagamores riverains, ils avaient fait alliance et échangé des promesses et fumé le calumet de la paix. Le seigneur de Gouldsboro était fort et riche. Il avait une flotte à lui et de l'or à gogo. Il avait promis de protéger contre leur gouvernement ceux qui se trouveraient ennuyés pour avoir tenu cette résolution de paix. Et c'était justice ! On en avait assez par ici de tourner comme des totons pour le bon plaisir des rois de France ou d'Angleterre qui, eux, se gardaient bien de mettre le pied dans les colonies. Angélique avait rougi d'émotion en entendant mentionner le nom de son mari, le comte de Peyrac. Elle pressa la bonne femme de questions, apprit ainsi que Joffrey, après avoir quitté l'embouchure du Kennebec, était reparti sur Gouldsboro. Elle avait donc beaucoup de chances de le retrouver là-bas si l'on y parvenait demain, ce qui était fort possible, la mer demeurant clémente malgré les marées d'équinoxe.
Découvrant qu'elle recevait dans son humble chaumière la propre épouse du « grand seigneur de Gouldsboro », Mrs Mac Grégor joignit les mains d'extase, fit une profonde révérence, comme le lui avait enseigné sa mère vis-à-vis des seigneurs, et s'empressa, entremêlant le français et l'anglais suivant qu'elle s'adressait aux uns ou aux autres. Angélique conta sa mésaventure, comme quoi elle avait failli se noyer en abordant l'île. L'Acadienne ne lui cacha pas que pareille chose arrivait ici quasi tous les jours. Dans chaque famille, il y avait plus de noyés que de vivants. C'était ainsi !
– Je m'en vais vous bailler de bons vêtements, madame, conclut-elle sans émotion aucune.
– N'auriez-vous pas un haut-de-chausses pour mon sauveur ? Il est encore tout trempé.
– Un haut-de-chausses ? Non, je n'ai pas ça chez moi, ma pauvre dame ! Tous mes hommes, ils ne portent que leur grande couverture à carreaux, des tartans qu'ils disent. Un Écossais, ça ne saurait se promener autrement que le cul à l'air, sauf votre respect. Mais chez le commis du magasin, Mr Winslow, qui est de Plymouth, notre voisin, ces messieurs trouveront tout ce qu'il leur faut.
Elle expédia les hommes avec l'ours chez les Anglais, ne garda que les femmes et les enfants, y compris le négrillon.
– Un vrai diablotin vomi de l'Enfer, ce petiot-là. Mais aussi, c'est la nuit de la Saint-Jean, pas vrai ? C'est donc de partout qu'il en sort, cette nuit-là, des lutins et des farfadets... Voyez !
Voyez ! comme le ciel est clair encore... À la mi-nuit, les Basques allumeront les feux et danseront.
Car on était gai à Monégan, malgré tous les noyés traditionnels. D'ailleurs, les Basques de Bayonne avaient harponné l'avant-veille une baleine.
Après une lutte acharnée de barques lancées en l'air d'un coup de queue et un mort, la proie avait été ramenée à la côte, sous la voûte braillante des oiseaux pillards. Déjà débitée en tranches blanches et rosées par les couteaux des dépeceurs, la baleine surnageait encore entre le vaisseau à l'ancre et une petite grève à l'écart, où étaient installées trois énormes chaudières. Une fortune battait là, au gré du ressac, les flancs de Monégan, et c'étaient des écus d'or que les marins maniaient en rêve avec les blocs de graisse jetés en cubes dans les marmites. Des énormes cavités de la tête du cétacé, on remontait des seaux de spermacéti, cette substance huileuse et blanche qui servirait à la fabrication des chandelles de luxe. Les fanons entreraient dans la fabrication des vêtements, des panaches, des plumets, des corsages, des éventails...
La langue, mets de choix, serait salée pour être servie à la table des princes, et le lard pour les pauvres deviendrait le « craspois » du Carême. Les os se mueraient en poutres, solives, clôtures...
Glorieux, le grand harponneur Hernani d'Astiguarza, qui était en même temps le capitaine du petit navire de cent cinquante tonneaux, se promenait sur le port, appuyé sur son harpon comme un Indien sur sa lance. Lorsque la première étoile tremblerait au firmament et que les contours des forêts se dessineraient en sombre sur le ciel vert, il ferait suspendre le travail et allumer de grands bûchers par tout le rivage. Car c'était la nuit de la Saint-Jean et il fallait danser et sauter à travers les feux.
Durant ce temps, Angélique monnayait l'achat d'un manteau en peau de loup-marin avec Mrs Mac Grégor. La douceur veloutée du pelage l'avait séduite.
– Je n'ai rien pour vous payer présentement, mais, dès que je serai à Gouldsboro, je vous ferai bailler une bourse de vingt écus et un petit cadeau à votre choix parmi ce qui peut vous obliger.
– Écoutez, dit la vieille Acadienne, nous sommes bien nantis et ce n'est point la peine de causer tant de dérangement. On dit que vous êtes guérisseuse. Si vous pouviez remettre sur pied mon petit-fils Alistair, je serais amplement payée. Ce serait même une chance pour ce petit.
Elles se rendirent chez le jeune Alistair. Mrs Mac Grégor avait eu douze enfants. Les fils et filles survivants, tous mariés dans l'île, constituaient encore une importante tribu. Pour ne pas faire d'histoires avec les saints nationaux des deux familles franco-écossaises, les enfants avaient été prénommés à tour de rôle d'un nom français et d'un nom écossais. C'est ainsi qu'un Léonard précédait un Ogilvey et qu'un Alistair était suivi d'une gentille Janeton. Quelques jours auparavant, il était arrivé au jeune Alistair une curieuse aventure : courant sur les rochers pour échapper à la marée, il avait voulu franchir une faille d'un bond. Un saut à ne pas manquer car il y avait soixante pieds d'à-pic en dessous. De justesse, il s'était rattrapé sur l'autre rive et, depuis, une douleur terrible l'empêchait de poser les deux pieds à terre. Angélique vit aussitôt que, dans la crispation de ses orteils pour se cramponner au roc, il avait fait jaillir hors de leur enveloppe les principaux nerfs sous la voûte plantaire. La remise en place ne s'exécuta pas sans douleur, mais, après une heure de massage, le garçon posait sur le dallage un pied encore timide et incrédule, mais déjà ravi de ne plus souffrir, puis, poussant à l'autre extrême, prétendait pouvoir danser ce soir la danse des épées croisées. Angélique l'en dissuada avec sévérité. Il fallait reposer encore, car les ligaments devaient se consolider. Elle demanda une bonne graisse de marmotte, dont toute ménagère qui se respecte a toujours quelques pots sous la main et, après un dernier massage, le laissa appuyé sur une canne. Il assisterait au moins à la fête... Tout un peuple en tartan drapé, encapuchonné, entortillé, de carreaux rouges et verts et verts et noirs – deux clans, celui des Mac Grégor et celui des Mac Daylines, coiffé de bérets bleus à pompons, avaient assisté au miracle. À ce ramage se mêlaient les redingotes sombres des commerçants et colons anglais. Leurs familles descendaient des premiers habitants de Plymouth sur la baie du cap Cod. C'étaient des pères pèlerins, et, à l'exemple du vieux Josué qu'Angélique avait rencontré à Houssnok, ils avaient tous, malgré leurs mœurs rigoureuses, un enjouement qui déplaisait fort au révérend Patridge. Il y avait encore deux familles de pêcheurs irlandais et une, d'origine française, les Dumaret, que ceux-ci se vantaient d'atteindre dans leur famille le record de noyés. Forcément ! Dans ce pays où, dès qu'un enfant se tient sur ses jambes, il se lance dans les vagues à califourchon sur une planche, comment voulez-vous que cela n'arrive pas ? Ils sont toujours à naviguer entre les îles, et là où la mer est traîtresse plus qu'ailleurs, et un jour, et surtout vers quatorze, quinze ans, cet âge qui ne craint rien et qui n'a pas encore assez d'expérience, ils se noient, ces infatigables vagabonds des pertuis.
Dans la famille des Dumaret la grand-mère était toujours avertie du malheur à venir par prescience. De jour ou de nuit, on la voyait se lever et se mettre à plier et ranger les habits de l'enfant, celui qui était en mer.
Il vient de se noyer, disait-elle.
On en racontait de toutes sortes à Angélique, tout en lui faisant visiter le hameau et les fermes. Sa visite honorait fort les îliens, et la guérison du jeune Alistair complétait la légende. Des matelots dieppois, venus sur deux barques faire le ravitaillement d'eau douce, se mêlaient ce soir à la population. Partout, éclatait un sabir étrange, composé d'une mixture de dialectes indiens, d'un peu de français de Saint-Malo, d'une pointe d'anglais. Quelques Mic-Macs paisibles, apparentés à des habitants de l'île, commençaient à sortir de la forêt, déposaient des fourrures et du gibier au seuil des portes et s'installaient à croupetons sur les hauteurs, curieux d'assister à la fête des Blancs. Ils étaient pour la plupart très grands, presque géants, avec des faces carrées et cuivrées.
Vers 10 heures du soir, Angélique décida qu'elle avait assez sacrifié aux mondanités et qu'il lui fallait dormir un peu en attendant la fête.
Elle avait fait étuve chez Mrs Mac Grégor. L'air incandescent de la nuit avait séché sa lourde chevelure, mais la fatigue l'accablait.
S'enveloppant dans son beau manteau en peau de loup-marin, elle alla s'asseoir à l'écart, appuyée contre les racines d'un grand chêne.
Demain, elle serait à Gouldsboro. Dieu veuille que la mer soit clémente !
Au-dessous d'elle, l'animation grandissait autour des maisons, sur la plage où s'empilaient les fagots.
On apportait des fûts, des chopes, on disposait des écuelles sur des tables à tréteaux. La nuit s'avançait, mais les grands feux de la Saint-Jean ne seraient pas allumés avant la dernière heure, à minuit.
Des enfants passèrent en criant et se donnant la main, entraînant avec eux Timothy le négrillon, Abbial le mousse et Samuel Corwin.
Monégan l'éternelle, Monégan la mère de tous les peuples marins vivait encore une nouvelle nuit magique et l'on entendait battre son cœur avec les coups sourds des lames contre les falaises et les premiers battements des tambours basques qui répétaient une danse du côté de leur campement.
Dans ce fjord étroit, poussées par la brume, vers l'an mille, des barques avec des dragons en proue s'étaient glissées jadis, découvrant comme en ce jour les collines de granité couvertes de fleurs. Et depuis, sur la pierre grise, des caractères mystérieux conservaient le souvenir de ce passage des Vikings, les Normands aux barbes et cheveux blonds. Après eux, était venu John Cabot.
Verrazano le Florentin, pour la France, l'Espagnol Gomez, l'Anglais Rut, un prêtre français André Theot, sir Humphrey Gilbert, Gosnold, Champlain et George Weymouth et John Smith qui, en 1614, avait reçu mission « d'explorer l'Amérique du Nord pour or et baleines ». L'histoire était longue, grouillante, multicolore. Elle s'exhalait, la saga agitée, de l'île des Mohicans. Elle respirait à travers ces cris divers, l'écho gaélique des voix irlandaises et écossaises, ces odeurs truculentes, ces jurons de toutes langues, et ces mêmes rires d'hommes, de femmes et d'enfants qui éclataient, ces vêtures de tous les cieux : tartans des Écossais, bérets rouges des Basques, chapeaux noirs des calvinistes et foulards de satin de quelques boucaniers des Barbades, et puis les bonnets de laine de toutes les couleurs des marins de tous les mondes.
Les criquets, les grillons, cachés dans l'herbe, menaient leur sarabande aiguë. Et sur l'horizon safrané, là où enfin la nuit s'assemblait, écume assombrie du firmament vert, des voiles, des voiles encore qui passaient.
Et, tout à coup, il n'y avait plus rien : la mer était déserte, la côte était vide. Angélique était seule en face de la mer et de la plage abandonnée. Pourquoi aujourd'hui tant de Bar Harbor, pourquoi maintenant tant de « ports nus »... Partout, partout, sur la côte dentelée à l'infini, Bar Harbor, Bar Harbor, comme un glas qui sonne... Le Désert... Les baleines s'en sont allées, les bancs de morues, de sardines, grands boucliers en plaque d'argent sur la mer, s'en sont allés, les oiseaux en nuages immenses s'en sont allés, et les loups-marins en robe de Minimes, et les marsouins blancs, les cachalots bleus, le féroce épaulard, le tendre dauphin...
Mais ce n'est pas seulement cela qui accable... Un découragement saisit l'être, une nostalgie infinie, douloureuse s'empare de l'âme... Une désespérance sourde des criques désertées...
Trop de souvenirs, trop de luttes, trop de massacres, trop de noyés, trop de convoitises, trop de passions, trop d'âmes errantes, ennemies, désolées, oubliées, assemblées, pleurant, se lamentant dans les brumes, dans le vent, dans l'écume des vagues, portées par les marées géantes et terribles qui s'engouffrent au sein de la terre avec des sifflements et des sanglots. Tant de rivages nus...
Brumes miroitantes, fines et lourdes, pleurant sur les forêts de cèdres, sur l'épine verte des pins, sur la feuille vernissée de l'érable et du hêtre rouge, pleurant sur les champs de lupins sauvages et de rhododendrons, sur les lilas près d'une maison ruinée, sur les roses d'un jardin oublié.
Pays de fantômes !
Français, Anglais, Hollandais, Suédois, Finlandais, Espagnols, Bretons, Normands, Écossais, Irlandais, pirates, paysans, pêcheurs, morutiers, baleiniers, coureurs de bois, puritains, papistes, jésuites et Récollets, Indiens, Etchemins, Tarratines, Mic-Macs, Malécites, où êtes-vous ? Où êtes-vous, fantômes d'Acadie, la terre aux cent nominations, le royaume des criques et des péninsules, des repaires feuillus où passe une voile... ? L'odeur des bois et l'odeur des algues, l'odeur de l'Indien, l'odeur des scalps, l'odeur des incendies, l'odeur des rivages, effluves venus de la mer et venus de la terre, qui vous encensent et vous engourdissent, et sur tout cela un regard impavide et froid qui vous regarde mourir...
En un cri rompant le silence, un hurlement aigre et insolite qui arrache Angélique à son sommeil et à son cauchemar et la redresse au pied de l'arbre, où elle vient de s'endormir, le cœur battant.
– Qu'est-ce ? On égorge un porc ?
Non, c'étaient seulement les cornemuses des Écossais qui se mettaient en branle, là-bas sur la plage.
À quelques pas d'elle, Angélique aperçut Jack Merwin assis, le visage tourné vers la grève, où l'on venait d'allumer les grands feux. Les Écossais dansaient autour des épées croisées ou s'exerçaient à une lutte corps à corps avec l'ours noir.
– J'ai fait un rêve, dit Angélique à mi-voix. À force de se battre en lutte fratricide, les hommes avaient rendu ces lieux déserts et oubliés.
Et elle s'aperçut qu'elle avait parlé en français.
Le dos de Jack Merwin était aussi immobile que le roc. Il reposait ses avant-bras sur ses genoux et ses mains pendaient. Elle remarqua pour la première fois que, malgré leurs callosités, c'étaient des mains longues et patriciennes. La sensation d'inquiétude qui l'avait souvent effleurée lorsqu'elle le considérait lui revint plus forte, et le souvenir de son attitude bizarre, lorsqu'il avait refusé de lui tendre la main, et qu'il la regardait mourir de ses yeux froids et impavides.
Qu'est-ce qu'il lui avait pris, à cet Anglais, de la laisser couler et se débattre atrocement, pour ensuite plonger, alors qu'il était déjà presque trop tard, et la sauver in extrémis, au prix d'efforts surhumains ? Il était vraiment bizarre. Il était peut-être fou, après tout !...
– Donnez-moi votre main, Jack Merwin, fit-elle brusquement, je voudrais y lire votre destin.
Mais il lui jeta un regard furieux et serra fortement ses mains l'une contre l'autre pour bien exprimer qu'il entendait conserver ses mains pour lui.
Angélique rit subitement. Décidément, elle n'était pas encore bien éveillée pour oser se montrer tant soit peu coquette et provocante avec un être aussi misogyne et hostile. Son cœur à elle était comme une nacelle dont les voiles se gonflent, prête à s'élancer vers l'horizon, et tout ce tohu-bohu, et jusqu'aux ritournelles couinantes des cornemuses, l'enchantait.
– C'est tellement merveilleux d'être vivante, Merwin, je suis heureuse... Vous m'avez sauvée.
Il se renfrogna, les mains serrées farouchement. De toute façon, l'entendant monologuer, il la prenait pour une folle.
Elle rit de nouveau, grisée par la nuit de juin, envoûtée par sa longue stridence. Dominant les cornemuses, l'appel rythmé des fifres et des tambours éclatait. Angélique sauta sur ses pieds.
– Miss Pidgeon, Mrs Mac Grégor, Mrs Winslow et vous, Dorothy, Janeton, venez, venez... allons danser la farandole avec les Basques.
Elle les attrapa par la main et les entraîna en courant au long de la pente. Les Basques avançaient les uns derrière les autres sur la pointe de leurs pieds nus avec des virevoltes et des entrechats, danseurs prodigieux, pleins de grâce et d'élan. La lueur des feux faisait briller leurs bérets rouges comme des coquelicots. Un long diable souple tournoyait au-devant d'eux, bras levés, faisant résonner un tambourin garni de pièces de cuivre et qu'il frappait de ses doigts agiles. Lorsque Angélique et ses compagnes parurent dans le cercle de clarté, ils poussèrent une clameur cordiale, et leur firent place entre chacun d'eux.
– Par Saint Patrick, s'écria l'Irlandais Porsons, cette diablesse fait danser nos femmes !
– On raconte des choses sur elle, dit l'Anglais Winslow. Il paraît que c'est une Démone.
– Une Démone ! s'esclaffa le vieux Mac Grégor. Tais-toi, tu n'y connais rien. C'est une fée ! J'en ai rencontré sur les landes quand j'étais enfant, en Écosse. Je l'ai reconnue tout de suite. Laisse, laisse donc, voisin. C'est la nuit folle. Rien que d'entendre ces flûtes basques, j'ai des fourmis dans le bout des pieds. Viens danser aussi, voisin. C'est la nuit folle.
La farandole continuait sa course sinueuse et dansante entre les feux, les maisons, les rochers, les arbres.
Toute femme, vieille ou jeune, aïeule, mère, fille ou fillette, doit danser la nuit de la Saint-Jean. Le grand capitaine harponneur Hernani d'Astiguarza avait tendu sa main à Angélique et, l'entraînant, ne la quittait plus des yeux. Il s'aperçut vite qu'elle connaissait la plupart des pas qui s'exécutaient, selon la tradition, dans la farandole basque, et, lorsqu'ils furent revenus sur la plage, il s'élança en l'emmenant vivement au milieu du cercle. Alors, se soumettant à l'entraînante musique, elle dansa avec lui, multipliant les figures compliquées, bondissantes et gracieuses du folklore basque.
À Toulouse, en Aquitaine, naguère, Angélique avait déjà exécuté la plupart de ces figures. Dans les châteaux, on les préférait aux danses de la cour, trop guindées, et plusieurs fois Joffrey de Peyrac avait emmené sa jeune femme au pays Basque, dans les Pyrénées, pour assister aux grandes fêtes populaires, où elle s'était mêlée gaiement, en tant que suzeraine, aux amusements de ses vassaux.
Tous ces souvenirs ressuscitaient l'un après l'autre pour elle avec l'endiablée musique. Le jupon court de la jeune Esther lui facilitait les pas vifs, à la jambe haut lancée. Elle riait, entraînée par l'irrésistible capitaine basque, tandis que ses pieds légers ne touchaient plus terre et que tournoyait sa chevelure claire, tantôt lancée derrière elle comme une oriflamme, tantôt frappant ses joues et enveloppant son visage dans leur réseau soyeux. Il lui parlait soit en basque, soit en français, lorsque les évolutions de la danse la rapprochaient de lui et que son bras de fer l'enserrait d'une pression chaque fois un peu plus possessive.
– Une fée est sortie de la mer pour la nuit de la Saint-Jean, disait-il, Monégan est une île heureuse. Magie que tout cela, madame. Comment pouvez-vous connaître nos danses ?
– Parce que je me nomme la comtesse de Peyrac de Morens d'Irristru.
– Irristru ?... Un nom de chez nous.
– Voilà.
– Vous êtes donc d'Aquitaine ?
– Oui, mais par alliance.
– Pourquoi votre époux vous laisse-t-il courir ainsi seule aux confins du monde ?
– Il n'est pas loin. Méfiez-vous, messire.
– Madame, dit-il en basque, vous avez la taille la plus belle, la mieux prise que j'aie jamais tenue entre mes mains, et vos yeux m'enivrent... Connaissez-vous la gigue des vendanges ? continua-t-il en français.
– Il me semble.
– Alors, allons-y.
Il l'entraînait avec folie et elle tourbillonnait jusqu'au vertige ; le ciel, d'un sombre bleu, basculait dans les flammes rouges des bûchers, des faces hilares tressautaient alentour comme des balles.
– Je n'en peux plus, cria-t-elle, la tête me tourne.
Il suspendit son élan non sans l'avoir auparavant fait tournoyer plusieurs fois en l'élevant de ses deux mains au-dessus du sol.
Des applaudissements éclatèrent. Essoufflée, Angélique riait tandis qu'on lui tendait la fiasque de peau de chèvre. Il fallait boire à la régalade, en envoyant le jet de vin au fond du gosier. D'autres applaudissements saluèrent ce nouvel exploit.
Un peu plus haut sur la côte, le révérend Patridge, qui réprouvait ces ébats, et le marinier Jack Merwin, qui n'était pas d'humeur à s'y mêler, tous deux appuyés au tronc d'un arbre, contemplaient la scène d'un même œil sombre et réprobateur. Angélique les aperçut et éclata d'un rire inextinguible. Ils étaient vraiment trop comiques ces deux-là.
Son grand rire gai entraîna l'hilarité des autres, et tout le monde se remit à danser, les grandes personnes par couples, les enfants en ronde, les cornemuses soutenant les tambours, la bourrée limousine s'entrecroisant avec la gigue écossaise et le branle cornouaillais, tandis que les personnes moins alertes ou fatiguées soutenaient le rythme en frappant des mains en cadence.
Parfois, l'on s'échouait près des tréteaux pour lamper une chopine de bière, une pinte de vin. Les vaisseaux, dans le port, avaient sorti leurs réserves de fête : vins espagnols des Caraïbes, vins de France, et il y avait aussi un vin âpre et parfumé tiré des vignes sauvages de l'île Matinicus. On mélangeait un peu et ces soleils de tous les continents, mêlés au fond des verres, vous mettaient une sacrée chaleur au creux de l'estomac et de la foudre dans les mollets, en attendant de les affaiblir dangereusement.
Assises auprès des tables, deux vieilles femmes du pays, dont la grand-mère Dumaret qui voyait en rêve les noyés, ouvraient clams et huîtres sans relâche, d'un couteau alerte. M. d'Astiguarza rappela à Angélique la bonne façon de savourer les « loubinkas », plat favori des Béarnais et des Basques.
Il n'avait eu garde de quitter Bayonne sans emporter d'amples chapelets de ces petites saucisses fort pimentées. On les passait au feu, on en avalait une en se brûlant copieusement, et, par là-dessus, on gobait une huître crue.
Comble de volupté gustative ! Une saucisse brûlante, une huître fraîche. Un petit tour de danse, un petit coup de jurançon. Et encore l'une de ces diaboliques saucisses, épicée à vous tirer des larmes, l'huître verte et glacée, baignant dans son eau marine, bue en sa coquille de nacre. La danse, les rires, les mains qui frappent en cadence, le vin d'ambre à la saveur haute et chantante comme un appel de fifres...
Il y en a qui s'asseyent, qui s'écroulent... qui commencent à rire sans pouvoir s'arrêter. Il y en a qui sont un peu malades et un peu hagards, mais personne n'y prête attention.
Là-haut, près des maisons en lisière des arbres, les Indiens Mic-Macs et Mohicans, presque aussi graves que le révérend Patridge, observaient les amusements des Blancs. Ils songeaient qu'il n'y a pas avantage à boire le vin qui ne saoule pas assez. L'eau-de-feu seule est divine et magique. Lorsqu'ils auraient récolté beaucoup d'eau-de-vie près des navires, en troquant avec les marins leurs fourrures, alors ils organiseraient une terrible beuverie au fond des bois, alors ils deviendraient fous, ils rejoindraient l'Esprit des Songes... Eux ne se contenteraient pas de rire et de danser stupidement comme les Blancs... et de ne manger que quelques coquillages...
Sur la mi-nuit, le premier sauteur jaillit de la flamme comme un diable noir. Et hop ! L'un après l'autre, les Basques aux jarrets de fer bondissaient, traversaient le brasier, jambes déployées, bras levés, et chaque saut était salué d'un cri de frayeur et d'admiration des spectateurs.
– Celui qui traverse le feu de la Saint-Jean ; le Diable ne peut rien contre lui pour l'année, dit Hernani d'Astiguarza.
– Alors, moi aussi, je veux sauter, s'écria Angélique.
– Les femmes ne peuvent pas, protesta un Basque choqué dans son esprit de tradition.
– Vous voulez donc abandonner les femmes au Diable ? cria Angélique en lui rabattant son béret sur le nez.
Elle était un peu folle et un peu saoule, soit ! Mais cette occasion ne se renouvellerait peut-être jamais, et elle en avait toujours rêvé.
– Elle, elle peut ! dit Hernani avec grande force en la couvant d'un regard ardent. Mais vos cheveux, madame... Il faut prendre garde, ajouta-t-il en posant la main d'un geste caressant sur la tête d'Angélique – geste dont elle n'eut pas tout à fait conscience dans la fièvre enivrée de l'heure.
– Ne craignez rien ! Je suis fille du Sagittaire, signe du Feu, cohorte des Violents et légion des Salamandres qui traversent impunément toutes flammes. Je DOIS sauter ! Monsieur d'Astiguarza, votre main !
Il la conduisit à quelques pas du foyer crépitant, et un silence profond s'établit. Angélique rejeta les souliers qu'elle avait empruntés à Mrs Mac Grégor. Sous ses pieds nus, le sable était frais. Devant elle, la flamme ronflante montait, haute et dorée. Angélique, elle-même nourrie de « loukinkas » brûlants, de vin ardent et du sel de la mer, se sentait aussi n'être plus qu'une flamme prête à crépiter et à bondir. Hernani lui tendit une petite gourde plate. Elle flaira, reconnut le parfum.
– De l'armagnac de « piquepoult » !... Mille grâces, messire !
Elle avala une longue gorgée.
Tous les regards étaient fixés sur elle. On ne se rappelait plus très bien son nom, mais ce qui avait été dit d'elle flottait vaguement dans les mémoires embrumées. Pieds nus et déjà prête à s'élancer, elle leur apparaissait comme l'incarnation d'une déesse, pas tout à fait terrestre, et pourtant elle les dominait par sa tranquille indépendance de créature assurée d'elle-même.
Ils voyaient que sa taille mince était sans fragilité, que ses épaules harmonieuses, malgré leur grâce, avaient assumé une vie déjà longue d'expérience et de luttes et ils devinaient, à voir la lueur de ses yeux, que ce défi aux flammes, c'était comme un sceau qu'elle voulait apposer à tant d'autres brasiers traversés.
Angélique, pour sa part, n'en pensait pas si long, toute à l'épreuve difficile et captivante. Ç'avait été d'abord un désir de tout son corps énervé par la nuit chaude de s'élancer, de son corps vivant qui ce même jour avait failli mourir, et maintenant, dans les convulsions des flammes, elle voyait comme une face splendide et redoutable qui paraissait l'appeler, l'esprit mythique de la nuit de la Saint-Jean, l'esprit succube éblouissant aux cheveux tour à tour nocturnes et pourpres, la Démone !...
Le tambourin battait. Hernani d'Astiguarza, saisissant la main d'Angélique, la fit courir, l'entraînant de plus en plus vite...
La muraille d'or se dressa.
La poigne du Basque enleva la jeune femme dans les airs, et elle s'élança, sentit l'haleine du brasier, elle traversa sa fluide et incandescente draperie, perçut la fugitive morsure, le tourbillon rutilant qui voulait l'enrober et la captiver, et elle s'en évada, retombant de l'autre côté dans la fraîcheur de la nuit, où un autre Basque l'attendait pour l'entraîner encore plus loin, hors de toutes atteintes.
Deux autres se précipitèrent pour éteindre dans leurs paumes les bords de sa jupe qui roussissaient.
Il y avait une légère odeur de cheveux brûlés. Angélique secoua sa crinière.
– Ce n'est rien ! Je suis passée ! Dieu béni, merci !
– Vous me rendez malade ! s'écria Adhémar en pleurant pour de bon. Qu'est-ce qu'on serait devenus, nous autres, si vous étiez tombée dedans ?... L'eau ne vous suffit donc pas pour votre mort, il vous faut encore le feu ?...
D'ailleurs, il était absolument ivre.
La musique repartait, un peu cahotante et embrouillée.
Le grand Hernani serrait la taille d'Angélique dans son bras de harponneur et l'entraînait à l'écart.
Ses yeux noirs brillaient comme des escarboucles. Il parlait, en basque, sur un ton pressant.
– Vous êtes, pour moi, une rencontre inoubliable, madame. Vous avez ravi mon âme. Nous terminerons la nuit ensemble, n'est-ce pas ?
Angélique se dégagea pour mieux le regarder, et sa stupeur n'était pas causée par les paroles hardies qu'il lui adressait, mais parce que, prononcées en basque, elles auraient dû, en principe, lui demeurer obscures.
– Voilà qui est extraordinaire, s'exclama-t-elle, mais... il me semble que je comprends le basque !... Moi, le basque ! Ce charabia hermétique que nul ne peut apprendre s'il n'est pas né sur les bords de la Soûle !... Votre armagnac contenait-il quelque philtre magique ? monsieur d'Astiguarza...
– Non... Mais... Ne dit-on pas que vous parlez, madame, certains dialectes des Indiens d'Acadie ?
– J'ai en effet l'usage de la langue abénakise dans la région du Kennebec.
– C'est là l'explication du mystère. Notre langue et celle de ces Indiens sont parentes. Je suppose que, d'origine asiatique, nos races ont fait le tour de la terre en sens inverse, eux se retrouvant ici et nous à Bayonne. Quand jadis mes aïeux sont venus chasser la baleine jusque dans ces parages, ils n'eurent nulle difficulté à s'entendre avec les sauvages et souvent, sans avoir rien appris, nous avons pu servir d'interprètes entre eux et les missionnaires.
Il eut de nouveau un mouvement pour l'attirer contre lui.
– Alors, si vous avez compris mes audacieuses paroles, madame ?... quelle est la réponse ?
Elle lui posa deux doigts sur la bouche.
– Chut, messire ! La nuit de la Saint-Jean, on dit beaucoup de folies, mais on ne doit pas les commettre. C'est affaire de féerie, non de corps.
Le moment semblait venu pour les dames honnêtes de se retirer. Angélique, ayant miss Pidgeon accrochée à un bras, remorquant de l'autre Mrs Mac Grégor qui elle-même soutenait une de ses filles, laquelle traînait sa fillette et toute une bande d'enfants, gravit non sans peine la côte vers ce qui leur semblait indistinctement être, là-bas, des demeures.
Leurs faux pas les faisaient rire aux larmes et s'esclaffer à mourir. Justicier sombre, le révérend Patridge se dressa pour les accueillir. Il commença de tonner :
– Je réprouve, miss Élizabeth Pidgeon, vos agissements présents. Vous, si pieuse...
– Ah ! Laissez-la donc, la pauvre créature, trancha Angélique d'une voix qu'elle découvrit, malgré elle, un peu éraillée. Après tout, elle a eu son compte d'horreurs et de souffrances depuis deux semaines ! Elle a bien le droit de s'amuser un peu, maintenant que nous sommes hors de danger !
Faisant virevolter miss Pidgeon qui riait comme une petite folle, elle recommençait à danser.
– Je vous emmènerai à Gouldsboro, darling, et là vous serez à l'abri.... Mistress Mac Grégor, pouvons-nous reposer sous votre toit ?
– Oui, mes toutes belles, chantonna Mrs Mac Grégor, qui était complètement éméchée, ma demeure est la vôtre.
On s'étendit pour dormir sur des matelas de varech, posés à terre dans la salle commune. À peine trouvait-on une position confortable et propice au sommeil que des matelots vinrent frapper aux volets en braillant et réclamant des femmes. Mais le vieux Mac Grégor bondit sur le seuil, chemise au vent et son mousquet en main, criant qu'il allait trouer comme une passoire quiconque oserait troubler le repos de ses femmes. Après quoi, tout fut calme. Et déjà c'était l'aube.
Ainsi s'acheva la folle nuit de la Saint-Jean à l'île Monégan, la nuit la plus courte de l'année, la nuit païenne du solstice d'été, où les feux s'allument sur les collines et sur les plages, où la fougère fleurit dans les sous-bois, où le vieux Shapleigh s'en va par les forêts du Nouveau Monde cueillir la verveine sauvage... larmes de Junon... sang de Mercure... joie des simples...