Chapitre 5
– Colin, comment vous trouvez-vous sur cet îlot ? Qui vous y a amené ? Et pourquoi n'étiez-vous pas à bord à l'instant de la bataille ?
La voix d'Angélique le tirait de sa songerie. C'était une voix troublée et il l'adora de chercher à faire diversion pour écarter d'elle la tentation.
Se rapprochant, il s'assit et la mit au courant des événements suspects dont il avait été la victime en ce jour. Lui-même s'avouait que des forces maléfiques semblaient être entrées en jeu pour les confondre et les amener à ce piège.
Ce matin, à l'aube, tandis qu'il se tenait embossé dans une des petites criques de la presqu'île de Shoo Dic, où il se dissimulait depuis quelques jours avec l'intention, il le reconnaissait, de préparer un nouvel assaut sur Gouldsboro, un canot monté par trois matelots s'étaient présenté à lui. Ces hommes se disaient porteurs d'un message de Mme de Peyrac qui les envoyait de Gouldsboro avec la demande pour le capitaine Barbe d'Or de la joindre car elle avait un secours à lui demander. L'affaire devait être menée en très grand secret et il ne devait se faire accompagner d'aucun de ses hommes.
– Ces inconnus ne vous ont-ils pas présenté un message – ou soi-disant message – de moi, ou un objet quelconque de ma part ? interrogea Angélique stupéfaite.
– Ma foi non. Et je n'ai pas songé à en exiger d'eux. Je reconnais que quand il s'agit de vous je perds mon habituelle prudence. Je vous savais proche, à Gouldsboro, et... j'aspirais à vous revoir. Le temps de confier le navire à mon second et j'ai sauté dans leur canot sans plus d'explications. Le brouillard était si épais que je ne saurais reconnaître l'île où ils m'ont conduit et où ils prétendaient que vous m'aviez donné rendez-vous. Nous avons commencé à attendre, et cela a duré longtemps. Je pensais que le brouillard retardait votre venue. Lorsque, vers le milieu de la matinée, le bruit de la canonnade m'est parvenu, j'ai commencé à m'impatienter. Je ne sais pourquoi, j'avais le pressentiment que c'était mon navire qui se faisait attaquer. J'ai demandé à ces hommes de me ramener à mon bord. Ils ont tergiversé et remis l'affaire jusqu'au moment où je me suis fâché. Il y a eu de la bagarre. Je ne garantirais pas qu'un des gars ne soit de l'autre côté à l'heure qu'il est. Mais, pour mon compte, j'ai reçu un coup qui m'a envoyé « dans les pommes » et dont je souffre encore à la nuque. Quand je suis revenu à moi, j'étais sur cet îlot, dépouillé de mon coutelas, de mon sabre et de mes pistolets. Le soir tombait. Peu après, lorsque je me suis senti mieux, j'ai fait le tour de l'îlot et... je vous ai rencontrée près du vieux navire échoué.
Il s'était levé et, comme il faisait les cent pas en parlant, Angélique finit par se lever à son tour pour le rejoindre. Ils marchèrent côte à côte lentement, parcourant de long en large la petite plage qui mettait une tache de clarté dans l'écrin nocturne des arbres. Leurs deux ombres s'y allongeaient sur le sable, étirées et d'un noir d'encre.
– Comment étaient ces hommes qui sont venus vous chercher ? interrogea Angélique.
Il haussa les épaules.
– Des marins, comme on peut en rencontrer ici ou dans les Caraïbes. Un peu de toutes les races. Ça parle un peu toutes les langues... Pourtant non, je ne pense pas qu'ils étaient étrangers tous. Plutôt des Français.
Angélique l'avait écouté avec tourment. Elle ne pouvait se défendre de cette oppressante certitude qu'ils étaient les victimes d'esprits mauvais qui se jouaient d'eux pour les confondre. Les événements se précipitaient et s'embrouillaient avec tant de malice qu'elle ne savait plus déjà quel fil saisir pour en débrouiller l'écheveau.
– Colin, saviez-vous qui était l'homme auquel vous m'aviez confiée, sur la baie de Casco ? Le patron anglais de la barque ?
– Le jésuite ?
Angélique le regarda, stupéfaite.
– Ainsi, vous le saviez ? s'exclama-t-elle.
Colin s'arrêta et fixa d'un air songeur l'horizon obscur.
– Il est venu ce matin-là, dit-il. Il a attaché sa barque contre la bitte. Et il est monté à bord. Il parlait anglais et je l'ai pris pour un patron quelconque. Il a demandé à me parler et, dans ma cabine, il m'a dévoilé son identité. Il appartenait à la Compagnie de Jésus ; il était en mission secrète, et il me demandait de lui remettre Mme de Peyrac. Je n'ai pas douté de ses déclarations. Il avait une façon soudaine de s'exprimer et de me regarder de son œil noir et pénétrant qui ne trompait pas.
« Alors, j'ai vu dans cette affaire l'occasion de te laisser partir, une perche que me tendait Dieu, et justement, parce que c'était un jésuite, j'ai pensé que c'était Dieu qui voulait me faire signe. Sans lui, sans ce jésuite qui surgissait là, je... je crois que je ne t'aurais pas laissé partir. Je me répétais cela depuis la veille, que je devais renoncer à toi, mais je ne pouvais pas...
« C'était pire qu'à Ceuta... presque pire. Si tu étais restée, je crois que j'aurais essayé de te reprendre... et j'aurais causé ton mal... C'était mieux ainsi. J'ai dit : « Bon, j'entends bien. Il en sera fait selon votre demande. » Alors il m'a recommandé de ne pas te faire savoir qui il était, de te laisser croire qu'il était le patron de barque, un Anglais. Cela ne m'a plu qu'à demi. Mais je me suis toujours incliné devant le pouvoir des prêtres. Je pense qu'ils travaillent pour le Bien et qu'ils savent ce qu'ils font. Pourtant, cela ne m'a pas plu. Je gardais le sentiment qu'« on » te voulait du mal...
« T'a-t-il fait du mal ?
Elle secoua la tête.
– Non ! murmura-t-elle.
Maintenant, elle comprenait ce qui s'était passé dans l'esprit de Jack Merwin, le jésuite, quand il était debout sur le rocher et qu'il la regardait mourir. À Maquoit, il s'était assuré de sa personne pour la ramener à d'autres qui voulaient qu'elle fût écartée, séparée des siens, contestée, anéantie. Et voici qu'à nouveau la mer cruelle semblait se charger de la faire disparaître. Tout était simplifié. Il avait dû songer « Dieu le veut ! » et il avait croisé les bras sur sa poitrine, refusant de tendre une main salvatrice. Mais c'est une chose que de dire d'un être : « Il doit mourir », et c'en est une autre que de le regarder se débattre avec la mort.
Il n'avait pas eu le « saint » courage d'assister jusqu'au bout à son agonie, de la voir disparaître sous les flots et ne jamais reparaître.
Il avait plongé.
– Mes bailleurs de fonds, à Paris et à Caen, appartiennent à la Compagnie du Saint-Sacrement, commentait Colin. J'ai fait promesse de servir les missionnaires des nouvelles contrées où j'allais prendre souche. Mais je ne pensais pas que le morceau serait si dur à enlever. On m'avait assuré que la région de Gouldsboro était vierge d'établissements anglais.
– Nous ne sommes pas un établissement anglais, dit Angélique. Cette terre appartient à mon mari du fait qu'il est le premier occupant et qu'il l'a fait prospérer.
– Pourquoi l'avez-vous épousé, ce seigneur de Gouldsboro ?
Angélique se sentit découragée à l'avance de lui fournir la réponse. C'était une trop longue histoire, et puis, elle s'apercevait que tout ce qui touchait à l'intimité de leur vie, à Joffrey et à elle, lui était trop sensible et qu'elle répugnait à matérialiser par la parole ce qui n'appartenait qu'à eux seuls, Joffrey de Peyrac et Angélique de Sancé, ce qui était leurs rêves à tous deux, leur drame premier, leurs épreuves, leurs combats et leurs défaillances, leur bonheur enfin, tout ce qui nouait entre eux ce lien intangible, leur vie commune, leur barque à eux sans cesse menacée, ballottée et où, depuis si longtemps déjà, ils se tenaient enlacés, enlacés, oui, malgré tout enlacés, et personne ne pourrait les séparer, jamais les séparer. « Personne, non personne », songea-t-elle en regardant ardemment le ciel aux nuées nocturnes frangées d'or par la lune. Et, pour la première fois depuis la veille au soir, elle souffrit atrocement comme si le coup qui avait frappé son visage venait enfin d'atteindre son cœur, après un long cheminement parmi les zones inconscientes de l'espérance. Joffrey !... C'était fini. Il la détestait, la méprisait, ne croyait plus en elle.
– Pourquoi l'avez-vous épousé ? insistait Colin. Quel peut-il être, cet homme, pour qu'une femme comme vous éprouve le désir de lier son existence à lui et le courage de le suivre jusqu'en ces contrées perdues ?
– Oh ! Qu'importe, fit-elle avec découragement. C'est mon époux et il est plus que tout pour moi au monde malgré les faiblesses qui peuvent m'habiter et me trahir parfois.
Ils restèrent longtemps silencieux.
– Vous savez comment me prendre, dit enfin Colin Paturel avec une ironie amère. Le respect des serments sacrés !... Vous avez trouvé cela et c'était la seule chose qui pouvait m'arrêter. J'y suis resté fidèle malgré mes défaillances... On n'a pas versé son sang pendant douze années pour rester fidèle à son Dieu sans avoir fini par s'attacher à lui plus sûrement qu'à tout ce qu'on peut trouver de bon sur la terre. Qu'il me fasse signe... Halte, Colin ! Ton maître a parlé.
Il ajouta à mi-voix, avec une foi profonde :
– Et je sais reconnaître quand Il me fait signe.
Moins simple que Colin et égarée sur des chemins plus divers, Angélique admettait plus difficilement cette intrusion du divin dans la logique – ou l'illogisme – de ses actes.
– Sommes-nous si fortement attachés aux enseignements de l'enfance qu'ils continuent à nous diriger malgré nous, surtout malgré nous, en somme ? dit-elle. Aurions-nous seulement la crainte des choses apprises ?
– Non, dit Colin, il n'y a pas que les choses apprises pour nous diriger. Heureusement !... Mais il y a des moments où l'homme se trouve placé, qu'il le veuille ou non, dans la trajectoire de la vérité. Il serait aussi difficile de l'empêcher de la suivre que d'empêcher une étoile de traverser le ciel.
Discernant sur la physionomie d'Angélique un air d'absence :
– M'écoutez-vous ? interrogea-t-il avec douceur.
– Oui, je vous écoute. Colin Paturel. Vous parlez si bien. Que de choses vous m'avez enseignées et qui sont restées gravées dans mon cœur...
– J'en suis heureux, madame, mais les paroles que je viens de dire, c'est, je m'en souviens, le Grand Eunuque qui me les avait enseignées. Osman Ferradji, le grand diable noir qui vous gardait dans les harems de Moulay Ismaël. Souvent, à Miquenez, le roi me faisait appeler, me faisait asseoir avec mes haillons crasseux sur ses coussins dorés. Et ensemble nous écoutions parler Osman Ferradji. Quel grand sage que ce Nègre ! Quel grand bonhomme ! Il a influencé mon âme plus que nul être au monde. C'était un mage.
– Que je l'aimais ! Que je l'aimais ! s'écria Angélique traversée d'une nostalgie poignante à ces évocations. Ce fut mon ami plus qu'un autre.
Elle s'interrompit, frappée au cœur, car, sortant des limbes, lui revenait le souvenir que c'était la main de Colin lui-même qui, pour la sauver, elle, Angélique, avait tué le noble Eunuque d'un coup de poignard dans le dos.
– Taisons-nous, dit Colin à mi-voix. Taisons-nous, ces souvenirs vous font mal. Vous êtes lasse, et nous sommes loin maintenant, très loin de ces lieux, et plus loin encore sur le chemin de nos existences. Si encore je pouvais me dire que je me suis avancé, que j'ai marché quand même vers quelque chose, au cours des années qui ont suivi Ceuta... Pas seulement reculé, gâché ce que j'avais engrangé au bagne de Dieu.
– On avance toujours quand on souffre et que, malgré cela, on ne renonce pas, on ne succombe pas, on ne tourne pas définitivement le dos au bien, dit Angélique avec ferveur.
Songeant à ce long tunnel plein de chutes et de relevées qu'elle avait elle-même parcouru loin de Joffrey, elle se sentait le droit d'encourager Colin.
– Vous n'êtes pas aussi malade que vous le déclariez tout à l'heure, Colin, mon cher, cher ami. Je le sais. Je le sens. À chaque instant, il me semble que l'ancien Colin va renaître devant moi, dans sa grandeur, dépouillant les oripeaux de Barbe d'Or, et je le vois même plus grand encore, plus fort, plus prêt à accomplir la tâche qui l'attend...
– Quelle tâche ?... Sinon celle de me faire pendre haut et court comme un vulgaire brigand des mers.
– Non, non, pas toi, Colin ! Cela ne sera pas. Ne crains rien, ne crains plus. Je ne sais comment les choses vont s'arranger, mais je sais que Dieu te sera fidèle, tu verras. Il ne peut pas t'abandonner, toi qui as été crucifié pour Lui...
– Il m'a pourtant abandonné bien longtemps.
– Non, non, ne doute plus, Colin, toi qui es si croyant, c'est l'essence même de ton être... Ce n'est pas en vain qu'il a mis en toi tant de choses inestimables. Tu verras... Moi, je ne doute pas de toi.
– Oh ! Toi, toi, tu es adorable, fit-il sourdement, et il la prit dans ses bras.
Angélique frémit de la racine des cheveux à la plante des pieds. Dans son désir infini de porter Colin, comme une vague l'aurait porté vers ces rivages où il se retrouverait enfin tel qu'en lui-même, elle avait parlé avec feu, levant vers lui son visage irradié de ce regard admirable où il pouvait lire ce sentiment plus précieux à l'homme que toutes les fortunes de l'univers, la foi d'une femme. En lui, en sa force, en sa grandeur, en ses pouvoirs, en sa destinée transcendante.
Et maintenant, contre lui, dans le cercle magique de son étreinte, elle sentait son exaltation de tendresse se muer en un courant sauvage et voluptueux qu'elle reconnaissait avec terreur. Car le bras de Colin au creux de ses reins, ce bras d'acier trop souvent inconscient de sa puissance, la soudait à lui avec une passion irrésistible, et de ce contact renaissait l'attirance, comme une vague de fond, un élan torrentiel, doucereux, délicieux. De la tête aux pieds contre lui, elle renversa en arrière son visage dans la lumière du clair de lune, les yeux clos comme si elle allait mourir...
– Ne crains rien, ma vie, dit-il de cette voix profonde et basse, avec une nuance de cajolerie et qui lui parlait tellement au cœur... et aux entrailles, ne crains plus rien de moi, maintenant. C'est la dernière fois... je te promets, c'est la dernière fois que je te serre ainsi contre mon cœur. Mais je voudrais encore une réponse... As-tu pleuré, dis-moi... Avez-vous pleuré, madame du Plessis-Bellière, quand je m'en suis allé là-bas, à Ceuta, quand je vous ai tourné le dos pour vous quitter à jamais ?
– Oui, tu le sais bien, fit-elle dans un souffle, tu le sais bien... Tu l'as vu...
– Je n'étais pas sûr... Pendant des années, je me suis demandé... Ces larmes, ces larmes que j'ai vues briller dans les yeux de cette grande dame étaient-elles vraies ?... Étaient-elles pour moi ?... Merci, merci, mon amour...
Il l'étreignit intensément puis il la relâcha, l'écarta doucement. Il refusait de voir ses lèvres nacrées entrouvertes et qui tremblaient, offertes. Il se redressa, déployant sous le ciel lunaire sa haute taille d'Hercule.
– Maintenant, je sais ce que je voulais savoir. J'ai reçu toutes les réponses. Et de ta bouche ! De ta bouche !... Il me semble que je respire mieux. Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'avais perdu. Va ! Va maintenant, il faut te reposer, tu n'en peux plus.
Et comme elle vacillait, il la prit par les épaules, l'appuyant contre lui avec une tendresse infinie, et il la reconduisit près du feu. Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le sable. Il ranima un peu les flammes, puis s'en alla à l'autre bout de la plage où il s'allongea, invisible dans l'ombre projetée des arbres, afin de prendre un peu de repos à l'écart d'elle. Tout à l'heure, lorsqu'elle marchait le long de la grève, une vague plus longue avait encerclé les chevilles d'Angélique. Ses souliers étaient humides. Elle les rejeta, ramena ses pieds sous sa jupe et reprit sa posture frileuse, les bras noués autour de ses genoux. Le feu proche ne la réchauffait pas et elle tremblait encore.
« Comme mon corps est faible devant l'amour ! se dit-elle avec amertume et honte. J'ai eu tort de négliger si longtemps la prière. C'est elle qui donne la grâce de résister à ces surprises-là. »
Elle s'en voulait terriblement, se méprisait un peu. Toute une partie de la nuit, elle s'était sentie très raisonnable, capable de tenir à bout de bras la tentation malgré les souvenirs évoqués et la présence proche de Colin, et puis, tout à coup, cette houle chaude et avide !...
À ce point-là, même si on s'écartait à temps, c'était quand même une trahison. Contre ses genoux, elle dissimula son visage envahi d'une rougeur brûlante. Que la nuit était longue !
« Pardonne-moi, Joffrey, pardonne-moi, ce n'est pas ma faute. C'est parce que tu es loin... Je suis faible. Tu m'as trop bien guérie, trop bien ressuscitée, mon magicien. Ah ! il est loin le temps où je ne pouvais souffrir qu'un homme m'effleure sans tomber du haut mal... C'est ta faute aussi. Tu m'as rendu le goût des baisers, de... tout... Je suis faible aujourd'hui ! »
Elle lui parlait tout bas, pour conjurer la peur, et c'était à l'amant, à l'époux adorable et adoré qu'elle s'adressait, à celui qui l'avait serrée sur son cœur dans le creux du grand lit de Wapassou, tout au long de l'hiver, l'évoquant afin d'oublier l'homme terrifiant qui, hier au soir, l'avait saisie aux cheveux et frappée si durement.
« S'il apprend... s'il apprend seulement cette rencontre insensée, sur l'île toute la nuit... toute la nuit avec ce pirate qui n'est rien d'autre pour lui que Barbe d'Or, il me tuera, je n'y échapperai pas... c'est certain, il me tuera avant que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche... Ce que je serais incapable de faire une fois de plus comme hier soir... Oh ! mon Dieu, comme on est désarmé et comme on a peur quand on aime trop... Oh ! mon Dieu, aidez-moi... aidez-nous. J'ai peur... Je ne comprends plus rien à ce qui arrive... Je ne sais plus que faire... »
Malgré son angoisse présente, elle ne parvenait pas à regretter tout à fait le hasard de cette nuit qui les avait réunis, Colin et elle, seuls sur l'îlot du Vieux-Navire. Depuis qu'elle l'avait vu se redresser en disant : « Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'ai perdu », elle ressentait un soulagement, un allégement de sa conscience. Elle vivait ce temps où l'on doit se débarrasser des fardeaux du passé. Béni soit Dieu si, avant l'oubli, l'occasion de réparer se présente. Dans la plénitude des dons qui avaient fait d'elle une Femme, elle atteignait cet âge extraordinaire où, pour chaque femme, l'existence, tout en continuant sa course météorite, semble s'alléger, s'épurer, se renouveler dans l'apothéose d'une liberté de l'âme et de l'esprit, chèrement acquise, mais d'autant plus précieuse, où le poids des erreurs, qui n'étaient souvent que l'enseignement du dur métier de vivre, perd de sa densité. Licence est donnée de laisser en chemin les fardeaux du passé, d'oublier ce qui peut être oublié, de ne se souvenir que de la richesse de cette imparfaite et difficile aventure du plein temps de la vie.
Elle s'apercevait qu'elle avait longtemps traîné un remords inconscient à l'égard de Colin, son amant du désert.
Maintenant, il était sauf.
La seule chose qu'il ignorerait toujours, c'est qu'elle avait porté un enfant de lui dans son sein. Il fallait effacer les liens trop intimes qui les unissaient. Ah ! Qu'il est difficile de s'aider entre humains !
Un éclair d'humour voleta en son esprit engourdi – elle connaissait bien cet oiseau facétieux toujours prêt à prendre son vol en elle aux heures les plus noires, et Angélique se dit qu'elle aimerait être une vieille dame. La vieillesse permet d'aider son prochain, ses amis, sans compliquer leur vie, ni la sienne.
Elle permet les élans du cœur dans leur sincérité, l'aide gratuite et efficace envers ses semblables. Elle autorise de vivre franchement, en compagnie de son propre cœur, tel qu'il est, sans se livrer à ce perpétuel combat de prudence, recul, avance et recul qu'infligent à la vie affective la séduction de la chair et ses dangers.
« Voilà une bien bonne chose que d'être vieille un jour ! » se dit Angélique, qui se mit à sourire, puis à rire tout bas pour elle-même. Elle grelottait, elle avait les pieds glacés et le front trop chaud.
Des pas s'approchant, écrasant le sable et troublant le bruit léger de froissement de soie des vagues, la mirent en alerte. Colin revenait vers elle.
– Il faut dormir, petite, fit-il à voix basse en se penchant. Ce n'est pas raisonnable de rester ainsi recroquevillée comme une pauvresse à ruminer on ne sait quoi. Allonge-toi, tu seras mieux. Bientôt, le jour va venir...
Elle lui obéit, se confiant à ses soins comme jadis, retrouvant ses mains sûres et patientes tandis qu'il l'enveloppait soigneusement dans son manteau et posait sur ses pieds son propre justaucorps en peau de buffle.
Elle fermait les yeux. À son être endolori, l'ardente adoration qui émanait de Colin pour elle lui était comme un baume, un apaisement, sur son cœur taraudé d'inquiétudes et de chagrin et qui, émergeant du choc, commençait à ressentir de toutes parts la souffrance.
– Dors maintenant, chuchota Colin, allons, il faut dormir.
Et, se laissant sombrer au fond de l'eau noire du sommeil, elle croyait l'entendre murmurer, dans la solitude des nuits maghrébines...
– Dors, mon agneau, dors, mon ange. Demain, nous avons une longue route à faire, tous les deux, dans le désert.
Peut-être le murmurait-il ?