Chapitre 16

L'instant qu'il venait de vivre, il lui semblait que ç'avait été le plus terrible de toute son existence.

Deux hommes en lui, délirants, forcenés, qui s'étaient partagé son être. Et, s'il ne l'avait pas chassée, aurait-il pu résister plus longtemps à l'envie qui le possédait – aussi puissante que celle de la tuer – de la prendre dans ses bras ?... Deux êtres en lui, en ces minutes épouvantables qui s'étaient partagé son corps, son sang, son âme, le disloquaient, en un être assoiffé de vengeance, un autre d'adoration et de volupté. Ses veines charrient ensemble la haine et l'amour.

Et, lorsqu'il l'avait saisie aux cheveux, sa main n'en avait-elle pas goûté la soie fine, la moelleuse tiédeur, et, lorsqu'il s'était penché sur elle, sur ce visage renversé, sur ce front vaste et lisse comme une plage nacrée, ses lèvres à lui, qui crachaient des mots cruels, n'avaient-elles pas brûlé de s'y poser en baisers passionnés ?... Et, en éclair, le traversait une pensée : « Quel beau front elle a !... »

Ainsi, ravagé de courants de désir et de colère, il en demeurait frémissant, humilié, secoué de fureur contre elle à qui il devait cette révélation d'un autre lui-même, qu'il lui fallait découvrir capable de la plus aveugle violence, d'irrésistible faim charnelle, de lâche indulgence, capable de se laisser aller à l'élan de ses sens et de ses sentiments contre toute raison...

Une si superbe créature d'amour !... Voici ce qu'il avait pensé. Voilà ce qu'ils avaient pensé tous, lorsqu'elle leur était apparue au seuil de la nuit, et l'évidence de sa beauté et de sa féminité les avait frappés comme un coup, de telle sorte qu'en un instant fugitif s'effaçaient rancœur, soupçons, indignation, mépris, méfiance, et demeurait seul, pour ces hommes surpris et subjugués, l'enchantement indicible de sa présence. Une si superbe créature d'amour !... O mâles idolâtres, imbéciles et sensuels ! Toujours prêts à s'agenouiller devant la déesse !...

Un mouvement irréfléchi portait Joffrey de Peyrac au-dehors, dans le silence de la nuit profonde.

Sur la lune d'argent terni passaient des nuages, et dans sa lumière se profilaient les ombres noires des mâts balancés par l'eau du port. Des feux tressautaient dans le vent, seuls à s'animer avec les démarches lentes de quelques sentinelles. Le monde était mort.

Où était-elle ? « Angélique ! Angélique !... mon amour ! »

Il rentrait à l'intérieur du fort et, d'un bond silencieux, gravissait l'escalier de bois. Derrière la porte, il l'entendait sangloter tout haut. Et restait là, brûlé et dévoré de nouveau par une flamme sauvage, le corps tendu jusqu'à la souffrance par la tentation le déchirant. Désir de pousser cette porte, d'entrer, de se retrouver seul à seul avec elle, de se pencher sur elle, s'emparer d'elle, la prendre sur son cœur, et d'oublier, d'oublier dans le bonheur des gestes, des caresses, du murmure des voix, des souffles qui s'entremêlent, s'échangent, des baisers, des mots ardents tout bas chuchotes : « Mon amour ! Mon amour ! ce n'est rien !... Je t'aime !... » d'oublier, d'oublier tout...

Il se retrouvait, seul, dans la salle en bas, où les cires s'effondraient dans les porte-torches, le front appuyé à la fenêtre où pâlissait l'aube.

Non, Angélique ne parviendrait pas à faire de lui un homme déchu, asservi au pouvoir d'une femme indigne !

Non, cela, jamais !...

Pourquoi pleurait-elle si fort ?... là-haut... N'avait-elle pas su ce qu'elle faisait lorsqu'elle s'était livrée aux caresses de l'autre, de l'homme inconnu ?... Elle, qu'il avait placée si haut ! N'avait-elle pas su ce qu'elle détruisait ?... Mais non ! Mais non ! Elle ne l'avait pas su !... Femelle !

Femelle inconsciente, comme les autres !

« Elles » veulent tout avoir. Détruisent tout !

« Je n'aurais jamais dû lui pardonner jadis... Toutes pareilles !... Toutes pareilles !... »

Quand la marée serait haute, il cinglerait vers le large avec ses navires, il trouverait Barbe d'Or, il le pourchasserait jusqu'au fond des Caraïbes... et, avant de le tuer de sa propre main, il arracherait de cette face inconnue et exécrée le voile du passé. Il saurait à quel autre homme Angélique avait montré son visage d'amante.

« Ah ! Si je pouvais l'arracher de mon cœur ! J'y parviendrai, s'il le faut. »

Une si superbe créature !...

Le Gouldsboro avait apporté des robes de France, pour elle. Il alla vers un coffre au fond de la pièce, rabattit le couvercle. Ses mains soulevaient des moires chatoyantes, des dentelles vaporeuses et, machinalement, ses doigts redonnaient aux plis lourds d'une jupe et d'un corsage la forme abandonnée d'un corps de femme.

« Qu'elle aurait été belle là-dedans ! Ce tissu d'argent rosé drapé autour de ses épaules de reine !... Et je l'aurais emmenée à Québec avec moi... et elle aurait triomphé de tous !... »

Ses poings se crispèrent sur l'ombre féminine qui parut se faner et s'affaisser, expirer sous son emprise.

D'un geste incontrôlé, il porta l'étoffe froissée à son visage et resta là longtemps, comme absent et interdit, respirant avec nostalgie ce parfum léger de fleurs et de femme qui s'exhalait des somptueux atours.

*****

Au-devant de lui, dans la brume du matin, des silhouettes accouraient.

– Monseigneur ! Dieu est avec nous. Le navire de Barbe d'Or, le maudit, il n'est pas loin... Il vient d'être signalé dans l'archipel.

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