Chapitre 18

Dieu est grand. Dieu peut tout, qu'on se le dise !

Et voici comment, aux bonshommes du Cœur-de-Marie, flibustiers convertis, leurs femmes leur furent accordées dès le lendemain de cet étrange jour.

Un homme court le long du sentier qui, de la crique Bleue, mène à Gouldsboro. Des rafales de pluie gonflent son manteau, mais il se hâte, essoufflé. C'est le papetier Mercelot, dont le moulin est situé à l'écart du village.

Il parvient au fort, il alerte les sentinelles :

– Vite ! Hâtez-vous ! Il y a un navire en perdition dans la crique Bleue.

Angélique, qui avait dormi comme une masse, fut éveillée par des lueurs dans la cour du fort. L'aube pointait à peine. Elle crut tout d'abord que la fête se prolongeait encore, puis, au remue-ménage, comprit qu'il se passait quelque chose d'insolite. Elle se vêtit en hâte et descendit s'informer.

À la lueur des lanternes, Mercelot donne des indications sur une carte que tient le comte.

– Ils ont dû heurter les récifs du morne Moine à l'entrée de la petite baie des Anémones, et ensuite ils ont été drossés vers la crique Bleue.

– Hé ! Qu'allaient-ils faire par là ? s'exclama le comte.

– La tempête...

– Mais... il n'y a pas de tempête.

Et l'on s'étonne, en effet.

Certes, il vente dur et la mer est agitée, mais pour une fois le ciel est clair, et pour les navires au large, la côte avec ses feux de position doit être fort visible.

– S'agit-il d'un morutier ?

– Comment le savoir ?... Il fait trop sombre encore, mais l'on entend des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Ma femme et ma fille sont déjà sur la plage avec la servante et le voisin.

Ainsi, à peine remis d'une journée de festivités, les habitants de Gouldsboro se retrouvent debout, ensommeillés et angoissés, dans une aube venteuse, à ouïr de la plage de la crique Bleue des cris lointains d'épouvante qui montent, tragiques, d'une pénombre grise où, par intermittence, on entr'aperçoit, là-bas, au ras des vagues, les mâts d'un vaisseau à demi englouti.

Angélique est présente avec la plupart des dames de Gouldsboro. Le navire en perdition est immergé jusqu'à la rambarde. Chose étrange, il ne coule pas encore et les courants à l'entrée de la baie le malmènent d'une extrémité à l'autre des presqu'îles qui en fermaient l'issue, où chaque fois l'on s'attend à le voir s'écraser et éclater comme une lourde barrique trop pleine, puis il repart en sens inverse, en balançant ses trois mâts où pendent et s'agitent des voiles mal gréées et des haubans inutiles. Pourvu qu'ils tiennent jusqu'à l'arrivée du chébec et du cotre de Gouldsboro qui, ayant à leur bord Joffrey de Peyrac et Colin Paturel, sont en train de contourner la pointe d'Yvernec pour les joindre par mer.

Le vent apporte des clameurs déchirantes, des appels au secours, d'autant plus angoissants que l'on ne peut apercevoir, par-dessus les crêtes de la houle, les occupants de l'épave. L'équipe de matelots et de pêcheurs qui est venue par terre de Gouldsboro s'est armée de crocs, gaffes, ancres, cordes et cordages.

Sous la direction d'Hervé Le Gall, trois d'entre eux montent à bord de la barque de pêche des Mercelot et font force rames.

Les autres s'égaillent le long des rochers afin de se tenir prêts à aider à aborder ceux des naufragés qui essaieront de gagner la côte à la nage.

– Je vais préparer des couverts, du potage, des boissons chaudes, décide Mme Mercelot. Viens, Bertille.

Angélique avait apporté des baumes et de la charpie pour panser des blessures probables, et une gourde de rhum. Elle allait suivre Mme Mercelot lorsque, à quelques encablures du rivage, une sorte de radeau fait de planches et de tonneaux mal joints surgit à leurs yeux du creux d'une vague. Un groupe de créatures échevelées s'y cramponnait en hurlant.

– Des femmes ! s'exclama Angélique. Oh ! Seigneur ! Le ressac les pousse vers les rochers. Elles vont s'y fracasser.

À peine achevait-elle ces mots que le radeau, comme animé par sa malice propre, se cabra et se jeta sur un écueil particulièrement aigu où il s'éventra, éclata et se dispersa en cent parcelles de bois, basculant sans vergogne tout son chargement à la mer. Par bonheur, la plage était proche. Angélique et ses compagnes se jetèrent aussitôt à l'eau jusqu'à mi-corps afin de secourir les naufragées.

Angélique empoigna une longue chevelure à l'instant où sa propriétaire disparaissait sous les eaux, dans les profondeurs d'un lit d'algues.

Elle réussit à maintenir la tête de la noyée à la surface et à la haler vers le rivage. Or, il se trouvait que c'était une énorme femme d'au moins cent quatre-vingts livres. Tant qu'elle eut à la tirer dans l'eau, Angélique ne s'en avisa pas, mais, dès qu'elle eut atteint le sable, elle se découvrit subitement attelée à un pesant fardier de pierres, et dans l'impossibilité de déplacer d'un pouce la masse inerte à laquelle elle se cramponnait.

– Aidez-moi donc ! criait-elle vers les autres.

Un matelot accourut. Ils en hélèrent un deuxième, puis un troisième et un quatrième.

– Bon Dieu de bon Dieu, qu'est-ce que cela peut bien avoir à faire sur la mer une femme pareille ! se plaignaient-ils. Quant on pèse autant, on ne s'embarque pas, on reste à terre comme un canon de forteresse.

Cependant, Mme Mercelot, sa fille, leur servante et leur valet avaient aidé les six autres personnes à aborder. Certaines tremblaient affreusement, claquaient des dents incoerciblement, d'autres pleuraient. L'une d'elles se jeta à genoux et fit le signe de la croix.

– Merci, bonne Sainte Vierge, de nous avoir sauvées, fit-elle avec ferveur.

Elles étaient toutes françaises, mais, à leur accent, ce n'étaient pas des Acadiennes.

– Et Delphine qui est encore accrochée là-bas ! cria l'une d'elles en montrant une jeune femme qui avait réussi à se hisser sur un récif.

Sans doute trop épuisée, elle gisait à demi inanimée, et une vague risquait de l'enlever de nouveau à tout moment.

Angélique courut jusqu'à elle en suivant le promontoire à découvert, l'aida à regagner la terre ferme.

– Mettez votre bras autour de mes épaules, ma chère, lui recommanda-t-elle. Je vais vous soutenir et vous accompagner à cette demeure que vous apercevez là-bas. Bientôt, vous vous trouverez auprès d'une bonne flambée.

La rescapée, une jolie brune aux yeux intelligents, paraissait de bonne famille. Elle eut le courage de murmurer de ses lèvres exsangues, avec un faible sourire :

– Merci, madame. Vous êtes très bonne.

– Ils arrivent !

Un cri d'espoir avait jailli à la vue des voiles blanches du chébec et du cotre, débordant la presqu'île de Cernek. Très vite, les deux sauveteurs se rapprochèrent du vaisseau moribond.

– Y a-t-il encore beaucoup de monde à bord ? s'informa Angélique près de la jeune femme qu'elle soutenait.

– Au moins une vingtaine de mes compagnes, je crois, quelques hommes d'équipage. Oh ! Mon Dieu, faites qu'ils n'arrivent pas trop tard.

– Non ! Non ! Voyez, nos navires ont déjà atteint l'épave, ils l'encadrent.

Le jour s'était levé et l'on pouvait suivre de loin les phases du sauvetage. Le Gall, qui revenait, sa petite embarcation chargée de femmes encore, affirma que toutes celles qui restaient là-bas avaient des chances d'être sauvées. L'épave coulait, certes, mais assez lentement, et l'on aurait le temps de faire passer les survivants à bord du chébec. Des Indiens du hameau avaient mis leurs canots à la mer. Eux aussi, ramenèrent des femmes, autant effrayées et glacées par leur situation que par les faces rouges emplumées. Et un moussaillon hirsute.

L'on vit les mâts soudain s'enfoncer, s'amenuiser rapidement. Les voiles blanches des deux embarcations de Gouldsboro louvoyaient en tous sens comme des oiseaux s'affairant autour de son agonie. Sur le rivage, les femmes refusaient de se laisser entraîner, les yeux rivés sur les derniers instants de leur navire.

Quand tout eut disparu, elles se mirent à sangloter et à se lamenter en se tordant les mains.

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