Chapitre 10

Le soir, au fort, où elle retourna la nuit tombée, après avoir une fois de plus fait la tournée de tous les blessés, et où elle se réfugiait, ivre de sommeil et de tourments, elle remarqua néanmoins, déposés dans sa chambre, deux coffres qui n'y étaient pas auparavant. Dans l'un des coffres, des robes, vêtements, dentelles ; lingerie, gants, souliers. Dans l'autre, des objets divers et luxueux, pour la commodité de la vie quotidienne. Atours et objets fleuraient l'Europe. Joffrey de Peyrac avait dû en donner commande à Erikson avant son départ, à l'automne, et le Gouldsboro venait de les apporter. Raffinement, joliesse et beauté d'un monde évanoui.

Angélique les toucha à peine, les remua d'une main presque indifférente, comme les dépouilles d'un amour mort.

La raison pour laquelle on les avait portés chez elle, ce soir, lui demeurait obscure et, dans l'état d'esprit où elle se trouvait, l'inquiétait plutôt, comme un piège. Elle se détourna de ces présents somptueux comme d'une dérision qui insultait à sa peine et essaya de dormir un peu.

Elle tremblait de ce qui pourrait advenir pendant ce temps d'inconscience. Si, en s'éveillant, il lui fallait apercevoir le corps de Colin se balançant dans l'aube, à la branche d'un gibet ? À l'heure du crépuscule, prise de courage, elle avait cherché à rencontrer son mari coûte que coûte. Mais voici qu'elle ne l'avait trouvé nulle part. Les uns disaient qu'il était parti vers l'intérieur des terres. Les autres, qu'il avait pris son chébec pour aller à la rencontre d'on ne sait quel navire. En désespoir de cause, elle s'était résolue à prendre un peu de repos par nécessité.

Mais son inquiétude restait en éveil. Aussi, après un court sommeil de plomb, s'éveilla-t-elle dans la nuit encore profonde, et, ne pouvant se rendormir, elle commença à se retourner en tous sens, en remuant de sombres pensées.

Le repos avait réveillé sa rancune envers son mari. Décidément, elle était profondément blessée par ce comportement de maître intolérant et soupçonneux. Joffrey ne l'avait-il pas abandonnée pendant des années à elle-même, et aujourd'hui il voulait tout, même sa fidélité dans le passé. Avait-il montré tant de scrupules, loin d'elle, à prendre son plaisir avec d'autres femmes ?... Il n'en décidait pas moins d'arracher d'une main brutale les voiles de secrets qui n'appartenaient qu'à elle. Et réclamer des comptes, lui en prêtant d'ailleurs plus qu'elle n'en avait fait durant ce « veuvage » qui hantait sa jalousie. Pour sa part, lorsqu'elle se penchait sur les souvenirs de ces quinze années loin de lui, elle voyait surtout une longue suite de nuits solitaires et glacées, où sa jeunesse de femme jeune et belle s'était consumée à le pleurer, à l'évoquer, à le regretter... et à dormir aussi, heureusement, seule et à poings fermés. Elle avait toujours possédé un sommeil solide d'enfant et c'était ce don qui l'avait sauvée. Quand elle était tenancière du « Masque Rouge », un lit étroit la recevait, rompue de fatigue, et l'aube la trouvait prête à affronter une journée de labeur où il n'y avait guère de place pour l'amour, si ce n'est quand il lui fallait jeter à la porte un mousquetaire trop hardi. Durant sa période de chocolatière, Ninon de Lenclos lui reprochait sa vie trop sage.

Comme des points lumineux, légers et vacillants, tôt éteints, il y avait eu, par-ci par-là, une nuit d'amour, dans les bras d'un poète de Paris traqué par la police, ou dans ceux de son chasseur même, Desgrez. L'un et l'autre, trop occupés de leur petit jeu cruel, pour s'occuper plus longuement d'elle.

À la cour, et malgré le climat érotique qui l'entourait, sa vie amoureuse avait-elle été plus sensuelle ? Guère, et peut-être même moins. La passion du roi l'isolait. Et son ambition personnelle, jointe à ce regret inlassable d'un fantôme aimé auquel elle ne cessait de tendre les bras, l'écartait des aventures, des liaisons faciles et qui rapidement lui auraient été insupportables. Alors ? Que lui était-il resté ?

Quelques nuits avec Ragoski, le prince pourchassé. Une étreinte à la sauvette, un soir de chasse, avec le duc de Lauzun – un faux pas qui avait failli lui coûter d'ailleurs fort cher. Et avec Philippe, son second mari ? Deux fois, peut-être trois. Vraiment guère plus en tout cas. Et puis Colin, ce réconfort du désert...

À tout prendre – se déclarait-elle – elle avait moins fait l'amour en quinze ans que toute prude bourgeoise dans le lit d'un époux légitime en trois mois... ou qu'elle-même dans les bras de Joffrey en moins de temps encore. Il y avait véritablement de quoi la vouer soudain aux gémonies ! la clouer au pilori ! lui prêter un tempérament de Messaline éhontée !... C'est en vain qu'elle essaierait de faire comprendre ces réalités à Joffrey, même en reconstituant pour lui une telle comptabilité précise pour un homme de science qui devrait, s'il en fut, comprendre la portée logique de tels arguments de faits. Hélas ! elle sentait que, même pour un savant comme Peyrac, il ne fallait guère compter sur son impartialité abstraite dans ce domaine du cœur et il devenait comme tous les hommes quand leur instinct de propriétaire était en jeu. Les hommes se déchaînent alors, et même les plus intelligents refusent tout entendement. Mais aussi pourquoi tant d'histoires pour un baiser ?

Qu'est-ce qu'un baiser après tout ? Des lèvres qui s'atteignent et se confondent. Et ce sont les cœurs qui s'atteignent.

Deux créatures perdues se lovent au sein d'une sécurité divine, se réchauffent à leurs propres souffles, se reconnaissent dans les ténèbres d'une nuit où ils ont trop longtemps marché seuls. L'homme ! La femme !

Rien d'autre. Tout.

Et qu'est-ce qu'une étreinte, sinon le prolongement et l'épanouissement de cet état supraterrestre si rarement goûté de la créature humaine ?... Parfois jamais !

Alors, si c'était cela... vraiment cela, un baiser ? Alors Joffrey aurait raison de lui en vouloir de celui qu'elle avait échangé avec Colin, devenu Barbe d'Or ? La vie était une œuvre, un art difficile. Ce qui était en fait le plus difficile pour Angélique, c'était d'admettre en son orgueil que l'ostracisme, le mépris, la colère des autres, dont elle ressentait les attaques jusqu'au fond de sa conscience, trouvaient leur justification dans sa propre conduite que, par instants, elle savait pertinemment, elle-même, inexcusable. Pour retrouver son équilibre, il lui aurait fallu donner à ce faux pas, cet accident, sa juste place, et elle n'y parvenait pas toute seule. Tour à tour, elle se condamnait totalement, ou bien ne voyait plus, dans son abandon d'un moment, qu'un agréable intermède qu'une jolie femme a bien le droit de voler parfois à l'existence.

L'aube humide, ouatée, l'arracha à la ronde infernale. Elle émergea, rompue, lassée de s'être tant agitée sur sa couche froide et déserte. Son incertitude sur le sort de Colin la crucifiait. L'aube inquiétante, gris rosé, portait le chant inlassable de la tourterelle en notes rondes, gonflées, insinuantes. Ce roucoulement doucereux, Angélique le prenait en grippe pour la vie. Désormais, ce chant lui rappellerait toujours la saison courte et foudroyante qu'elle vécut, cette année-là, à Gouldsboro, et qu'elle nommerait en son souvenir : l'été maudit. Saison de sourde horreur, dont les prémices rôdaient, rôdaient. Chaque matin tiède, chaque aube tragique désormais ponctuée par la cantate lancinante de l'oiseau. Derrière les brumes, les bruits du port et du village qui s'éveillaient se répercutaient, amplifiés. Des coups de marteau ! Est-ce un gibet qu'on dresse ?

Une voix de marinier chante la complainte du roi Renaud :

...Et quand ce fut sur la minuit


Le roi Renaud rendit l'esprit.


Ah ! dites, ma mère, ma mie


Ce que j'entends cogner ainsi ?


Ma fille, c'est le charpentier


Qui raccommode le grenier...

Angélique frissonne. Un gibet ? Un cercueil qu'on cloue ?... Il lui faut s'élancer au-dehors et agir. Mais la journée se déroule dans les mouvements du vent incessant, et il ne se passe rien.

*****

Et maintenant, c'était un soir encore, et déjà une nuit de suie profonde et sans lueurs car le ciel bas, gonflé de pluie, traînait sur la mer, se mêlait aux arbres. Angélique, accrochée aux montants de bois d'une fenêtre, regardait à travers les vitres deux hommes face à face. Tout à l'heure, elle avait traversé la cour et elle était venue vers la chambre du Conseil avec l'intention d'aborder Joffrey de front :

– Expliquons-nous... Quelles sont vos intentions ?

Du dehors, elle les avait aperçus. Joffrey... Colin. Face à face, dans la chambre du Conseil. Ils étaient seuls et ne se savaient pas observés.

Colin avait les mains au dos, sans doute parce que ses poignets étaient liés. Joffrey de Peyrac se tenait près de la table, sur laquelle étaient disposés des rouleaux de parchemin, des cartes. Un à un, avec lenteur, méthode, il déployait les documents et les lisait attentivement. Parfois, il prenait dans un coffret ouvert devant lui une pierre précieuse qu'il examinait dans la lumière de la chandelle, en connaisseur. Au bout de ses doigts jaillissait subrepticement l'éclair vert d'une émeraude.

Quand elle voyait ses lèvres remuer, Angélique devinait qu'il jetait une question en direction du prisonnier. Celui-ci répondait brièvement. Colin, à un moment, bougea et son doigt désigna un point sur la carte. Elle vit qu'il n'était donc pas enchaîné...

Angélique se mit à trembler pour Joffrey de Peyrac. Si, sous l'effet d'une brusque impulsion, Colin le prenait à la gorge ?

Joffrey ne sentait-il pas, dressé à si peu de distance de lui, la présence énorme de ce Barbe d'Or, dans sa manifeste puissance physique ?

Mais non. Il feignait de n'en rien savoir, de n'y accorder aucune importance, quelle imprudence ! Toujours ce défi jeté par lui aux faits, aux éléments, aux hommes. Toujours cette volonté d'aller plus loin, jusqu'à l'extrême limite de l'expérience... pour voir... La mort, un jour, fondrait sur lui comme un aigle. « Joffrey ! Joffrey ! prends garde ! »

Elle tremblait, accrochée aux montants de la fenêtre, impuissante, et sentant d'instinct qu'elle n'avait pas le droit d'intervenir entre ces deux hommes. Il fallait laisser le sort se prononcer, et le jeu des volontés puissantes s'affronter, pour un combat où elle n'eût voulu, en cœur de femme, qu'il n'y eût ni vainqueur ni vaincu. Ses regards allaient de l'un à l'autre avec angoisse, et s'attachaient, dévorants, attirés comme par l'aimant, à la stature déliée, anguleuse et si vigoureuse de son mari. Séparée de lui par le mur de silence des vitres, c'était comme de le surprendre et de l'observer dans son sommeil...

Elle n'avait jamais pu le faire sans en éprouver une émotion craintive et parfois une jalousie aiguë, parce qu'il avait, alors, endormi, le visage de son mystère d'homme et qu'il lui échappait.

Au bord des tempes brunes, un reflet argenté mettait une douceur, mais ce n'était qu'un leurre. Il restait lointain, dur, inaccessible. Et pourtant il n'y avait pas une nuance de sa personne qui ne lui fût familière à elle, sa femme, et ne lui sautât jusqu'au cœur tandis qu'elle le contemplait. Détail par détail, elle recomposait tout ce qu'elle savait de lui : sa prudence et sa fougue, sa maîtrise et son adresse, son intelligence, sa science, masquées de tant de simplicité humaine, et si l'expression méditative de son visage trahissait le génie de sa pensée, Angélique ne se souvenait pas moins, à suivre les mouvements de ses muscles sous les habits de velours sombre, de l'énergie, de la vigueur, de cette extraordinaire santé amoureuse dont il avait toujours fait preuve et qui habitaient ce corps indomptable et robuste. Alors les yeux d'Angélique revenaient vers Colin. Surgi des années lointaines, c'était le roi des captifs de Miquenez qui se tenait là, dans la pièce étroite. Sa défroque bariolée de Barbe d'Or ne semblait plus qu'un déguisement dérisoire sur ses épaules. Il avait, ce soir, son œil bleu de souverain, l'œil bleu du grand Colin, accoutumé à lire dans les lointains du désert et jusqu'au fond des âmes.

Or, malgré elle, parce qu'elle était femme, appartenant de ce fait à une race, elle aussi inférieure, écrasée et humiliée depuis de longs millénaires, Angélique ne pouvait s'empêcher, face à ce duel muet, d'être du côté du plus faible, Colin. Les connaissant tous deux, elle savait que Joffrey était tellement plus fort que le Normand. Nourri des grandes philosophies et sciences du monde, occupé des passions subtiles et infinies de l'esprit, il pouvait tout assumer – ou presque – sans fléchir – même les blessures du cœur.

Tandis que Colin, inculte malgré son intelligence native, Colin, qui ne savait même pas lire, s'était trouvé désarmé devant des coups imprévus.

C'était elle qui les lui avait infligés. Elle en éprouvait un remords et un déchirement, à le voir là, livré et vaincu d'avance, malgré sa puissance physique indéniable. Soudain, son cœur défaillit. Elle avait vu Joffrey repousser d'un geste les parchemins amoncelés et marcher vers Colin. Et elle en éprouva une crainte aussi terrible que si elle l'avait vu braquant son pistolet sur Colin et tirer en plein cœur. Il lui fallut un instant pour se convaincre que le comte avait les mains nues.

Et, malgré cela, la peur demeurait.

Derrière les vitres, se vivait un instant décisif.

Elle le devinait à sa propre chair hérissée d'un long frisson, à son esprit tendu, à ses sens alertés, essayant de surprendre, de comprendre.

Quelque chose se déroulait de définitif. Mais cela se passait dans le silence. Par des mots qu'elle ne pouvait entendre, et qui jaillissaient des lèvres des deux hommes comme des coups, des pointes effilées de poignard...

Joffrey parlait, tout proche du prisonnier, ses yeux étincelants fixés sur la face attentive et durcie de Colin. Peu à peu, une sombre fureur, de l'indignation marquaient la face du Normand, et Angélique vit ses poings s'ouvrir et se refermer, se lever même, tremblant d'une rage impuissante. À plusieurs reprises, il secoua la tête, négativement, opposant aux paroles de Peyrac une fierté de lion intraitable.

Alors, Peyrac le quitta. Il se mit à marcher de long en large, tel un félin en cage, et il tournait autour de Colin, lui jetant par à-coups un regard d'observation aiguë, tel un chasseur qui s'interroge sur la meilleure place où frapper. Revenant vers lui, il saisit le géant à deux mains par les revers de son buffletin, l'approchant de lui, comme pour lui parler en confidence. Et, cette fois, il parlait tout bas. Il y avait maintenant une sorte de douceur dangereuse sur les traits de Joffrey de Peyrac, comme un pli ambigu et subtil au coin de sa lèvre, et Angélique eût presque pu deviner l'intonation charmeuse de sa voix. Il avait en cet instant son visage de séduction, mais la flamme qui luisait dans ses prunelles effrayait. Et ce qu'elle craignait arrivait. Colin succombait devant Joffrey de Peyrac.

Peu à peu, la résolution farouche inscrite sur ses traits s'effaçait, se détruisait, remplacée par une expression de désarroi, de désespoir, presque de fugitif affolement. Brusquement, il laissa tomber sa tête en avant, en un geste d'accablement ou d'aveu. Et qu'avait pu dire le comte Joffrey de Peyrac pour que fût ainsi vaincu Colin Paturel, qui n'avait pas plié l'échine devant Moulay Ismaël et ses tortures. Joffrey de Peyrac se tut. Mais il continuait à tenir Colin et à le guetter. Enfin, la lourde tête blonde se redressa. Colin regardait devant lui avec fixité. Angélique craignit qu'il ne l'eût aperçue contre l'obscurité du carreau.

Mais Colin ne voyait rien au-dehors, car il regardait en lui-même. Et, tout à coup, elle lui revoyait, à lui aussi, cette sorte de candeur qu'il avait dans le sommeil, son visage d'Adam des premiers jours. Son regard bleu, comme mal éveillé, se tourna encore vers Peyrac, et les deux hommes se fixèrent longuement sans un mot.

Puis Colin inclina de nouveau la tête à plusieurs reprises, mais, cette fois, c'était pour un signe affirmatif, un signe d'acquiescement.

Le comte de Peyrac regagna sa place derrière la table. Des ombres bougèrent dans le fond de la pièce. Des gardes espagnols entraient et venaient se placer derrière le prisonnier. Angélique n'avait pas surpris l'appel qui les avait fait surgir. Ils sortirent, emmenant Colin. Joffrey de Peyrac restait seul dans la pièce. Il s'assit. Angélique se recula, saisie de crainte à l'idée qu'il pourrait soupçonner sa présence. Mais elle restait là, fascinée, et comme il l'avait guettée l'autre nuit, dans l'ombre de l'îlot, sans qu'elle le sût, elle aussi voulait le découvrir à nu, alors qu'il ne se savait plus observé. Quel sentiment trahirait-il ? Quel masque laisserait-il tomber qui pût le lui révéler ? Et qui lui permettrait d'augurer de ses pensées, de ses décisions ?

Elle le vit tendre le bras vers le coffret d'émeraudes, les fameuses émeraudes de Caracas, pillées aux Espagnols par Barbe d'Or. Entre deux doigts il en ramena une d'une exceptionnelle grosseur ; l'élevant devant lui, contre la lueur du flambeau, il se perdit dans son observation. Et il souriait comme s'il avait contemplé, à travers les transparences de la pierre précieuse, un réjouissant spectacle.

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