FRANCK THILLIEZ Le Manuscrit inachevé

Sholmès : « Voyez-vous, Wilson, nous nous sommes trompés sur Lupin. Il faut reprendre les choses à leur début. »

Wilson : « Avant même si possible. »

Maurice Leblanc,

Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

Préface

« Juste un mot en avant : un xiphophore. »

Ainsi débute le livre de mon père Caleb Traskman. J’ai déniché son manuscrit dans un carton remisé au fond de son grenier, où il avait la fâcheuse tendance à tout entasser. Le paquet de feuilles format A4 se cachait dans ce fourbi depuis un an, bien au chaud sous une lucarne qui, cet été-là, déversait une belle lumière du Nord. Mon père n’avait jamais révélé l’existence de ce manuscrit à personne, sûrement l’avait-il écrit seul dans son immense villa, face à la mer, lors des dix mois durant lesquels ma mère mourait à petit feu dans un hôpital, rongée par Alzheimer.

Cette histoire, à l’époque sans titre, il ne l’a pas bouclée. Pourtant, j’estime qu’il ne devait manquer qu’une dizaine de pages sur les presque cinq cents que compte le manuscrit. Pas grand-chose en soi, mais une catastrophe pour le genre littéraire dont il était devenu l’un des plus illustres représentants. Les thrillers de mon père faisaient trembler des centaines de milliers de lecteurs, et je tenais entre les mains sans doute l’un de ses meilleurs romans. Tordu, labyrinthique, angoissant à souhait. L’un des plus noirs, aussi. L’histoire de cette écrivaine, Léane, forgée dans le même fer que lui, m’a subjugué et m’a rappelé à quel point les livres de mon père étaient les miroirs de ses peurs profondes et de ses pires obsessions. Je pense qu’il n’était en paix avec lui-même que lorsqu’il déversait ses horreurs sur le papier. Et des horreurs, il y en a dans ce roman, foi de Traskman.

Alors, cette fameuse fin, me direz-vous ? Cette conclusion où tout était censé se résoudre, nom de Dieu ? Pourquoi Caleb Traskman, le roi de l’intrigue et des dénouements grandioses, n’avait-il pas livré toutes les réponses ? Pourquoi n’était-il pas allé au bout de son dix-septième livre ?

J’aurais pu croire qu’il avait tout arrêté à la suite du décès de ma mère, laissé le manuscrit en plan, sachant peut-être déjà qu’il se tirerait une balle dans la tête trois mois plus tard avec une arme de flic. Ou alors il n’avait pas su boucler son histoire. Oui, j’aurais pu croire cela si certains éléments du texte ne me racontaient pas le contraire, ne me murmuraient pas à l’oreille que, dès le début de l’écriture, mon père savait qu’il ne le finirait pas. Comme si cette « non-fin » faisait elle-même partie de l’intrigue, du « mystère Caleb Traskman ». Un dernier coup d’éclat avant sa mort.

Malgré tout, les plus cartésiens d’entre vous penseront : pourquoi s’acharner à rédiger un livre sans fin ? Pourquoi passer un an de sa vie à construire une maison dont on sait qu’on ne posera jamais la toiture ? Il y a là encore, au moment où je vous écris, une véritable énigme à résoudre, mais qui relève plutôt de la vie privée.

Quand Évelyne Leconte, son éditrice de toujours, a été au courant de l’existence de ce manuscrit, elle a d’abord sauté au plafond. Mais quand elle l’a lu et a découvert que le livre se résumait à un tour de magie dépourvu de son ultime effet, elle a sombré dans un profond désespoir. Il était inconcevable de publier un roman posthume de Caleb Traskman sans sa flamboyante conclusion, même si, je présume, nombre de ses lecteurs se seraient tout de même jetés dessus.

Alors est venu le temps des théories, de la confrontation des idées pour essayer de résoudre le casse-tête proposé par mon père. Nos bains de neurones dans les bureaux parisiens ont duré des semaines. À chaque réunion, nous étions une dizaine autour de la table à avoir lu et relu le manuscrit, à en avoir décortiqué chaque page, dans le but de comprendre pourquoi Caleb avait souligné des palindromes, pourquoi son obsession des chiffres rayonnait dans ce livre.

Durant ces moments d’incompréhension et de doute, on se regardait en chiens de faïence. On s’est longtemps acharnés sur l’incipit, ce « Juste un mot en avant : un xiphophore ». Pourquoi cette phrase ? Quelle était sa réelle signification ? Croyez-moi, pas un employé de la maison d’édition n’ignore aujourd’hui qu’un xiphophore est un petit poisson d’eau douce tropical, que l’on appelle aussi porte-épée ou porte-glaive à cause de la forme de sa nageoire caudale. Vous voilà bien avancé, n’est-ce pas ?

Puis, un jour, Évelyne, celle qui le connaissait depuis plus de trente ans, a suggéré une solution.

LA solution.

Elle avait enfin trouvé la clé, elle avait décelé la mécanique implacable de l’esprit tortueux de mon père. Cette fin était somme toute évidente, à bien y réfléchir, et tous les éléments s’exhibaient devant nos yeux dès les premiers mots (et les derniers). Mais, confiée entre de bonnes mains, l’évidence est parfois ce qu’il y a de plus difficile à percevoir, c’était là tout le génie de Caleb Traskman.

Il ne restait plus qu’à la rédiger, cette fin, et les regards se sont alors tournés vers moi. Je n’ai pas le talent du patriarche mais j’avais, en digne héritier, publié deux polars sans prétention, quelques années auparavant. Vous trouverez donc, vers la fin du roman, une note indiquant le moment où j’ai pris la plume. Vous remarquerez également que l’on a laissé tels quels les mots soulignés[1] et certains autres éléments importants tout au long de l’intrigue. Vous avez entre les mains ce qui s’est retrouvé entre les miennes l’été dernier.

Il existe quelques points que nous n’avons pas réussi à résoudre dans la rédaction de cette fin, ou que nous avons dû imaginer. Difficile de savoir où mon père voulait exactement aller et comment il avait prévu de conclure cette histoire. Face aux lacunes que le récit original ne nous a pas permis de combler, il a fallu faire des choix, prendre des décisions qui n’auraient peut-être pas été celles de l’auteur. Pour mesurer la complexité de la tâche, imaginez juste la Joconde sans son visage, et qu’on vous demande de le peindre, ce visage… En tout cas, j’espère que ma conclusion répondra à vos attentes, j’ai tout fait pour.

Et pour respecter jusqu’au bout le travail de Caleb, entretenir jusqu’au dernier mot l’esprit de ce livre, il fallait un dénouement comme celui que vous découvrirez. Si vous avez été attentif durant votre lecture, la réponse à la question que vous vous poserez forcément s’y trouve.

Ah, une dernière chose. Je pense aux lecteurs les plus assidus de Caleb, qui seront aussi les plus sceptiques quant à la nature même de ce prologue. Je devine leur raisonnement : c’est Caleb Traskman en personne qui est en train d’écrire ces mots, il en serait bien capable. Le prologue fait partie de l’histoire, ce qui implique que Caleb a également rédigé la fin en travestissant son style d’écriture. C’est votre droit, et jamais je ne pourrai prouver le contraire. Mais peu importe, au final. Un roman est un jeu d’illusions, tout est aussi vrai que faux, et l’histoire ne commence à exister qu’au moment où vous la lisez.

Ce livre que vous vous apprêtez à entamer (mais ne l’avez-vous pas déjà entamé ?) a pour titre Le Manuscrit inachevé. C’était mon idée, et toute la maison d’édition a adhéré. Il n’y avait pas d’alternative.

J.-L. Traskman

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