En ce début d’après-midi, le véhicule de police traçait la route, direction le centre pénitentiaire de Valence. Une balle en fusion sur le ruban d’asphalte, sous un ciel d’un gris mercure, gonflé de cristaux et prêt à cracher sa mitraille blanche.
Dans la matinée, Vic avait expliqué au groupe ses déductions de la veille : deux tueurs en série qui avaient agi en même temps, qui se connaissaient, qui communiquaient. Le Voyageur était enfermé dans une prison haute sécurité, ne parlait avec personne, ne voyait plus son avocat et ne subissait des interrogatoires qu’après de lourdes procédures administratives. Et pourtant, Vic était persuadé que Delpierre avait eu des contacts avec lui par l’intermédiaire de courriers. Qu’est-ce que Delpierre avait à raconter ? Y avait-il une chance de remonter à l’identité de Moriarty grâce à des lettres ?
À la brigade, Mangematin avait progressé, il était en train d’éplucher le dossier des deux tueurs et avait surtout réussi à récupérer le rapport d’expertise psychiatrique, issu du procès de Delpierre autour du vol des corps à l’institut de médecine, en 2010. Ce type de rapport était le meilleur moyen de tout connaître d’un individu : ses goûts, ses tendances, son passé, de sa petite enfance à l’âge adulte. Y avait-il des points communs dans les parcours de Delpierre et Jeanson ? Peut-être s’étaient-ils rencontrés il y a des années, avaient-ils travaillé ensemble, ou s’étaient-ils connus enfants ? S’ils se livraient cette espèce de jeu incompréhensible, c’était sans doute une relation forte, intime, qui les unissait. C’était probablement dans le passé de ces deux hommes que se cachaient le visage de Moriarty et la clé de toute cette histoire.
Vadim avait les mains crispées sur le volant.
— J’en reviens pas, bordel… J’ai jamais vu un truc pareil. Des tueurs en série qui agiraient de façon organisée et commune, c’est ça ? Une sorte de concours pour laisser le plus de cadavres derrière soi ? Comment t’expliques ce genre de truc à ta famille, hein ?
— Tu ne l’expliques pas.
— Tu ne l’expliques pas, ouais, et tu finis par divorcer. Je n’ai pas envie de ça. Ça a été un Noël pourri, tu sais ? Je n’ai pas réussi à me sortir cette affaire du crâne, même quand on trinquait. Je souriais, mais je revoyais les Morgan en permanence. Ce pauvre type avec son amnésie et cette femme complètement paumée. Ils ont une maison magnifique, du fric, elle est célèbre, mais ils n’ont plus leur fille… Et il n’y a rien qui pourra la leur ramener. Qu’est-ce qu’il y a de pire que ça ? Perdre ses gosses, surtout dans des conditions pareilles.
La maison centrale se greffa à la grisaille, à proximité de la nationale 7, dans un désert de végétation morte, d’herbe glacée. Vadim hocha la tête pour désigner le cube de béton et de barbelés, de miradors ternes et de filets anti-hélicoptères.
— Tout ça à cause d’eux. Ils me dégoûtent.
Vic préféra ne rien dire, il n’en pensait pas moins. Ces individus enfermés là-dedans avaient ôté des vies, détruit des destins, des familles, et la seule solution qu’on trouvait était de les regrouper comme du bétail, à l’écart de la société, dans des endroits où, en définitive, ils pouvaient devenir encore plus violents. Mais existait-il d’autres solutions ? Vic ne savait pas, la politique et lui, ça faisait deux, il se contentait d’essayer de remplir ces lieux comme on le lui demandait, d’amener de la matière première dans la gueule de l’ogre pénitentiaire. Un bon petit soldat de la République.
Ils se garèrent sur le parking visiteurs et se signalèrent au premier poste de garde : ils avaient rendez-vous avec Claude Nédélec, le directeur. Cela ne leur évita pas de subir tous les contrôles de sécurité et de ne se retrouver dans son bureau qu’une demi-heure plus tard. Nédélec avait une coupe en brosse couleur gris taupe et de longues pattes touffues qui descendaient jusqu’au bas de ses joues. Il leur serra la main et leur proposa de s’asseoir. Après des échanges cordiaux, il entra dans le vif du sujet :
— Suite à l’appel de votre commandant, j’ai interrogé mes employés. Sachez que, depuis qu’il est détenu ici, Andy Jeanson n’est autorisé à envoyer aucun courrier, et que tous ceux qu’il reçoit sont ouverts et lus scrupuleusement. Rien d’étrange n’a été remarqué, si on omet le fait qu’écrire à ce genre d’individu est en soi étrange.
Il se pencha et alluma la lumière. Il faisait déjà noir dans le bureau.
— Donc, vous pensez qu’un autre tueur en série lui envoie des courriers… « Le Dépeceur », comme vous l’appelez ?
— Lui envoyait, il est mort. Il écorchait une partie du corps de ses victimes avant de les enterrer. Le nombre de ses victimes est identique à celui de Jeanson, les deux hommes n’ont rien à s’envier de ce point de vue-là.
Nédélec plissa le nez.
— Vous cherchez un homme, or Jeanson n’a que des admiratrices, aucun correspondant masculin.
— Le Dépeceur a très bien pu se glisser dans la peau d’une femme pour atteindre Jeanson. On pense qu’il parfume ses lettres, qu’il connaît votre détenu, il possédait son numéro d’écrou. Peut-être que les deux hommes avaient convenu d’un moyen de cacher des données dans le courrier, au cas où l’un d’eux se ferait prendre. On sait qu’avec l’instruction judiciaire en cours, c’est compliqué de parler à Jeanson sans les autorisations…
— Il est question de deux ou trois jours, oui, pour régler la paperasse. J’en suis désolé, croyez-moi.
— On ne peut pas attendre. Ce courrier qu’il reçoit, on en a besoin pour avancer. Vous avez signalé à notre commandant que cela ne vous posait pas de problème.
Le directeur acquiesça et se leva.
— Je vais vous fournir une copie de l’intégralité de ses lettres, à condition bien sûr qu’il ne s’en soit pas débarrassé. La promenade d’Andy Jeanson a lieu dans un quart d’heure, mes hommes sont déjà informés. Suivez-moi…
Il les emmena à proximité d’une photocopieuse, à l’extrémité de l’aile administrative.
— Vous allez attendre ici, les prisonniers parlent beaucoup entre eux, et je préfère éviter qu’ils voient des têtes inconnues. C’est préférable pour tout le monde si Jeanson n’est pas au courant. Je vais devoir aller vite, mes hommes et moi n’aurons que vingt minutes, c’est la durée pendant laquelle Jeanson sera hors de sa cellule. Le temps d’aller et de revenir, cela laisse grosso modo cinq minutes pour faire les photocopies qui vous intéressent et tout remettre en place.
Il s’éloigna et disparut derrière une porte. Vadim s’appuya contre une cloison, les bras croisés, et lorgna les différents bureaux en enfilade. Ça ressemblait à n’importe quelle administration. Pas de barreaux, des gens qui circulaient en liberté dans les couloirs et buvaient des cafés à la machine, des éclats de rire qui fusaient. Comment penser que, juste derrière ces murs, se concentrait un tel foyer de violence ?
Au bout de quelques minutes, le directeur réapparut, le front en sueur, accompagné d’un surveillant pénitentiaire qui le dépassait d’une tête. Ils marchèrent au trot jusqu’à eux.
— Voilà, on pense que tout y est. Tout était regroupé en un seul tas sous son matelas. Et pas d’odeur de parfum.
— Peut-être qu’il ne parfumait que les enveloppes ?
— On n’en a trouvé aucune, malheureusement. Allez, on n’a que quelques minutes…
Il posa le paquet dans un bac, appuya sur des boutons, et la machine recracha les cent quatre-vingt-douze photocopies en rafales à une vitesse record. Nédélec récupéra les originaux et serra la main des deux hommes.
— J’y retourne. Je compte évidemment sur vous pour me tenir au courant. Bon courage avec ça.
Les flics le remercièrent, récupérèrent le gros paquet de copies, franchirent les contrôles dans l’autre sens et regagnèrent leur véhicule. Vic était incapable de lire en voiture — ça le rendait nauséeux —, aussi voulait-il attendre d’être à la brigade pour s’intéresser au contenu de la pochette.
Il espérait pénétrer dans le cerveau de ces deux tueurs et découvrir leurs sinistres secrets.