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Puissance, douceur et surprise résumaient l’impression qu’offrait au voyageur le parc naturel du Vercors. D’un coup, les collines gracieuses pouvaient se briser en arêtes tourmentées, des panoramas grandioses surgissaient au détour d’un virage serré et chassaient la roche à grand renfort de pins, de plaines, d’étendues sans fin.

Après un morceau d’autoroute, Vadim enchaînait les courbes taillées dans les gorges ocre et brunes, la pédale légère, tandis que Vic et leurs deux collègues à l’arrière — Jocelyn Mangematin et Ethan Dupuis, une boule de muscles au crâne chauve — avaient ouvert en grand les vitres, le visage aussi blanc qu’une boule coco.

Les hommes de l’équipe de Manzato avaient obtenu une commission rogatoire au milieu de l’après-midi, un papier qui leur permettait de pénétrer dans l’habitation dont l’adresse figurait sur la page du darknet et de la fouiller. Le juge d’instruction suppléant avait pris au sérieux cette information, sans doute postée par Moriarty et trouvée avec les photos des cadavres que Delpierre avait enterrés.

D’après leurs recherches, le chalet baptisé « L’Edelweiss », lieu-dit Serre Beau à La Chapelle-en-Vercors, appartenait à un certain Alexandre Mattioli, 39 ans, casier vierge, et était déclaré en tant que résidence secondaire auprès des services fiscaux du département de la Drôme. Vic avait trouvé sur Internet des informations sur le propriétaire : une belle gueule, rasé de près, enregistré sur un tas de sites genre Copains d’avant, commercial dans le matériel de montagne et souvent photographié sur des salons ou des foires. Niveau fichiers, ses infractions se résumaient à des amendes pour excès de vitesse. Une équipe fonçait aussi vers Gap, là où l’individu avait sa résidence principale.

La Chapelle-en-Vercors se nichait entre les hauts plateaux. On aurait pu se croire en Laponie. Avec le bleu du ciel, le blanc éblouissait, scintillait en un épais tapis de diamants.

Guidés par leur GPS, les policiers traversèrent le village, en sortirent par le sud et, à l’extrémité du lieu-dit Serre Beau, repérèrent la colline, au pied de laquelle slalomait une route, qu’ils empruntèrent. Les pneus cloutés accrochés à la neige, ils poursuivirent jusqu’au bout de la voie, après un dernier virage.

Un peu plus loin se dressait « L’Edelweiss », seul au monde, une belle structure en rondins clairs, construite au-dessus d’un grand sous-sol. Du haut de gamme, estima Vic. La cheminée fumait, et un massif 4 × 4, type Range Rover, était garé devant.

Les quatre hommes sortirent sans un mot, les sens à l’affût. Vic observa autour de lui, l’endroit était prisonnier d’une beauté glacée, une espèce de banquise minérale arrachée au Grand Nord. Pas un voisin à cinq cents mètres à la ronde, juste cet insolite silence où l’on pouvait entendre la nature murmurer.

À l’arrière du terrain, deux enfants d’une dizaine d’années qui tournaient autour d’un bonhomme de neige s’interrompirent lorsqu’ils les virent approcher. Le garçon courut vers l’habitation, appelant son père. Vadim échangea un regard avec l’ensemble de l’équipe et glissa sa main sous son blouson ouvert, prêt à intervenir.

Alexandre Mattioli apparut sur le seuil, engoncé dans un gros pull irlandais, avec un jean et des sandales aux pieds. Il était différent des photos trouvées sur le Net : cheveux longs, barbe qui lui mangeait le visage, des airs de bûcheron. Il passa la main dans les cheveux de son fils, serré contre lui, et fit signe à sa fille de rentrer, la mine grave. La fillette se rua à l’intérieur du chalet. Le propriétaire des lieux voulut descendre les marches, mais Vadim prit les devants en brandissant sa carte tricolore.

— Criminelle de Grenoble. Laissez vos mains en vue, et tout ira bien. À part vos enfants, qui est à l’intérieur ?

L’homme montra sa stupéfaction, il laissa sa main droite sur la rambarde et la gauche un peu levée.

— Il n’y a que nous trois, mais… La police ? Qu’est-ce qui se passe ?

Vadim tendit un papier.

— On dispose d’une commission rogatoire du juge qui nous autorise à entrer dans votre chalet.

— Entrer chez moi ? Il… Il est arrivé quelque chose ?

Mangematin et Dupuis l’encadrèrent et, malgré ses protestations, firent les palpations d’usage. Comme il s’agitait, ils finirent par le menotter.

— Et on vous conseille de la boucler maintenant, ou on vous embarque illico.

Une fois dans le chalet, Vic sourit aux enfants et leur dit d’aller regarder la télé. Il fixa le sapin de Noël, avec sa farandole de cadeaux. Le décor, l’ambiance de fête, la surprise d’Alexandre Mattioli lorsqu’il les avait vus… Rien ne cadrait avec l’idée qu’il se faisait de Moriarty.

Dupuis veilla sur le propriétaire, ses trois collègues parcoururent l’ensemble des pièces. C’était un chalet de standing, avec Jacuzzi, deux salles de bains, trois grandes chambres, cuisine américaine et le confort à l’avenant. Une large baie vitrée et fumée offrait une vue à cent quatre-vingts degrés sur les hauts plateaux.

Après son exploration, Vic rejoignit Vadim dans le couloir du rez-de-chaussée.

— T’as quelque chose ?

— Que dalle.

Vic repéra des marches au bout du hall. Il les descendit et accéda à une porte qui donnait sur le vaste sous-sol. Skis, luges, cordes, piolets s’entassaient dans un compartiment sous les marches en bois. Vadim s’aventura dans ce bazar et renversa des skis, qui provoquèrent la chute d’autres objets.

— Merde !

Vic le laissa se dépêtrer et poursuivit sa fouille. Il souleva une bâche en produisant un nuage de poussière qui dissimulait une grosse motoneige inutilisée depuis des lustres. Il s’accroupit et observa le sol en linoléum. Il y passa son doigt.

— Sol propre. Pas de poussière alors qu’il y en a sur la motoneige et même la bâche qui la recouvrait.

— Lavé récemment ?

— J’ai l’impression.

Il se redressa, en pleine réflexion. Une multitude d’outils pendaient au-dessus d’un établi sur lequel s’entassait du matériel de bricolage. Vic s’empara d’un gros élastique bleu, suspendu avec des dizaines d’autres à un clou, et le tendit à Vadim.

— Le même genre d’élastique a été utilisé pour maintenir le plastique autour de la tête de la victime du coffre.

— T’es certain ?

— Cent pour cent. Un élastique bleu, bien épais. C’est ici que ça s’est passé. Va chercher Mattioli. Et rapporte le Bluestar.

Vadim s’exécuta, tandis que Vic sentait la sève de l’angoisse monter dans sa gorge. Il savait ce qu’il risquait de découvrir ici. Deux minutes plus tard, son collègue revenait avec Mangematin, le propriétaire, ainsi qu’un flacon pulvérisateur rempli de produit qui permettait, dans l’obscurité, de révéler les traces latentes de sang, même effacées ou nettoyées.

Vic se tourna vers Mangematin.

— Je vais éteindre. Surveille-le.

Le collègue serra le bras de Mattioli, et Vic appuya sur l’interrupteur. Le pulvérisateur en main, il se positionna au milieu de la pièce et se mit à actionner le pistolet.

Le sol se para alors d’une couleur bleue luminescente, si intense que le visage et les mains des policiers et de Mattioli apparurent blanchis et donnèrent l’impression de voler. Vic se déplaça de trois mètres, renouvela l’opération. Partout la même réaction.

— C’est beaucoup trop étalé et régulier. J’ai l’impression que le sol a été entièrement nettoyé à l’eau de Javel. Elle contient du sodium qui fait réagir le Bluestar et empêche la détection du sang.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne comprends rien à votre jargon, je n’ai jamais fait une chose pareille !

Au bout d’une trentaine de secondes, la luminescence commença à s’estomper. Vic alla rallumer et fixa Mattioli au fond des yeux.

— Il va falloir nous expliquer.

— Vous expliquer quoi ? Vous débarquez ici, chez moi, me passez les menottes, vous mettez ce produit dans ma cave, vous… Mais putain, qu’est-ce que vous cherchez ? Qu’est-ce qui se passe ?

Vadim l’attrapa par le col et le plaqua contre le mur.

— Il se passe qu’une pauvre fille qu’on a retrouvée lundi soir dans le coffre d’une voiture a probablement été butée dans votre putain de sous-sol. Et que, après avoir fait ça, l’assassin a tout nettoyé pour ne laisser aucune trace. Vous allez parler, monsieur Mattioli, maintenant, ou le cul au fond d’une cellule.

Soit Mattioli était un parfait comédien, soit il accusait vraiment le coup. Quand Vadim le relâcha, il croula contre le mur, jusqu’à se retrouver assis, les mains dans le dos. Groggy. Il lui fallut plus d’une minute pour lâcher le premier mot :

— Je… Je suis arrivé ce matin à « L’Edelweiss », vous… vous pouvez demander à mes enfants. Ma femme doit nous rejoindre demain matin pour… qu’on prépare le réveillon. On reçoit vingt personnes demain soir, ici ! Hormis quelques périodes que… que je me réserve en famille, je loue le chalet sur des plates-formes en ligne, comme LocHolidays. Le… le chalet était loué depuis une semaine, jusqu’à ce matin.

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