Si elle ne sortait pas de la maison de Giordano à l’instant, elle était fichue.
Les flics avançaient dans l’allée. Ils allaient voir les traces de pas, faire le tour de la propriété, entrer de la même façon qu’elle.
Léane ne réfléchit plus, elle dévala les marches et se rua dans le hall, puis le garage. Elle ouvrit sans bruit la porte de derrière et fonça au fond du jardin sans se retourner. Les semelles alourdies par la neige, elle se faufila entre deux cyprès, escalada la clôture et se retrouva sur une autre propriété. À bout de souffle et après un parcours du combattant à escalader des grillages, des brise-vent, des barrières, elle parvint à un chemin, qu’elle remonta à petites foulées.
Le bitume trempé, enfin. Une rue, des voitures. Léane avait l’impression de fumer comme une vieille chaudière. Elle ouvrit son blouson pour reprendre son souffle et libéra un nuage de condensation. Au bout de cinq minutes à essayer de se repérer, elle reconnut les lieux et regagna son véhicule.
Les flics étaient toujours là lorsqu’elle passa devant l’habitation de Giordano. La femme téléphonait, son collègue avançait dans le garage. S’ils ignoraient jusqu’à présent que Giordano avait disparu, d’ici à cinq minutes, ils le sauraient. Ils allaient fouiller, découvrir le sang, lancer une enquête pour disparition inquiétante.
Elle pria pour que Jullian n’ait laissé aucune trace, aucune empreinte. Si tel était le cas, rien ne les reliait à Giordano, hormis le bonnet. Les flics interrogeraient sans doute Roxanne, qui leur expliquerait leur rencontre, mais personne ne comprendrait.
Elle se rendit compte que ses mains tremblaient encore sur le volant quand elle arriva sur l’autoroute après de méchants bouchons en partie causés par les conditions météo. Elles étaient toutes blanches. Léane avait fui, sans réfléchir, sans à aucun moment penser à se rendre ni à expliquer la situation dans laquelle elle s’était fourrée. À cet instant, elle comprit, sans ambiguïté, qu’elle avait franchi la frontière. Elle protégeait son couple.
Les paysages coiffés de neige s’effacèrent progressivement pour céder la place aux étendues infinies de terres noires et gelées. Le père de Jullian lui passa un coup de fil aux alentours de midi : où était-elle ? Comment pouvait-elle ne pas être auprès de son mari ? Jullian la réclamait, et il posait toutes ces questions sur Sarah. Jacques hurlait dans l’écouteur, Léane raccrocha, l’oreille en feu.
Elle s’arrêta sur une aire d’autoroute à 14 heures, fit le plein, mangea sur le pouce et se remit en route. Une fois sur l’A1 — il commençait à faire nuit —, elle appuya sur le champignon pour arriver à « L’Inspirante » à 16 h 45. Ses oreilles bourdonnaient encore du long trajet, ses muscles étaient durs, fatigués par la position assise. Elle se débarrassa des photocopies de son livre et cacha le pistolet dans un sac, lui-même en hauteur, au fond de son dressing. Elle terminait à peine que Colin débarqua en avance, accompagné de trois experts de l’Identité judiciaire. Léane se recoiffa machinalement et ouvrit. Il la salua d’un coup de menton.
— Tu as pu régler tes problèmes avec ton éditeur ?
— Ça ne va pas se régler du jour au lendemain. C’est surtout une bataille d’avocats.
Colin la fixait d’un œil inquisiteur. Léane savait qu’elle n’était pas dans son état normal, le stress et la peur suintaient de chacun de ses pores. Elle avait gardé un ton neutre et n’avait qu’une hâte : qu’il foute le camp, afin qu’elle aille interroger Giordano.
— Tu peux rester sur le canapé mais ne touche plus à rien, le temps qu’on fasse des prélèvements. L’un des techniciens va venir prendre tes empreintes.
— Mes empreintes ?
— T’as peur qu’on te fiche ?
— Non, mais…
Colin eut un pâle sourire.
— Ne t’inquiète pas, c’est juste pour les comparer à celles qu’on va relever sur les éléments de contact comme les poignées, le volant du 4 × 4, les portières. Ça permettra de procéder par élimination. On fera pareil avec celles de Jullian, mais on ne va pas aller l’embêter à l’hôpital, puisqu’on possède déjà ses empreintes suite au cambriolage.
— Vous en avez pour combien de temps ?
— Environ deux heures. OK ?
Colin ôta son blouson, son écharpe, posa son portefeuille sur un coin de meuble et indiqua aux techniciens les endroits où opérer. Léane les observa appliquer leurs produits, leurs poudres un peu partout, jusqu’aux interrupteurs de la chambre. Colin les aidait afin qu’ils aillent plus vite.
Léane enfonça ses doigts dans l’encre à la demande d’un des techniciens, qui pressa ensuite ses phalanges sur un papier. Avec discrétion, elle afficha le tableau des marées sur son smartphone et fit un rapide calcul. Une fois à Ambleteuse, vers 21 heures, elle disposerait de deux heures pour interroger Giordano avant un nouveau cycle. Il ne faudrait pas traîner.
Colin lui lançait des coups d’œil réguliers, mais il gardait ses distances. Il prenait le relevé d’empreintes très au sérieux, ordonnait, participait, naviguait de pièce en pièce… Ils terminèrent un peu avant 20 heures. Le flic enfila son blouson et laissa sortir les techniciens de l’IJ. Il resta sur le pas de la porte.
— On a tout ce qu’il faut. Désolé pour les traces de poudre un peu partout. Malheureusement, on n’assure pas le nettoyage après notre passage. T’enverras la facture au ministère de l’Intérieur.
Léane ignorait s’il plaisantait ou pas.
— Ça va, je m’en occuperai.
— Évidemment, je te tiens au courant si on a des infos sur le parasite grâce aux empreintes. Tu es sûre que ça va aller ? Tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette.
— C’est… compliqué. D’un côté, cette histoire avec mon éditeur. Et de l’autre, se dire que… quelqu’un était peut-être ici, chez moi. Tu comprends que, avec tout ce qui se passe, ce n’est pas facile.
— Je… Tu veux peut-être que je te tienne un peu compagnie ? J’ai une bonne bouteille de blanc à la maison et… (il regarda sa montre) je devais récupérer deux douzaines d’huîtres chez le poissonnier, le magasin est fermé mais je le connais bien, il va m’ouvrir. C’est ça, avoir des relations.
Léane rabattit davantage la porte.
— C’est gentil, Colin, mais une autre fois. Je suis crevée, je vais grignoter un truc vite fait et me coucher tôt.
Il acquiesça, mais Léane vit un iceberg glisser sur son visage.
— Une autre fois, oui. N’oublie pas l’alarme.
Il la salua d’un geste, puis resta figé sur le perron. Il se dirigea alors vers la remise à chars à voile. Léane blêmit : la vitre cassée, elle avait oublié. S’il entrait là-dedans, il allait découvrir les plans de l’instrument de torture, les bottes crottées avec la flaque gelée. Léane se précipita.
— Pas d’inquiétude, c’est moi qui ai fait ça ! Je ne savais plus où Jullian avait mis la clé du cadenas.
— Une envie de char à voile ?
— D’aller voir les phoques, plutôt, hier, pour me changer un peu les idées. Les jumelles étaient à l’intérieur.
Il lorgna par la fenêtre, on n’y voyait rien.
— Je comprends… Mais c’est quand même vachement humide ici, pour ranger des jumelles…
Il lui fit un signe de la main et reprit la route. Lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié son portefeuille, il fit demi-tour. Un quart d’heure après son départ de « L’Inspirante », il frappait de nouveau à la porte mais n’obtint aucune réponse. Les lumières étaient éteintes, et la voiture de Léane, garée devant le garage auparavant, avait disparu.