Les hommes poursuivirent leur progression. Au bout de deux minutes, un carré de lumière se dessina au loin, à l’étage d’un corps de ferme en pierre. Un coup de pince eut raison de la chaîne verrouillant le portail. Dans la cour intérieure, un véhicule de fonction, Delambre Déco, était rangé le long d’autres bâtiments massifs. Même privé de sa Ford, Delpierre avait continué à se déplacer et, semblait-il, il n’avait pas cherché à fuir ni à se cacher.
Vic eut un mauvais pressentiment : tout lui paraissait trop simple, on eût dit que leur homme leur déroulait le tapis rouge et leur demandait d’essuyer leurs pieds avant d’entrer chez lui.
Ils s’approchèrent et se figèrent lorsque l’un d’eux éclaira les portes d’une grange, côté gauche. Une rangée de fusils d’assaut se braqua sur la silhouette crucifiée à même le bois. Vic mit quelques secondes à comprendre : il s’agissait d’un animal, un cochon de petite taille, lui sembla-t-il, vêtu d’une longue robe légère à fleurs. Un épouvantail de chair cloué, mutilé, saupoudré d’une mince couche de neige. Vic plissa les yeux, il avait déjà vu cette robe sur une photo dans le bureau d’Annecy. Il se tourna vers Vadim.
— C’est la robe d’Apolline…
Dégoûté, Morel finit par détourner la tête.
— C’est sa manière de nous souhaiter la bienvenue.
Les flics quadrillèrent les issues du corps de ferme aussi vite que possible, et le chef de colonne lança l’assaut avec des mouvements codifiés des bras. La porte d’entrée principale céda après trois coups de bélier.
À ce moment exact, deux flambées illuminèrent la fenêtre de l’étage. Des coups de feu venaient de retentir. Comme un poids lourd impossible à arrêter, la colonne s’engouffra dans l’escalier, nichée derrière un bouclier Ramsès. De toutes les portes fermées du couloir, seule une laissait échapper un rayon lumineux sur le sol.
Le Dépeceur était reclus à l’intérieur d’une pièce. Vic se tenait dans l’escalier, plaqué derrière le dos d’un colosse, avec l’angoisse de l’instant à venir, celui où tout pouvait basculer. Partout, dans la cage d’escalier, sur les murs, des bustes d’animaux empaillés, des cerfs, des sangliers, même des loups, aux orbites vides et couverts de poussière. Les bêtes n’avaient pas une expression sereine, neutre, mais des gueules tordues, des dentures brisées. Delpierre était un chasseur, un tueur, un traqueur. Vic l’imaginait derrière la porte, armé d’un fusil à pompe. Ces deux coups de feu au moment où ils étaient entrés… Avait-il abattu Apolline avant de retourner l’arme contre lui ?
Soudain, une balle arracha un morceau de porte et s’écrasa dans le mur opposé.
— Allez vous faire foutre, enculés !
Le négociateur n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour tenter de raisonner le forcené. Un deuxième coup partit, suivi du bruit sourd d’une masse s’écroulant par terre. Silence… On respirait à peine. Les hommes se laissèrent encore une vingtaine de secondes avant de se décider à entrer.
Tableau d’horreur. Un fusil de chasse sur le plancher. Du sang et des morceaux de cervelle, jusqu’au plafond. Dans un lit médicalisé, un autre corps gisait, non pas celui d’Apolline mais celui d’une vieille dame au visage creusé par la mort, aux cheveux blancs et hirsutes, à la peau plissée, d’un blanc de nacre qui virait légèrement au bleu. Deux fleurs rouges fleurissaient sur les draps, au niveau du cœur.
Dans la minute qui suivit, la tempête GIPN libéra l’espace et partit inspecter les autres pièces. Vic et Vadim se plantèrent aux abords de la chambre. Ça puait l’urine et le sang. Delpierre, avait, semblait-il, abattu sa mère malade avant de se donner la mort. Sur une table de nuit, une Vierge Marie, une bible et des dizaines de boîtes de médicaments, dont des doses de morphine.
Vic quitta la pièce d’un pas martial. Le monstre vivait dans ce terrier glauque avec sa mère souffrante, et il avait fait le ménage avant de se suicider.
Où était Apolline ?