Léane jeta un dernier coup d’œil en direction de Jullian, qui acquiesça pour indiquer que tout allait bien. Elle rajusta ses vêtements, se passa une main dans les cheveux puis ouvrit la porte d’entrée. Colin, trempé, se dressait devant elle, mine fermée. Elle hésita une fraction de seconde, puis finit par s’écarter.
— Ne reste pas sous la pluie.
Colin s’avança d’un pas et frotta ses pieds sur le tapis. Jullian vint le saluer. Avec ses cheveux courts, on ne voyait pas qu’il avait affronté la pluie, mais les manches de son pull étaient encore gorgées d’eau. Le flic les observa tous les deux, le visage grave. Léane avait déjà vu ce regard-là.
— Ne nous dis pas qu’il est arrivé quelque chose à Jacques.
Colin serra les lèvres. Léane plaqua ses deux mains sur son visage. Puis elle alla se serrer contre Jullian. Son mari l’étreignit, elle sentit son souffle chaud dans son cou.
— Je suis désolé. Son corps a été repéré par un pêcheur dans la baie de l’Authie, du côté de Groffliers, en début d’après-midi. Il s’était échoué à marée basse entre les bateaux.
Léane vacilla. Jullian l’emmena vers le canapé et la garda contre lui.
— C’est horrible… Horrible.
Jullian lui caressait le dos, comme si c’était elle qui avait perdu son père. Colin s’avança et vint s’asseoir en face d’eux. Son blouson ruisselait. Il les observa en silence.
— Je tombe sans doute au mauvais moment, j’en suis navré.
Tout se mélangeait dans la tête de Léane. Des images crues, des bruits atroces. Tantôt, elle voyait le cadavre blanc rouler dans les vagues, puis être poussé sur le sable par le courant. Tantôt, Giordano et son regard de poisson crevé au fond de son coffre. Colin était assis juste au-dessus d’un cadavre.
— Une procédure judiciaire a immédiatement été ouverte…
— Une procédure judiciaire ? Vous ne pensez quand même pas… qu’il aurait été tué ?
— C’est une démarche normale dans ce genre de situation. N’oublions pas que tu as été agressé, qu’il y a eu le cambriolage et la présence du parasite chez vous. Nous devons tout vérifier, scrupuleusement.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Le véhicule de ton père était garé au niveau du chenal de l’Authie. De là, il pouvait aller se promener dans la baie à marée basse. On a trouvé une bouteille de vodka aux trois quarts vide sur le siège passager. Le médecin légiste a fait les premières constatations sur place. L’autopsie devrait le confirmer, mais il pense fort à une noyade, certains signes sont caractéristiques, notamment les pétéchies dans les yeux. Quant à la date de la mort, elle remonte à plusieurs jours…
Il leur laissa le temps d’encaisser la nouvelle. Léane leva les yeux vers le visage de son mari. Il était calme. Pas de larmes, juste une tristesse de circonstance.
Colin se racla la gorge et fixa Léane.
— Le chenal de l’Authie, c’était un coin que Jacques Morgan connaissait ?
Elle mit du temps à répondre.
— Oui, quand il revenait dans la région, il aimait bien aller là-bas. Il descendait vers la baie, allait observer les oiseaux migrateurs pendant des heures.
Elle tourna la tête vers Jullian.
— Ton père a toujours été un solitaire.
Jullian lui serra la main, alors que Colin poursuivait :
— C’est l’un des endroits les plus dangereux de la côte, la marée monte à une vitesse folle et encercle les promeneurs imprudents, surtout en ce moment avec les gros coefficients… Il était au courant ?
Léane acquiesça, une main sur le crâne. C’était pire qu’un cauchemar mais, au moins, cette horrible annonce pouvait cacher l’état de panique dans lequel elle se trouvait juste avant.
— Oui, oui, bien sûr. On le lui répétait chaque fois.
Elle se tut, incapable de trouver ses mots. Colin prenait des notes.
— Les clés de voiture étaient encore sur le contact, les portes non verrouillées. Peut-être avait-il trop bu et oublié de fermer. Il s’est engagé dans la baie, inconscient du danger, et s’est laissé surprendre par l’eau. Même les bons nageurs peuvent y rester, tellement les courants sont puissants.
Il fit passer sa langue sur ses lèvres, avant de poursuivre :
— Ou alors il existe une autre explication.
— Il savait qu’il ne reviendrait pas…
Colin acquiesça et fixa Jullian.
— Tu as passé beaucoup de temps avec lui à l’hôpital… Tu m’as dit que ton père n’allait pas bien, qu’il ressassait le suicide de son épouse. Peut-être l’agression et l’amnésie ont-elles aggravé la situation ? Peut-être qu’il a eu l’impression de se retrouver définitivement seul ?
— Je… Je ne sais pas quoi vous répondre.
— Pas d’amélioration, pour ta mémoire ? Rien qui pourrait m’aider ? Un souvenir, un détail lié à ton agression ? Aux jours précédents ? Tout est important.
Jullian secoua la tête.
— Je suis désolé.
Colin tourna les pages de son carnet, relut ce qu’il avait écrit.
— J’ai encore quelques petites questions à poser. Je sais que c’est difficile, mais… je préfère le faire maintenant.
— Oui, bien sûr. Allez-y.
— Tu as dit aux collègues que tu n’avais plus de nouvelles depuis le jour où je t’ai déposé ici, à ta sortie de l’hôpital, samedi 23. C’est ça ?
— Oui. Il était venu me voir le matin.
— Comment il était ?
Jullian haussa les épaules.
— Je… Je ne sais pas. Normal ? Je n’ai rien remarqué qui aurait pu présager un tel geste.
— C’était la dernière fois que tu le voyais ?
— Oui. De retour ici, je lui ai passé un coup de fil depuis le fixe pour lui dire que j’étais sorti. C’était son répondeur, j’ai laissé un message.
— Tu te souviens de l’heure exacte ?
— Je n’en sais rien, peut-être 16 heures ? En quoi c’est important ?
Colin nota.
— Ça peut permettre de dater plus précisément le jour et l’heure de sa mort. Il avait son téléphone portable dans sa poche. L’appareil est devenu inutilisable à cause de l’eau, bien sûr, mais nos experts peuvent faire des miracles. Possible qu’ils réussissent à accéder au journal des appels. Si ton coup de fil n’est pas dedans, ça voudrait dire que le portable était déjà immergé. De toute façon, on verra auprès de son opérateur.
Colin referma son carnet dans un claquement sec et se leva. Il tendit la main à Jullian, fit un signe à Léane et s’écarta.
— Les terribles nouvelles s’enchaînent depuis quelques jours. Je suis tellement désolé.
— Quand est-ce que je vais pouvoir voir mon père ?
— D’ici à deux jours je pense, le temps que nous réalisions tous les examens. Évidemment, nous vous tiendrons au courant, pour les démarches.
Ils le raccompagnèrent jusqu’à la porte. Colin s’arrêta sur le seuil et se tourna vers Léane.
— Il y a un pépin avec la cabane ? J’ai vu le cadenas fracturé, au sol.
— Rien de grave. Jullian a dû ranger la clé quelque part, mais… on n’a pas eu d’autre choix que de forcer le verrou.
Il leur adressa un regard plein de compassion et sortit. Quand il eut démarré, Jullian eut un long soupir, les mains plaquées sur le front.
— C’est de la folie… De la pure folie…
Il revint vers Léane et la serra contre lui.
— C’est mon père qui est mort, et c’est toi qui as les larmes aux yeux. Si tu savais comme je m’en veux. Quand le flic nous a annoncé le décès, j’étais triste, bien sûr, parce que c’est horrible de perdre son père. Mais ce père, c’était comme un inconnu, pour moi. Ça me dégoûte d’être comme ça.
Léane était sous le choc, incapable de parler. Il renforça son étreinte.
— Tous ceux qui sont autour de moi meurent. Ma mère, mon père, ma fille… Le passé n’est que douleur. Je crois que je ne veux pas me rappeler. À quoi bon ? Pourquoi s’acharner à faire revenir des souvenirs qui me rendront plus malheureux encore ? Pourquoi je devrais me remémorer ce que j’ai vécu avec Sarah alors qu’elle est morte et que je ne la reverrai jamais ?
Il s’écarta d’elle, la fixa dans les yeux.
— Je ne veux plus me souvenir. Je n’irai plus aux séances à l’hôpital.
Léane ne savait pas quoi penser. Peut-être avait-il raison. Ne valait-il mieux pas que cela reste à jamais enfermé ? Pourquoi souffrir une seconde fois ?
Jullian lui caressa le visage du dos de la main.
— Il va falloir qu’on soit forts, tous les deux. On se débarrasse de Giordano, on fait un bel enterrement à mon père et, ensuite, on reconstruit tout. On repart de zéro.