— Je n’ai jamais vu son visage. Je ne sais pas qui il est, je te le jure.
De grosses veines zébraient le front de Mistik, à dix centimètres de la surface. L’eau ruisselait dans ses yeux, sa nuque, entre ses seins. Elle avait cru se noyer, à plusieurs reprises. Voir un corps se débattre avec tant de hargne avait été insupportable pour Léane. Mais la langue de sa prisonnière s’était déliée au fur et à mesure.
— … La première fois où j’ai rencontré Moriarty remonte à 2013. Une nuit, il est venu me voir pour une séance au Donjon. Il portait un de ces masques vénitiens avec un long bec…
Elle eut une grosse quinte de toux, cracha de l’eau, et Léane eut l’impression que ses yeux allaient sortir de leurs orbites.
— … Ça arrivait souvent que… que des hommes viennent masqués ou maquillés, pour préserver leur anonymat. Le Donjon est un… un club select, dans lequel on n’entre que par cooptation. Il est renommé parce qu’il entretient le culte du secret sur… sa clientèle. Pas de noms, pas de fichiers, pas de photos. Les gens qui… qui le fréquentent sont friqués et prudents. Des avocats, des notables, qui mènent deux vies parallèles, l’une à la lumière, auprès de leur famille, de leurs amis, et l’autre dans l’obscurité.
Elle se cabra dans une grimace pour limiter l’afflux de sang dans son cerveau. Son visage était rouge comme l’enfer.
— … Moriarty connaissait mon passé, mon goût pour la souffrance. Mais il ne voulait pas de rapports charnels, il voulait juste observer… Alors c’est ce qu’il a fait, il restait dans un coin, et il regardait des hommes en action. Mais le Donjon reste un établissement soumis à des règles. Pas de sang, pas d’actes extrêmes, genre coupures au couteau, qui pourraient nuire à sa réputation. Moriarty, il voulait voir plus, il savait que j’en offrais la possibilité à ceux qui y mettaient le prix. Alors ses séances d’observation se sont poursuivies ici, dans mon donjon intime…
Le business du vice, de la torture, de la femme-objet… Léane imaginait sans peine les scènes de torture, les cris, les chairs meurtries. Un bourreau qui officiait, un observateur masqué… Pourquoi Moriarty n’avait-il pas de rapports physiques ? Léane évoluait dans un univers marginal, codifié, sans tabou, un espace déjanté où les gens normaux étaient l’anormalité.
— … Moriarty savait que c’était entre ces murs que j’amenais les hommes les plus extrêmes, ceux qui pouvaient payer. Après des mois de séances, on avait noué une vraie relation de confiance, tous les deux.
Elle renifla, pleurait peut-être en même temps. Les grosses coulées noires de maquillage lui donnaient des airs de pierrot morbide. Elle pointa une zone de la cave.
— Il y a des trous dans le mur, qui donnent sur une autre pièce. C’est là, derrière, qu’il matait, à l’insu de mes clients… Et puis un jour, il m’a annoncé qu’il ne viendrait plus mais m’a proposé un deal. Quelque chose d’extrêmement simple et qui me rapporterait beaucoup d’argent. Il m’a parlé du darknet, a installé des trucs sortis de je ne sais où sur mon ordinateur. C’est via le « TorChat » qu’on a poursuivi nos échanges… Une fois, il m’a fourni l’adresse d’une boîte mail, une longue suite de chiffres et de lettres, et m’a expliqué ce qu’il attendait de moi : que je la transmette à mes clients les plus radicaux, ceux que… que j’amenais dans ma cave, ceux qui… n’avaient aucune limite. Il voulait les plus friqués, mais surtout, il voulait les pires.
Léane écoutait sans bouger, les poings serrés.
— … Est-ce que tu sais à quoi ressemble un homme qui n’a plus de limites ? Un homme qui ne te voit plus comme une femme, mais comme le territoire de l’assouvissement de ses fantasmes ? Une bête, un démon. C’est cette bête-là que Moriarty attendait. Alors, tout ce que j’avais à faire, c’était fournir à ces hommes ce mail, que Moriarty changeait régulièrement par sécurité. Je devais dire à ces hommes que, envoyer un message à cette adresse via le darknet, c’était la promesse d’une « expérience ultime », anonyme, sécurisée.
— Quelle expérience ?
— J’en sais rien.
Léane actionna le levier. Elle détourna la tête quand les yeux révulsés de Mistik apparurent derrière le Plexiglas. Son corps s’arc-boutait comme si elle recevait des décharges électriques. Au bout d’une quinzaine de secondes interminables, elle la remonta.
— Il m’a jamais dit, putain ! Mais… je… me doutais que… que c’était pas sain, que… ça avait forcément un rapport avec des déviances extrêmes, vu toutes les précautions que Moriarty prenait pour préserver le secret… Et toi, tu me parles de meurtres… Alors c’est ça… C’est ça, « l’expérience ultime »… C’est la possibilité d’aller encore plus loin. Le no limit, qui peut conduire à la mort. Ces choses-là ne sont pas que dans les films. Elles existent… Sans le contexte de mes expériences, il y a des années, sans la barrière sociale de l’observateur, je suis sûre et certaine que des hommes seraient allés au bout. Qu’ils auraient fini par me violer, me torturer, me tuer, ce n’était qu’une question de temps. Dans ces moments-là, j’ai vu la bête tapie au fond de chacun d’entre nous… Faites sauter les barrières, la bête se libère. C’est cette bête-là que Moriarty cherchait.
Léane avait la main crispée sur le levier. Moriarty avait-il offert la possibilité de tuer, pour ceux qui y mettaient le prix ? Elle eut l’impression de recevoir des coups de poing dans la poitrine, des rafales de plus en plus violentes qui lui détruisaient tout l’intérieur.
Le corps de Mistik oscillait comme un pendule.
— … J’ai… J’ai fourni cet e-mail à… des hommes. De temps en temps, je trouvais une enveloppe avec du liquide dans ma boîte aux lettres. Puis ça s’est arrêté brusquement. J’ai reçu la dernière enveloppe en février 2016, avec un mot : « C’est fini. Plus de contact, sauf urgence. »
Février 2016. Andy Jeanson avait été arrêté un mois plus tôt. Léane ne voulait pas n’y voir qu’une coïncidence. Jeanson en prison, un maillon de la chaîne avait-il été brisé ?
— Combien ? À combien de ces monstres t’as transmis le mail ?
Mistik hésita, mais quand elle vit Léane pousser la manette, elle se ravisa.
— Vingt… Peut-être plus. Je sais pas, et je sais pas si tous l’ont utilisé…
— Et Giordano faisait partie du lot ?
Elle acquiesça. Léane ressentit une chaleur de fournaise dans son ventre.
— Parle-moi de lui. Votre rencontre, vos rapports.
— Giordano était un flic bien connu dans les milieux de la nuit… Respecté par certains, craint par la plupart. Un vrai chien fou… Ça… Ça lui arrivait de descendre au Donjon, toujours très tard, histoire de finir la nuit. Il avait ses entrées. Après plusieurs rencontres, on a fini ici. Il était tordu, vraiment tordu… Peut-être le pire d’entre tous. Il est allé jusqu’à se tatouer sur l’épaule son « jouet » préféré…
— Le xiphophore.
— Oui. Chaque fois que j’avais Giordano en face de moi, muni de ce couteau, je revoyais ce petit homme à lunettes, chétif, venu de nulle part il y a vingt-cinq ans, qui avait pris cet objet et m’avait tailladé les deux seins. Giordano était de cette trempe-là. Doux à un moment et démon la seconde d’après. Quelque chose ne devait pas tourner rond dans sa tête, déjà avant la taule. Puis il s’est fait prendre au cours d’une affaire de traite des êtres humains. Les flics ont enquêté sur lui et sont remontés jusqu’au Donjon. Ils étaient au courant qu’il s’y rendait de temps en temps, qu’on y avait eu des séances… J’ai été appelée à témoigner, j’ai minimisé les faits, je n’ai jamais parlé de notre relation dans cette cave.
— Pourquoi ?
— Parce que… Parce que c’est ici, mon vrai business. Le Donjon n’est qu’une façade, un moyen de ferrer le poisson, qu’est-ce que tu crois ? Giordano est revenu vers moi à sa sortie de prison. La taule ne l’avait pas apaisé, au contraire. Il était encore plus affamé, plus dangereux. Il… Il me prenait à la gorge et il serrait, serrait. Il me charcutait avec le xiphophore et l’instant suivant, il me prenait contre lui en pleurant comme un gosse. L’enfermement avait définitivement dévissé les boulons dans sa tête. Je crois qu’il aurait fini par me tuer si je l’avais laissé faire…
Léane s’en voulait d’avoir été si faible devant ce salopard menotté dans le fort. Il s’était bien fichu d’elle.
— … J’avais rencontré Moriarty pendant que Giordano était en taule. Alors j’ai parlé du darknet à Giordano, je lui ai fourni l’adresse mail. Il avait beaucoup d’argent grâce à un héritage, il correspondait en tout point au profil qu’attendait Moriarty. Après ça, je ne l’ai plus revu. Cet e-mail… C’était comme une porte vers un autre monde, tu comprends ? Ceux qui la franchissaient disparaissaient de ma vie, pour passer dans une autre dimension. Tu viens de m’apprendre laquelle.
Chaque mot, chaque image blessait Léane au plus profond de sa chair. Sarah, comme d’autres malheureuses victimes, avait peut-être été le terrain de jeu de ces malades. Des surfaces de chair où les limites n’existaient pas. Elle eut envie de s’effondrer, de se coucher dans un coin et de se laisser mourir. Mais sa colère la raccrochait à la vie.
— Ces hommes… Je veux savoir qui ils sont. Donne-moi les noms de ces salopards.
Mistik cracha.
— Tu crois qu’ils me laissent leur carte de visite ? Ce ne sont que des masques, des visages et des corps, des mains qui torturent. Ils paient cher pour mon silence, tu piges pas ? Ils sont allés au plus profond de moi et, pourtant, je ne connais aucun d’entre eux. Ça remonte à trois ou quatre ans, tout s’est perdu dans l’obscurité… Et même si t’en retrouves un, qu’est-ce que tu crois ? Qu’il parlera, des années après ? Personne ne parlera. Dans ce milieu, c’est la loi du silence. Ils travaillent dans les tribunaux, fréquentent les clubs select. Ils peuvent tout se payer, y compris notre douleur. Ils nous consomment. Toi comme moi, on n’est que des objets…
Léane n’en pouvait plus. Il aurait fallu qu’elle mette les flics dans la boucle, qu’ils enquêtent sur le Donjon et retrouvent les clients de Mistik, mais elle était pieds et poings liés. Était-il possible que tout s’arrête maintenant ? Qu’elle reparte sans réponses ? Était-elle allée au bout de ses recherches, de ses possibilités, de ses forces ?
Elle serra les dents, raffermit sa main autour du manche.
— T’as entraîné toutes ces jeunes filles vers la mort, tu le savais. C’est à cause de toi si…
Elle se tut, ferma les yeux. Mistik n’était pas une victime, elle avait fait partie de la chaîne meurtrière, elle avait occulté la vérité en toute conscience et, au fond d’elle-même, elle savait. Léane songea à Sarah, à son sourire, à cette dernière photo de sa fille si heureuse de vivre pour se donner encore un peu de courage.
Mistik ne pouvait plus vivre.
Elle mit son autre main sur le levier, gonfla ses poumons, tandis que sa prisonnière hurlait. Léane fit pivoter la barre et lâcha la chaîne. Mistik s’effondra au sol, juste à côté du cylindre. Léane la traîna jusqu’à la cage et l’y enferma. Ensuite, elle balança la clé du cadenas dans l’eau.
— Vaudrait mieux pour toi qu’il m’arrive rien.
Léane fit demi-tour et se figea devant l’ordinateur. Sur l’écran était apparue une nouvelle ligne.
6 :31 :52 Moriarty > RDV après-demain, 22 heures. Étretat. L’Aiguille creuse.