Une demi-heure plus tard, la paire V&V se reconstituait devant le laboratoire d’anatomie et de cytologie pathologiques humaines, pas loin du parc Hoche. Julien Ferrigno, l’anatomopathologiste mandaté par le substitut, voulait les voir d’urgence. Il se tenait devant les deux mains dont l’extrémité des dernières phalanges avait été pelée au scalpel.
— On ne sait toujours pas à qui sont ces mains ?
— Non. Les retours des analyses ADN ne tomberont pas avant deux ou trois jours. L’affaire Chamrousse sature le labo. C’est pénible, ces histoires de priorités, comme si un double homicide, ce n’était pas important. Pour l’instant, on n’a pas assez de critères pour rechercher quoi que ce soit dans le fichier des disparitions. Quant au SALVAC[4], il ne renvoie aucun crime comparable ces dernières années. En l’état actuel, nos deux victimes restent anonymes.
Ferrigno portait la blouse fermée jusqu’au col, il avait le teint cireux de ses gants en latex qui lui collaient aux doigts comme une seconde peau.
— J’ai plusieurs choses à vous annoncer.
Il s’empara d’une scie à métaux et la plaqua entre les mains de Vic.
— En préliminaires, les membres de vos deux victimes — la propriétaire de ces mains d’un côté, et celle aux mains manquantes de l’autre — ont été découpés avec ce modèle de scie, à denture alternée. On le voit à la forme des stries sur l’os, j’ai aussi détecté des traces de revêtement bleu antirouille. J’ai relevé quelques particules de métal laissées par la scie, je vous les transmettrai pour analyses si vous en voyez l’utilité.
Vic observa la scie, le genre d’outil banal qu’on trouve dans n’importe quel magasin de bricolage. Leur tueur avait œuvré de manière artisanale. Le médecin saisit la main gauche.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelles. Je commence par laquelle ?
Vadim fut le plus rapide :
— La bonne.
— Très bien. J’ai peut-être des éléments qui vont vous aider dans votre enquête.
Il exposa la main à la lentille d’une loupe à bras articulé.
— Bon, il y a cette grande cicatrice disgracieuse au dos, ça remonte à longtemps, chirurgie réparatrice, pas grand-chose à en tirer. Mais… (il tourna la main) vous voyez ces coupures sur la paume ? Elles sont récentes.
Vic fronça les sourcils. Les cicatrices semblaient regroupées et régulièrement espacées.
— On dirait qu’elles ont été faites volontairement et qu’elles forment des motifs.
Ferrigno acquiesça.
— Vous avez raison. Et c’est pareil sur l’autre main. Les motifs sont identiques. Aucun hasard ici, la propriétaire de ces mains s’est infligé ces blessures, comme pour signifier quelque chose.
— Ou alors, c’est l’assassin qui l’a fait.
Ferrigno eut un sourire franc.
— Je ferais un bien mauvais flic. Ce n’est pas tout. Venez.
Il les emmena à proximité d’un microscope. Sous ses lentilles, des morceaux de peau étaient aplatis entre des lamelles de verre. Le spécialiste alluma un écran qui présenta le dessin d’une trace papillaire.
— J’ai analysé, agrandi et numérisé les dessins des dernières phalanges, tranche par tranche, comme si je pelais ces doigts avec une râpe en couches de quelques microns. Voici donc, par exemple, différentes tranches du dermatoglyphe de son pouce droit. Les crêtes sont tout à fait normales, d’une couche à l’autre, elles sont identiques.
Il appuya sur une touche de son clavier.
— L’index, à présent.
Vic tiqua. Sur certaines coupes, des crêtes digitales manquaient, comme si elles avaient été effacées avec une gomme.
— C’est quasi invisible à l’œil nu, mais les couches de cellules qui constituent la surface de l’épiderme ne sont pas de hauteur égale. J’ai vérifié pour tous les doigts : seules les dernières phalanges des index gauche et droit présentent ces caractéristiques.
— C’est comme si elle s’était abîmé le bout des index à force de frotter. Mais frotter quoi ? Du bois ? Du papier de verre ?
— Ça aurait causé davantage de dégâts, l’épiderme aurait été attaqué plus en profondeur, de façon irrégulière. Ici, c’est subtil. Tout en douceur. Un rapport avec un métier qui solliciterait ces deux doigts-là ? Elle travaillait peut-être dans la couture, au contact de tissus, quelque chose comme ça. J’espère que ces observations pourront vous orienter un peu.
Vadim agita la main, l’air de dire : « couci-couça ».
— C’est mieux que rien, mais ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une bonne nouvelle. Faut pas demander la mauvaise.
Ferrigno fit claquer les extrémités de ses gants en les ôtant.
— On y vient. J’ai eu le retour toxico concernant les deux victimes. Celle au crâne fracassé ne présente rien de particulier dans le sang, si ce n’est des carences en fer, en sels minéraux, ce genre de choses, compatibles avec une détention longue, vous verrez le rapport dans le détail. Mais… pour la propriétaire de ces mains, c’est une tout autre affaire. Les analyses ont révélé de fortes quantités de carvédilol.
Vic inclina la tête.
— Un bêtabloquant qui diminue la pression sanguine et le rythme cardiaque.
— Oui. Il faut savoir que ce médicament chasse le sang des extrémités, les patients sous traitement ont souvent les pieds et les mains froids. Il y avait aussi des traces de buflomédil, un vasodilatateur destiné lui aussi à baisser la pression artérielle.
— La victime était peut-être sous traitement ?
— Pas avec de telles posologies. Et l’analyse de la kératine des ongles ne démontre pas de traces anciennes de ces médicaments. Mais ce n’est pas terminé, on a aussi détecté de la morphine à des taux très élevés. Je ne vous fais pas un dessin, c’est un antalgique de niveau 3, qui permet de traiter les douleurs fortes, voire insupportables.
— Comme après une amputation…
— Oui, sauf que, si on en a décelé la présence dans ces mains, ça implique que votre victime avait de la morphine dans le corps avant l’amputation.
Vadim n’était pas sûr de comprendre.
— Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire qu’elle était vivante quand il lui a tranché les mains ?
— Si. J’ai même l’impression que votre homme a tout fait pour atténuer la douleur et les saignements. Autrement dit, il n’est pas impossible que la propriétaire de ces mains soit encore en vie au moment où je vous parle.