Pas loin de 16 heures, à la brigade. Les hommes étaient tendus, visages creusés. Jeanson avait-il livré en connaissance de cause l’indice qui avait mené à la cachette ? Ou son mépris, sa haine, son ego boursouflé l’avaient-ils poussé à commettre une erreur ?
Devant Manzato et Vadim, Vic enfonça une copie de la clé USB dans son ordinateur puis le contenu s’afficha. Il s’agissait d’une liste de répertoires, nommés avec des prénoms. Amandine, Justine, Fabienne, Sarah… Il y en avait neuf, comme les neuf clés, neuf prénoms féminins qui se succédaient à l’écran.
Vic se massa les tempes dans un soupir.
— Les répertoires portent les noms des neuf disparues. Les neuf jeunes filles que Jeanson a enlevées et que Delpierre a enterrées des mois plus tard.
Vic cliqua sur le dossier intitulé « SARAH » et dévoila une série de photos. Elles avaient été prises à l’intérieur d’une petite maison ou d’un appartement. Sur chacune d’elles, on voyait Sarah Morgan, tantôt en gros plan, tantôt en plan plus large, dans différentes pièces. Blonde, magnifique, habillée légèrement — robe d’été, maillot de bain, ou nue lorsqu’elle était sous la douche. Vic estima qu’elle n’avait pas plus de 17 ans là-dessus. Les photos avaient sans aucun doute été prises avant sa disparition. Vadim désigna le bas de l’écran.
— Il y a aussi des vidéos.
En effet, les icônes apparaissaient sous les photos. Vic lança l’une d’entre elles. Un œil palpitant apparut quelques secondes.
— C’est l’œil qu’on retrouve sur le darknet. Celui qui réclame un mot de passe lorsqu’on clique dessus.
L’œil disparut, puis on entendit une musique d’ambiance. Quelqu’un avait filmé Sarah, allongée nue sur son lit. Un corps parfait. Elle se caressait le sexe, les seins. Une longue scène de masturbation qui mit les hommes mal à l’aise. Vadim resta concentré.
— Ce plan réalisé en plongée, la fixité de l’image… On dirait une caméra cachée.
Vic passa les autres vidéos. On y voyait Sarah sous la douche, ou dans le séjour. Jamais elle ne fixait la ou les caméras, ni dans les films ni sur les photos. Elle avait été filmée à son insu.
— Peut-être avec des minicaméras incrustées dans les murs, dissimulées derrière des objets. Aujourd’hui, n’importe qui peut acheter des caméras haute définition pas plus grosses qu’une tête de clou.
Vic observa le mobilier, l’agencement des pièces. Sarah n’était pas chez elle, dans la villa de Berck. L’endroit était agréable, bien décoré, cosy. Jamais il n’y avait un plan sur une fenêtre, une vue extérieure qui pourrait donner une idée de l’endroit où ces vidéos avaient été tournées. Ville, campagne, montagne ?
— Vous avez vu comment c’est monté ? fit remarquer Vadim. Les plans, la musique langoureuse. Il y a eu un vrai soin pour le montage, pour que… la beauté de la jeune fille soit mise en valeur. Pour que tout soit le plus excitant possible.
Vic ne comprenait pas. Qui avait créé les films ? Moriarty ? Jeanson ? Delpierre ? Quel était leur but ? Il pensait au chalet luxueux de La Chapelle-en-Vercors, là où avaient été amenées certaines de ces filles. Vue sur les montagnes, Jacuzzi, coupe de champagne… Qui profitait de la location et des victimes ? Était-il possible que d’autres personnes soient impliquées ? Que d’autres connexions existent ? Le flic enrageait, il avait l’impression que l’essence même de l’affaire lui échappait.
Manzato posa ses poings sur le bureau.
— Change de dossier.
Vic cliqua sur un autre prénom, celui de Pauline, Pauline Perlot, la cinquième kidnappée. La présentation se répétait. Des photos ou des vidéos intimes de la victime, prises à son insu. La musique excitante. Le lieu était le même que pour Sarah.
Nouveau dossier. Justine, fraîche, sourire franc, pleine de vie. Filmée, elle aussi, dans différentes situations, mais toujours en ce même endroit. Tantôt vêtue, d’autres fois non. Aussi brune que Sarah était blonde.
L’équipe visionna les autres photos et vidéos. Vic écrasa son index sur l’écran.
— Toujours le même endroit. Des filles qui n’ont rien à voir entre elles, qui ne se connaissent pas et qui se font filmer à leur insu dans un lieu identique. Truffé de caméras miniatures. Il n’y a pas trente-six solutions…
— Une location ?
— Je crois, oui. Une location équipée de caméras cachées.
Le flic décrocha son téléphone et composa un numéro. On répondit au bout de trois sonneries.
— Léane Morgan ?… Vic Altran, le policier de Grenoble. J’espère ne pas vous déranger…
Il entendait le souffle du vent, des cris d’oiseau. Léane Morgan était peut-être au bord de la mer.
— … J’aurais besoin d’un renseignement qui va faire appel à votre mémoire. Est-ce que vous, ou votre fille, avez habité ou loué un appartement, ou une petite maison, avant sa disparition ? Période estivale, un canapé d’angle rouge, une douche à l’italienne, des meubles colorés et d’aspect ancien. Si vous le souhaitez, je peux vous faire parvenir des photos de l’endroit et…
— Je ne sais plus pour le mobilier, mais oui, on avait loué un appartement pour quelques jours à Annecy. C’étaient nos dernières vacances à trois.
Vic avait mis le haut-parleur.
— Et vous pouvez me fournir les informations ? L’adresse ? Le nom du propriétaire ?
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Peut-être. Mais j’aimerais vérifier avant de vous en dire plus.
— On était passés par un site de réservation en ligne, LocHolidays…
Les flics échangèrent un regard.
— … On a dû utiliser le service deux, trois fois en tout. J’avais un compte, je ne sais même pas s’il est encore valable. Il faudrait que je me connecte mais… Écoutez, je… je ne suis pas chez moi. Le mieux est que je vous donne le nom d’utilisateur et le mot de passe, regardez par vous-même. Je vous fais confiance.
Elle fournit les informations. Vic la remercia et raccrocha, avant de se précipiter sur son clavier. Il se connecta au site en question avec les codes de Léane.
— Ça fonctionne.
Il se rendit dans l’onglet des réservations.
— L’appartement est là…
Il pointa l’adresse, près du lac d’Annecy. Il cliqua pour accéder aux détails. La petite annonce du logement n’était plus en ligne, mais les photos de description y étaient toujours. Le canapé rouge, les meubles colorés… L’appartement avait été loué par les Morgan six mois avant le kidnapping.
— C’est sans doute comme ça que Moriarty sélectionne ses victimes. Il dispose d’un logement qu’il met en location. C’est comme un filet. Il filme les proies qui l’intéressent. Il dispose de toutes les informations qu’il veut sur elles. Leur adresse, leurs photos… Et il peut s’introduire dans le logement en leur absence, faire des photocopies des papiers, des doubles de leurs clés… C’est simple comme bonjour. Puis Moriarty transmet tout ça à Jeanson pour qu’il se charge de l’enlèvement des mois plus tard. Ils doivent laisser passer du temps, pour éviter que les flics ne fassent le rapprochement.
— Affiche-moi le nom de ce salopard.
Vic cliqua sur un lien. Il y avait une photo, l’une de celles déjà vues sous la fausse identité Pierre Moulin : le type blond au sourire éclatant et à la chemise bien propre. Le cadrage était le même. Vadim était surexcité.
— Même si la photo est fausse, c’est lui, c’est lui.
Sous le portrait, les coordonnées avaient été certifiées exactes par le site. En tant que loueur de logements, Moriarty avait probablement dû fournir de la paperasse et des références bancaires réelles.
Plus de PM, de Moriarty, de Docteur Watson, cette fois. Plus de possibilités de se cacher derrière des pseudonymes.
L’homme invisible qu’ils traquaient, le cerveau, le maillon central de la chaîne de mort, le Luc Thomas du passé s’appelait aujourd’hui David Jorlain.