La nuit agit comme un flux et un reflux. Il existe un moment où la douleur semble se retirer et devient si lointaine que vous la percevez à peine dans les limbes. Et, plus le réveil approche, plus la marée remonte. Les vagues grandissent, de plus en plus fortes et violentes, jusqu’à venir se briser sur un coin de votre âme. La douleur se réveille, pire que la veille, comme du sel versé sur une plaie.
En ce jour de Noël, Léane était recroquevillée dans le lit, immobile, la photo de sa fille à la main. Les mêmes images tournaient en boucle dans sa tête. Elle pensait à Sarah morte, à son cadavre découvert dans un coffre, étrangement elle voyait la voiture funèbre plantée au milieu des dunes de Dunkerque, avec la lune qui luisait sur la carrosserie, sous une pluie de confettis.
Ça y est, c’était fini, Léane ne reverrait plus jamais Sarah, hormis sur une table en acier, quand les flics l’auraient décidé. Elle ne récupérerait pas le corps de sa fille de sitôt, il fallait que l’enquête se termine, si elle se terminait un jour. Elle caressait le visage sur le papier glacé, avec acharnement, à en user la photo, et elle savait qu’elle répéterait ce geste chaque matin de chaque jour qui lui restait à vivre…
Jullian apparut à l’entrée de la chambre, il était midi passé. Il portait un jean noir et un pull en laine gris à col roulé, qu’il n’avait jamais aimé et qui était désormais trop large pour lui. Il s’avança, lui prit la photo des mains et regarda le portrait.
— Elle était si belle…
Il la posa sur la table de nuit et s’assit à ses côtés. Il lui caressa la joue du dos de la main.
— Je suis allé à l’adresse que tu m’as indiquée pour mon père, il ne répond pas. Sa voiture n’a pas l’air garée devant. Peut-être qu’il est reparti chez lui sur un coup de tête, mais pourquoi il ne répond plus à mes appels ? Je suis inquiet, je vais aller prévenir la police et voir si on ne peut pas entrer dans sa location. Il doit y avoir quelqu’un de garde là-bas, même un jour de Noël.
Léane acquiesça sans desserrer les lèvres. Jullian se releva.
— J’ai pensé à Sarah, à ce que nous ont raconté les flics, et à Giordano, toute la nuit. Il faut qu’on trouve une solution rapidement. Il est hors de question que ce salopard s’en tire et qu’on paie à sa place.
Même si les souvenirs ne revenaient toujours pas, son comportement vis-à-vis de Giordano avait radicalement changé. Jullian était incapable de l’expliquer, mais il savait que cet homme avait fait du mal à sa fille. Instinct, réminiscence, intuition ? Léane n’aurait pu le dire. Il sortit de la chambre sans se retourner. Deux minutes plus tard, Léane entendait le 4 × 4 démarrer. Le bruit du moteur se fit de plus en plus lointain, jusqu’à devenir imperceptible. Une solution. Il n’y en avait pas trente-six, Léane en était consciente, elle l’avait su dès qu’elle avait mis les pieds dans le fort. Giordano n’avait pas cédé face à Jullian avant l’agression, c’était un dur, capable d’encaisser. Alors que faire avec lui ?
Léane ne parvenait pas à envisager le pire, elle ne s’en sentait pas capable. Mais Jullian ? Avait-il gardé le feu de sa colère au fond de lui malgré tout ? Était-il prêt à tuer ? Or supprimer Giordano, n’était-ce pas prendre le risque de ne jamais connaître la vérité ?
Léane ne voulait pas abandonner, elle continuerait à se battre, à enquêter, autant que ses forces le lui permettraient. Elle sortit du lit, alla chercher son ordinateur portable et inséra une clé USB, celle avec l’expertise psychiatrique concernant Giordano. Après avoir chaussé ses lunettes de lecture, elle le parcourut en diagonale. Perversité… prédation… manipulation… soumission… Des mots qui revenaient au fil des pages. Le rapport de Bartholomeus était accablant. Traits de psychopathie… Giordano aimait infliger la douleur. Mais aussi la recevoir. Ce qui ne fit que renforcer ses convictions : le flic ne parlerait pas.
Elle n’apprit rien de plus que ce que lui avait raconté le psychiatre. Elle mit le document de côté et chercha sur Internet « Donjon noir » et « Mistik », sans espoir. Celle avec qui Giordano avait entretenu une relation semblait encore exercer dans l’établissement, puisque son nom et une photo ressortaient d’une soirée organisée récemment. Petite, cheveux blonds et presque rasés, piercing à la lèvre inférieure et aux oreilles, yeux d’un bleu abyssal, cicatrices aux pommettes. Un visage dur, carré. Léane eut la chair de poule rien qu’à affronter ce regard.
Ailleurs sur le Web, elle apparaissait sur un forum lié au sadomasochisme et aux pratiques extrêmes. Mais dès que Léane cliquait, les accès étaient refusés : il fallait être membre pour lire les messages, et les demandes d’inscription devaient être validées par un administrateur.
Elle abandonna la piste puis tapa « Charlotte Henry », le vrai nom de Mistik. Cette fois, les résultats furent plus éloquents, d’autres photos de la femme s’affichèrent. Elles dataient des années 1990. D’après une courte biographie sur Wikipédia, Charlotte Henry était née en 1968, en Belgique. Léane l’avait imaginée plus jeune, mais elle avait quand même 49 ans. Rien sur sa vie privée : elle avait fait partie du courant artistique dit de l’art corporel, de 1987 à 1992. Un courant qui consistait à étudier et à repousser les frontières du potentiel physique et mental à travers des performances souvent extrêmes, où le corps de l’artiste devenait une œuvre d’art à part entière. Rejet des conventions, des contraintes, flirt avec l’interdit. Henry ne faisait pas dans la demi-mesure. À maintes reprises, la jeune artiste s’était lacérée, flagellée, avait presque congelé une partie de son corps sur des blocs de glace, dormi sur des lits de clous ou des tessons de verre, devant un public toujours plus nombreux. Elle questionnait la douleur. Jusqu’où pouvait-on aller dans la souffrance qu’on s’infligeait ? Quelles étaient nos propres limites ? Puis elle s’était tournée vers l’autre, le miroir, celui qui regardait : jusqu’où était-il, lui, capable d’aller dans l’observation ?
Et dans l’action ?
Une barge.
De plus en plus, Henry implique le spectateur, lui demande de lui tendre l’outil avec lequel elle se fait mal, et elle observe le comportement de l’observateur, analyse, note. Est-il honteux quand il lui permet de se blesser ? Impliqué ? Y a-t-il, quelque part, une notion de plaisir sous-jacente à faire le mal ? À chaque représentation, son corps porte le poids et les stigmates de l’expérience précédente. Elle le sacrifie au service de son art.
Léane se promena de lien en lien, et il fallut creuser pour découvrir ce qui apparut sous ses yeux. Un article anonyme, sur un blog.
1992, Yougoslavie. Charlotte Henry réalise une performance intitulée Item 48. Durant quatre heures, entourée de quarante-huit accessoires — cordes, pinces, guirlandes, objets de plaisir ou de destruction —, elle s’abandonne aux visiteurs, les laisse libres de faire ce qu’ils veulent avec son corps habillé — elle porte une robe longue et des bottes noires à lacets.
Léane cliqua sur un lien contenu dans l’article, qui lançait la vidéo de la performance, filmée du début à la fin. Quatre heures de film d’assez mauvaise qualité — sûrement un vieux Caméscope sur trépied.
Au départ, les visiteurs considèrent Henry comme une curiosité de plus, on s’interroge, on n’ose pas l’approcher. Après une demi-heure — Léane accélérait ou sautait des séquences —, quelqu’un se met à lui lever le bras, un autre la fait pivoter. Henry garde les positions dans lesquelles on la place, ce qui amuse de plus en plus de passants, qui se mettent à participer. Certains claquent des doigts devant ses yeux ou soufflent sur son visage.
Au bout d’une heure, un homme entre deux âges glisse une main sous sa robe, tandis qu’elle reste figée. À un autre moment, une femme coupe une de ses bretelles avec une paire de ciseaux mise à disposition sur une table.
À l’issue de la deuxième heure, Henry est nue, sa petite culotte jetée en boule au sol. Certains détournent le regard, sans doute honteux d’avoir osé la regarder ne serait-ce que quelques secondes, mais la plupart restent. Par curiosité. Ou voyeurisme.
Henry termine attachée avec la guirlande et du câble électrique, le corps planté d’épines de rose, un individu pointe même le canon d’un pistolet sur sa tempe sans appuyer sur la détente. Y a-t-il des balles dans le chargeur ? Henry est-elle prête à mourir ce jour-là ? Rien ne le dit.
Léane sentit sa gorge se serrer quand, à la fin du film, un homme d’une quarantaine d’années saisit, parmi la multitude d’objets, un poing américain en forme de poisson, avec une longue nageoire caudale recourbée, capable de cisailler une joue.
Un xiphophore bien particulier, une arme blanche destinée à blesser, mutiler, tuer.
Le tatouage de Giordano.
Léane visionna le film en entier, au bord de l’écœurement. L’homme, un petit à lunettes, trapu, portant un chapeau, présent depuis le début, qui, à plusieurs reprises, a approché et touché l’artiste, lui entaille les deux seins et décrit deux arcs de cercle parfaits. Les lèvres d’Henry se sont réduites à un fil, des larmes coulent de ses yeux et, même si elle tremble, elle tient le coup.
Au terme de la performance, mal en point, du sang sur les seins et le ventre, elle entreprend de marcher parmi les curieux. Personne n’ose la regarder dans les yeux. L’homme à lunettes détourne la tête lorsqu’elle se dirige vers lui, et il part.
Fin de la vidéo.
Léane n’en revenait pas. Elle n’avait jamais entendu parler de ces performances ni vu des monstruosités pareilles, même lors des recherches pour ses romans. L’expérience avait été peu relayée, elle démontrait à quel point, sous l’impulsion du désir et avec une permission tacite, n’importe quel individu pouvait donner dans la perversion et la violence. En quatre heures, sans limites, on lui avait touché le sexe, on l’avait blessée à sang. Que se serait-il passé s’il y avait eu plus de temps ? Moins de public ?
Elle n’arriva plus à trouver d’informations sur Charlotte Henry après cette expérience, comme si l’artiste avait arrêté net ses activités, ou qu’elle s’était repliée dans l’obscurité. Mais une chose était sûre : cette femme ne pouvait pas être étrangère à l’affaire. Pas avec l’objet qui l’avait mutilée et dont on retrouvait le motif tatoué sur l’épaule de Giordano ou gravé dans un sous-sol où avait été retenue Sarah. Ce fichu poisson était le lien.
Henry, alias Mistik, aujourd’hui adepte de la souffrance dans un « donjon » lyonnais, savait des choses. Giordano ne voulait pas parler ? Mistik le ferait. Léane lui écraserait son flingue sur la tempe, si nécessaire.
Elle entendit le 4 × 4 revenir et ferma le navigateur, puis rabaissa l’écran de son ordinateur. Elle n’en parlerait pas à Jullian, bien consciente qu’elle avait fait une erreur en le confrontant à Giordano, en voulant forcer sa mémoire. Elle aurait dû chercher à le protéger du mieux possible et non le mettre devant cette violence insupportable.
Elle descendit dans le hall pour accueillir son mari.
— Alors ?
Il ôta son écharpe et son blouson et les accrocha au portemanteau.
— Alors on ne sait pas. La propriétaire a ouvert la maison, elle était vide. Mon père a visiblement pris son pardessus et son téléphone, et il est parti en voiture. Mais ses affaires sont encore là. Les flics vont se renseigner, voir s’il n’y a pas eu d’accident de la route signalé. Si demain on n’a aucune nouvelle, ils vont lancer une enquête pour disparition inquiétante.
— On dirait que le sort continue de s’acharner.
Léane le serra dans ses bras.
— Ça va aller, je suis sûre qu’on va le retrouver, que tout va bien se passer. Peut-être qu’il a eu besoin de prendre le large…
Elle avait les yeux grands ouverts. Elle n’y croyait pas une seconde.