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— Vos livres abordent souvent les thèmes du double, de l’usurpation d’identité, de la mémoire et des souvenirs. Le Manuscrit inachevé ne déroge pas à la règle. C’est peut-être là votre livre le plus cru, le plus violent, vous vous attaquez à des sujets qui risquent de heurter les âmes sensibles, comme la torture, la séquestration et le viol. Vous vouliez mettre entre les mains de vos lecteurs un roman choc ?

Léane Morgan se tortillait sur sa chaise. À peine un quart d’heure que l’interview avait commencé, et elle saturait déjà. Après plus de quatre ans d’absence, les lecteurs s’étaient jetés sur le nouveau thriller d’Enaël Miraure. Le roman avait paru début décembre et avait grimpé dans le top 10 des meilleures ventes. Désormais, il fallait enchaîner les entretiens jusqu’à Noël pour en assurer la promotion.

— Je n’ai rien calculé. J’ai écrit comme c’est sorti. Il est violent, certes, mais vous pensez que le monde dans lequel on vit ne l’est pas ?

Léane se tut, et Pamela, son attachée de presse assise à la table voisine, lui fit les gros yeux. Le papier valait de l’or : une double page dans Twin, le mensuel féminin le plus acheté par un lectorat difficile à conquérir, sortie prévue pour les fêtes. La journaliste Géraldine Scordel griffonna sur son cahier, les lèvres pincées. Léane jouait le jeu pénible des interviews mais refusait les enregistrements audio, les radios et les télés, elle exigeait de relire les articles avant publication pour s’assurer qu’on parlait bien d’elle au masculin. Pas de photos, bien sûr, personne ne devait voir son visage. Si une poignée d’individus savaient qu’Enaël Miraure et Léane Morgan ne faisaient qu’un, le grand public, lui, ignorait que derrière l’auteur de leurs nuits blanches se cachait une femme. La romancière avait toujours su verrouiller sa vie privée, jusque dans ses retranchements les plus douloureux.

— Comment vous le résumeriez, votre roman ? Son histoire, je veux dire ?

— Vous l’avez lu ?

— Je lis tous les livres que je chronique. Mais je veux votre version.

Léane but une gorgée de chardonnay pour cacher sa nervosité. Elle avait toujours éprouvé des difficultés à parler de ses livres. L’entretien se déroulait dans un café anonyme du 10e arrondissement de Paris, loin des quartiers chics et des endroits traditionnels pour ce genre de rencontre. Elle fit un effort pour répéter ce qu’elle avait déjà raconté des dizaines de fois.

— C’est l’histoire de Judith Moderoi, une femme banale, institutrice, qui entretient une relation avec un vieil écrivain solitaire, un homme au passé trouble qui vit dans une immense villa sur une île bretonne, Bréhat, et n’a pas publié depuis des années.

— Janus Arpageon…

— Arpageon, oui. Il fait lire à Judith son manuscrit dont il n’a pas encore le titre et dont il n’a parlé à personne : il s’agit d’une sordide histoire de viols et de meurtres d’adolescentes commis par un écrivain, Kajak Moebius. Arpageon doit encore écrire les dix dernières pages, et surtout révéler aux flics du livre l’endroit où sont enterrées les victimes de Kajak. Judith trouve le roman fabuleux, elle ignore en fait qu’Arpageon a écrit sa propre histoire et que Kajak, le personnage principal de son livre, c’est lui.

— Une sorte d’autobiographie romancée.

— La longue confession d’un violeur et meurtrier multirécidiviste, plutôt, jamais attrapé, et qui décide de tout avouer à travers un roman, dans ses vieux jours. Quand ce dernier annonce qu’il va envoyer son manuscrit à son ancien éditeur en attendant de rédiger la fin, Judith décide de le séquestrer, de le torturer pour qu’il termine son roman.

— Comme dans Misery, de Stephen King. Vous l’avez lu ?

— Évidemment, et j’ai bien conscience que certains lecteurs vont faire le rapprochement, comme vous à l’instant. Mais le traitement que j’en fais n’a rien à voir. C’est davantage un hommage qu’autre chose.

— Des passages difficiles… Il y a une scène de viol stupéfiante commis par Arpageon dans le passé. Vous décrivez aussi avec précision la fabrication d’un instrument de torture que Judith utilise pour lui broyer le pied, vous donnez même la liste du matériel à acheter au magasin du coin. Vous expliquez comment détruire de l’ADN à l’eau de Javel, vous rappelez que la chaux vive permet d’enterrer des corps sans laisser de traces ni d’odeurs, vous dévoilez certaines techniques de la police. Vous n’avez pas peur que cela ne nuise aux vrais flics ? Que des personnes malintentionnées puissent utiliser les idées de vos livres à mauvais escient ?

— L’éternel débat… Nous, les écrivains de romans policiers, participons à accroître la violence dans le monde, c’est cela ? Croyez-vous que les gens malintentionnés, comme vous dites, attendent mon livre pour passer à l’acte ? Qu’ils vont s’en servir comme d’un livre de recettes ? Quelqu’un qui commet un meurtre ou un viol frappe par pulsion, par haine, par colère, ou à cause de son enfance. Le roman n’est qu’un prétexte ou un élément déclencheur, si vous voulez. Mais revenons-en à mon histoire, c’était bien le sujet, non ?

— Je vous en prie.

— Arpageon tient tête à son bourreau féminin et s’obstine à ne pas écrire cette fin. Alors Judith le tue avec un Sig Sauer, l’arme des flics, d’une balle dans la tête, et se débarrasse de lui en utilisant une technique qu’Arpageon décrit lui-même dans son livre : avec la chaux vive, le trou creusé dans la forêt, à un mètre cinquante de profondeur…

Léane eut un sourire pincé, et poursuivit :

— Oui, je sais, ça va à l’encontre de ce que je viens de vous dire sur le fait que les méchants ne s’inspirent pas de la fiction, mais là, c’est la fiction dans la fiction, vous voyez, ça reste donc de la fiction.

— Je vois.

— Bref, passons. Puis Judith invente le dénouement, censé révéler ce fameux lieu où se trouvent les victimes.

— Elle écrit elle-même la fin. Une dizaine de pages sur les cinq cents que compte le manuscrit.

— Oui, elle se débrouille comme elle peut, elle doit faire des choix, prendre des décisions qui n’auraient peut-être pas été celles de l’auteur, mais elle s’en sort plutôt bien. Et elle trouve un titre ironique, Le Manuscrit inachevé, puis elle envoie le livre à un éditeur qui le publie aussitôt.

— La plus belle arnaque de l’édition. Publier un livre qu’on n’a pas écrit et volé à un autre…

— Exactement, sauf que là, ça se retourne contre elle. Bien sûr, elle obtient la gloire, jusqu’à ce que la police débarque chez elle. Une seule personne savait que les meurtres décrits dans le livre existaient vraiment : l’assassin. Elle comprend alors qu’Arpageon était un véritable tueur en série, qu’il avait écrit sa propre vie. Et que, en lui dérobant son histoire, elle s’emparait de sa place.

La journaliste, qui prenait des notes, avait une écriture illisible.

— Et le piège se referme sur elle. Belle idée, un twist de fin, je dois l’avouer, très réussi.

— Merci.

— C’est sincère. C’est aussi une belle mise en abyme de votre métier. Vous, la romancière, qui raconte l’histoire d’un écrivain, Arpageon, qui raconte l’histoire d’un écrivain, Kajak Moebius. Et tous ces personnages imbriqués sont à l’évidence torturés. C’est comme une plongée dans la psyché de l’être humain, dans le labyrinthe de l’esprit, en quelque sorte, jusqu’à ses couches les plus profondes. Kajak Moebius étant monolithique, bestial, une représentation de l’instinct de violence. Arpageon, lui, est plus nuancé, traversé de peurs et d’obsessions. Un peu à votre image, non ?

— Je ne sais pas, je… J’aurais l’impression que, sans ça, je n’aurais rien à raconter. J’ai besoin que mes personnages souffrent. C’est comme… des flashes, lorsque j’écris. Des espèces de coupures au couteau dans ma tête.

La journaliste jeta un œil vers l’attachée de presse, puis se racla la gorge.

— Un rapport avec votre passé ?

— J’ai eu une enfance heureuse, normale, si c’est ce que vous voulez savoir. Il ne faut pas toujours chercher derrière les écrivains de thrillers des êtres tourmentés ou des psychopathes.

— Il y a souvent une raison enfouie qui pousse à écrire, mais passons. La scène de fin se déroule sur les falaises d’Étretat, au niveau de la passerelle et de l’aiguille que vous appelez l’Aiguille creuse. Après Stephen King, un hommage à Maurice Leblanc ?

— Maurice Leblanc, Conan Doyle, Agatha Christie… Un hommage à la littérature policière de manière générale, au whodunit, « qui a fait le coup ». Mais ne parlez pas de la fin dans votre article, s’il vous plaît.

— Bien sûr. Passons à autre chose. Quand on a des connexions avec la police comme moi, qu’on s’intéresse un peu aux affaires criminelles, ce n’est pas compliqué de trouver des points communs entre le mode opératoire du tueur de votre roman et celui d’Andy Jeanson, qui n’a rien de virtuel, lui.

Les doigts de Léane se crispèrent autour de son verre.

— Peut-être, je m’inspire aussi de l’actualité. Et alors ?

Géraldine Scordel posa son stylo, ôta ses lunettes et se massa les yeux.

— Écoutez, je ne vais pas y aller par quatre chemins. J’ai appris, de source sûre, qu’une certaine Sarah Morgan est l’une des victimes du « Voyageur », même si le tueur en série n’a toujours pas livré l’emplacement du corps. Je sais aussi que son procès n’a pas encore eu lieu, que l’affaire est sensible, et je ne prendrais pas le risque d’en parler dans mon article sans que vous me donniez votre version des faits. Je sais que vous tenez à rester anonyme, mais imaginez ceci : Enaël Miraure est en fait une femme, et elle se confie sur le drame qu’elle a vécu — la disparition de sa fille, il y a quatre ans —, et sur tout ce qui a suivi, jusqu’à l’arrestation du tueur en série Andy Jeanson il y a deux ans.

Elle se tourna vers l’attachée de presse.

— Ce n’est plus une double page mais un dossier de six pages que je vous garantis. Avec une mise en avant pareille, on va faire exploser les compteurs, pour vous comme pour nous. Carton assuré.

Lorsqu’elle revint vers Léane, celle-ci se tenait debout, les deux poings sur la table.

— Et ma vie à moi, vous y pensez ? Allez vous faire foutre ! Lâchez un seul mot sur mon identité ou sur cette affaire, et je vous colle un procès au cul pour diffamation et atteinte à la vie privée, à vous et à votre magazine.

Elle enfila son manteau, prit son sac et quitta le café sans se retourner. Pam la rattrapa sur le trottoir.

— Je suis désolée, Léane. J’ignorais qu’elle irait sur ce terrain-là.

— T’étais dans le coup, c’est ça ?

— Jamais de la vie. Mince, tu m’en crois capable ? Tu connais Scordel, c’est une pro. Je vais arranger les choses, elle ne parlera pas de tout ça, si c’est ce que tu souhaites. Mais si…

Léane héla un taxi.

— Évidemment, que c’est ce que je souhaite ! Il n’y a pas de « mais si », Pam. C’est hors de question. Je n’ai pas passé dix ans de ma vie à cacher qui j’étais pour tout détruire avec une histoire sordide. Plus jamais on n’aborde le sujet, point barre.

— Comme tu veux. Et pour l’entretien avec Libé à 18 h 20 ?

— Non.

— On ne peut pas faire ça.

— Si, on peut, la preuve. Et veille à ce que rien ne soit divulgué, ou je t’en tiendrai pour responsable.

La romancière s’engouffra dans le véhicule, annonça son adresse au chauffeur et renversa sa tête sur la banquette. Quel cauchemar ! Au fond d’elle-même, elle s’était attendue à un épisode de ce genre. Il fallait bien que, tôt ou tard, un journaliste mieux renseigné que les autres aborde le sujet. Une romancière à succès qui écrit des histoires de viols, de meurtres et d’enlèvements, et qui vit les drames de ses propres livres, sûr que ça fait vendre du papier.

Le taxi la déposa avenue du Président-Wilson, dans le 16e, à une centaine de mètres du palais de Tokyo et du Musée d’art moderne. Une fois dans son soixante mètres carrés, elle alluma la radio d’un geste mécanique et se versa un nouveau verre de blanc. Elle savait déjà que deux autres suivraient avant le coucher. Picoler était le meilleur moyen d’affronter le vide abyssal de ses soirées. Elle détestait les réceptions, les cocktails, les rencontres où les gens venaient pour s’afficher. Le brillant, le factice, très peu pour elle. Même cet appartement, Paris, ses lumières lui semblaient étrangers.

Malgré la fatigue, Léane se connecta à son compte Facebook Enaël Miraure, quatre-vingt mille fans, surtout des femmes. Sur la photo de profil, que son éditeur avait achetée sur une banque d’images, Enaël était brun aux yeux gris, cheveux courts, la quarantaine, physique à la Eastwood. Léane avait des cheveux blonds ondulés jusqu’aux épaules, un fin nez retroussé, les iris au bleu variable en fonction de la luminosité.

Sur le sujet de l’usurpation d’identité, la journaliste ne s’était pas trompée, mais Léane avait besoin de se glisser dans la peau d’Enaël, de ressentir sa masculinité, son assurance. Parfois, en tant que Léane, elle subissait une forme d’angoisse inexplicable devant la feuille blanche. Souvent, quand la nuit tombait, une espèce de main crochue remontait dans sa gorge pour la bâillonner, l’étouffer. Comme si Enaël Miraure était prisonnier au fond d’elle et qu’il cherchait à sortir.

Elle traîna sur les réseaux sociaux un certain temps, seule au milieu de tous ses amis virtuels, puis s’emmitoufla dans un châle en laine et partit boire un verre de vin sur la terrasse. Sarah aurait aimé cette vue sur les toits de la capitale, les scintillements des lampes accrochées à la tour Eiffel, les miroitements argentés de la Seine. Léane, elle, n’appréciait cette ville folle que parce qu’elle l’empêchait de trop penser. Paris l’anesthésiait comme les gouttes d’absinthe qu’on verse sur un sucre.

Son portable sonna, elle soupira quand elle vit le nom qui s’affichait : Colin Bercheron… Elle ne répondit pas au flic et pensa à son mari. Elle ici, lui là-bas, accroché à la côte du Nord comme une moule à son rocher. Presque deux mois sans contact, hormis un message laissé l’avant-veille, où il lui signalait qu’il détenait une information importante. Elle avait essayé de le rappeler à plusieurs reprises, en vain. Bien son genre, ça, de lancer un hameçon et de ne pas donner suite.

Jullian s’était-il enfoncé davantage dans sa paranoïa ? Cherchait-il encore, malgré les évidences, les preuves, le cadavre de leur fille ? Léane redoutait le moment où il allait falloir officialiser leur séparation et demander le divorce. Depuis un an et demi qu’elle vivait ici, leur couple ne ressemblait plus à rien. Un autre deuil à affronter. Pourtant, au fond d’elle-même, une lueur brillait toujours. Un feu vieux de vingt ans ne s’éteignait jamais.

Le flic avait laissé un message, qu’elle s’efforça d’écouter.

Léane, c’est Colin. Désolé de te déranger aussi tard, mais ton mari a été agressé. Il est à l’hôpital de Berck, je n’en sais pas beaucoup plus pour l’instant. Dès que tu auras ce message, rappelle-moi.

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