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Le 16/07/2016


Mon très cher Andy,

C’est la troisième fois que j’ose vous écrire, j’espère que vous ne me prendrez pas pour une folle. Les mots ne viennent jamais facilement quand il s’agit de coucher sur papier ce qu’on ressent, ce que l’on retient au fond de son cœur, et on n’arrive pas toujours à exprimer avec des phrases ce qu’on aimerait dire.

Je sais à quel point vous souffrez, j’ai fait quelques recherches sur l’univers glaçant dans lequel on vous a enfermé. Ces cellules effroyables, ces couloirs sombres, ces règles strictes auxquelles on vous soumet. Ce n’est pas humain. Sachez que je serai toujours là pour vous soutenir, vous accompagner, et j’espère que ces quelques encouragements vous permettront de sortir un peu de votre cellule, de rêver, de penser à moi, pourquoi pas, moi qui déjà vous attends et vous attendrai toujours.

Chaque oiseau rare poursuit son envol, ne trouve en rien refuge éternel. Par rivières et sources douces en Sologne, aucun ibis ne trouve bonne et riche nourriture au rivage desséché. Pour avaler une libellule, il n’est pas en retard, l’oiseau, tiens !

Excusez-moi, j’ai l’impression que, comme l’oiseau, ma plume s’envole et que… j’en viens à écrire un peu n’importe quoi. Vous avez déjà dû le constater sur les lettres précédentes. Cela m’arrivait souvent en classe, on me disait dissipée, distraite, lunaire. Est-ce une mauvaise chose d’être lunaire, d’avoir trop d’imagination ? Bref, je suis avec vous, Andy, moi, mon cœur et tout le reste. Les barreaux de votre prison ne doivent pas vous empêcher de vous envoler, tel l’oiseau, et de vous apporter un peu de soleil.

Je sais que vous aimez l’originalité, la surprise, mais surtout les chiffres, c’est ce que cette presse qui vous salit tant raconte. Ainsi, comme la fois dernière, comme la prochaine, me voici décrite tout en numéros. J’espère ne pas vous lasser, déjà.

4, comme symbole de la solidité. Je suis solide comme vous, comme vous je sais affronter les épreuves. Je surmonterai celle qui vous tient loin de moi. 5, comme les sens, mon préféré est le toucher. 2, comme le couple, 2, base de tout, votre chiffre favori je crois. J’aime aussi le 0, vous le savez déjà, c’est le chiffre le plus parfait, celui qui absorbe tout. Le 9, multiple de 3, est la mesure des gestations. Sachez que bien sûr je vis seule depuis des années à présent, et que je n’ai pas d’enfants. Vous non plus, je me trompe ?

Une autre série pour que vous me découvriez un peu plus ?

Encore le 5, comme ces 5 mots importants pour moi : vie, combat, aventure, changement, liberté. 3 est plus sélectif que 5 ou 9, il limite les choix, s’il fallait choisir justement, ce serait vous, puis moi, puis nous. Je terminerai par le 4, ce carré parfait, rigoureux, comme vous l’êtes. J’aime les gens rigoureux, qui contrôlent, ceux qui ne laissent rien au hasard. Vous faites évidemment partie de ceux-là.

Voilà pour cette fois, je ne suis malheureusement pas une grande bavarde, ni à l’oral ni à l’écrit, j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur. Quelle cruauté, je ne sais même pas si vous recevez mon courrier, mais je continuerai à écrire. Pourrais-je espérer un jour avoir une réponse ? D’ailleurs, en avez-vous seulement l’envie ? J’ose espérer que oui. Je sais que nous sommes nombreuses à vous écrire, je ne suis qu’une admiratrice parmi d’autres, mais j’espère obtenir une place particulière dans votre cœur.


Avec toute mon admiration,

Votre dévouée Irène A.

Vic releva les yeux de la lettre quand Vadim entra dans le bureau, en ce mercredi matin. Sa nuit avait été courte. Après avoir prévenu par téléphone Manzato de ses dernières découvertes et envoyé des SMS à ses collègues, il était allé dormir quelques heures dans sa chambre d’hôtel, histoire de recharger les batteries. Puis il était passé à la première heure au laboratoire de police scientifique pour y déposer le livre récupéré à l’internat : Manzato avait fait le forcing pour obtenir une analyse ADN du sang présent sur l’une des pages en priorité absolue. L’affaire Chamrousse terminée, les laborantins avaient désormais plus de disponibilités pour agir vite. Ils se chargeaient aussi de terminer les analyses des ADN de la « chose ».

Vadim se délesta de son blouson et vint serrer la main de son collègue.

— Alors on sait enfin qui est Moriarty…

Vic lui expliqua l’histoire en détail. L’internat des Roches noires. L’acharnement du professeur de sport sur Delpierre et Jeanson, les actes de pédophilie présumés, les mutilations qu’il avait ensuite subies dans les douches, et la fuite, quelque temps plus tard, de leur copain de chambrée, Luc Thomas.

— Et pourquoi ce Luc Thomas serait revenu trente ans plus tard voler les dossiers de l’internat ?

— Peut-être qu’il s’est dit qu’on finirait par aller fouiner dans ces archives, un jour ou l’autre. Il brouille les pistes. A-t-il peur que Jeanson ne parle ? Que son visage, qu’il cherche tant à dissimuler, ne nous dise quelque chose ?

— Et l’histoire autour des livres de Léane Morgan ? Pourquoi les avoir apportés là-bas ?

— Je sèche. Mais une chose est sûre : ce qui se passe dans le Nord, au fond de la prison de Valence et ici, ce sont les fils d’une même pelote de laine. Moriarty n’est plus cent pour cent anonyme. Luc Thomas doit exister, quelque part. On va le retrouver, que ce soit grâce à la biologie ou aux recherches dans l’Administration. Jocelyn et Ethan sont en train de se brancher là-dessus.

Vic agita sa main.

— Tiens, amène-toi. Je viens de trouver un truc.

Vadim vint se coller contre lui et observa la lettre que désignait Vic. En en-tête, une date et un « Mon très cher Andy ». Le courrier était signé « Irène A. ».

— Irène A. pour Irène Adler. L’un des personnages de Conan Doyle.

Vic tendit à son collègue le paquet.

— Tu peux chercher les autres courriers d’Irène ?

Vadim acquiesça et s’installa à côté de lui. Pendant ce temps, Vic relut plusieurs fois sa lettre, avec soin, les sourcils froncés. Que signifiait ce passage presque incompréhensible au milieu du texte ? Et cette histoire de chiffres ? La lettre lui paraissait à la fois banale et complètement étrange. Il imaginait Félix Delpierre, dans sa cave, en train de rédiger ce courrier en face de sa « chose », de se casser la tête, de se mettre dans la peau d’une femme, jusqu’à changer son écriture.

— J’en ai une autre. « Irène A. »

Vadim lui en tendit une nouvelle. Vic lut avec attention, et fut surpris par la manière dont la structure se répétait : deux ou trois paragraphes de généralités, avant un passage obscur de quelques lignes, dans lequel il était cette fois question d’arbres et d’océan. Puis, vers le bas de la lettre, Irène A. recommençait avec son histoire de chiffres et concluait par un dernier paragraphe bourré de sentiments. Vic attendit que Vadim lui trouve un autre courrier et trouva de nouveau cette structure.

Il mit les lettres côte à côte, se concentra sur les paragraphes énigmatiques. Il savait que la solution était juste là, sous ses yeux. Il se représentait Jeanson ouvrant le courrier parfumé et décryptant, au nez des gardiens, les mots que lui avait adressés Delpierre. Il devinait alors sa jouissance, son pouvoir.

« Chaque oiseau rare poursuit son envol, ne trouve en rien refuge éternel », relut-il avec la plus grande attention. Ou encore, dans une autre missive : « Cette oriflamme rouge ploie sans erreur, ni trop engagé, resserré, riche étoffe. » Même phrase incompréhensible, même nombre de mots, et même…

Alors il vit. Les lettres s’illuminèrent dans sa tête comme des balises sur la piste d’un aéroport.

— Je le tiens !

Vadim leva un regard vers son collègue.

— Qu’est-ce que t’as trouvé ?

Vic ne répondit pas, il ne l’avait même pas entendu. Il prit un papier, un stylo, et se mit à souligner certaines lettres.

« C haque o iseau r are p oursuit s on e nvol, n e t rouve e n r ien r efuge é ternel. P ar r ivières e t s ources d ouces e n S ologne, a ucun i bis n e t rouve b onne e t r iche n ourriture a u r ivage d esséché. P our a valer u ne l ibellule, i l n e st p as e n r etard, l o iseau, t iens ! »

— Il y a un paragraphe spécial dans chacune des lettres écrites par Delpierre. C’est dans ce bloc que l’auteur transmet le début de son message, et c’est la clé de tout. Il suffit de coller les premières lettres de chaque mot de ces passages pour comprendre.

Vadim s’approcha et se pencha.

— « C-o-r-p-s e-n-t-e-r-r-é p-r-è-s d-e S-a-i-n-t-B-e-r-n-a-r-d, P-a-u-l-i-n-e P-e-r-l-o-t. »

Il dévisagea Vic.

— Merde. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Vic mit quelques secondes à répondre.

— L’Immortelle de Kasparov… Je crois que j’ai compris.

Dans la foulée, Vic nota en vitesse une succession de chiffres.

— Regarde. Si on colle tous les chiffres cités plus bas dans ce même courrier, on obtient 4522093 pour le premier paragraphe, et 553594 pour le second. Soit 45.22.09.3, et 5.53.59.4 si on ajoute les points. C’est écrit dans le rapport, ce sont les coordonnées GPS exactes de la tombe de Pauline Perlot. Voilà donc exactement ce que Delpierre a transmis à Jeanson par l’intermédiaire de cette lettre : « Corps enterré près de Saint-Bernard, Pauline Perlot. 45.22.09.3E, 5.53.59.4N ». C’est l’endroit précis où les collègues ont déterré le cadavre, Vadim.

Vadim resta sans voix, l’œil rivé sur les autres courriers.

— Attends, je ne pige pas. T’es en train de me dire que… que…

— Que j’ai bien l’impression qu’Andy Jeanson n’a fait que nous répéter ce qui était écrit dans ces courriers. Qu’il a endossé tous les meurtres. Les huit.

Un silence. Vic se lissa les cheveux vers l’arrière, percuté de plein fouet par ses découvertes.

— Les corps qu’il livre aux flics et au compte-gouttes depuis deux ans sont ceux de Delpierre. Il s’est sacrifié, Vadim, à l’image de la tour blanche dans l’Immortelle de Kasparov. Le Voyageur, considéré comme l’un de nos pires tueurs en série, n’a peut-être tué personne.

— Ça ferait presque deux ans que Jeanson roule les enquêteurs dans la farine ? Que cette ordure, qui a plus d’articles dans la presse qu’une rock star, nous fait croire qu’elle a commis les meurtres d’un autre ? Qu’on ne voit pas que les victimes présumées de Jeanson et celles de Delpierre sont rigoureusement les mêmes ?

Vic hocha la tête avec conviction.

— La « misdirection ». En attirant l’attention et la lumière sur lui, le Voyageur nous empêchait de regarder ailleurs. On ne recherchait plus les victimes, on attendait juste que Jeanson nous livre les cadavres. C’était ce qui allait se passer avec Sarah Morgan. Delpierre allait l’enterrer, comme les autres, et c’est Jeanson qui, quelques semaines plus tard, nous aurait révélé l’emplacement du corps, en s’octroyant le crédit du meurtre.

— C’est dément.

— Ce que je raconte ne fait pas de Jeanson un innocent, loin de là. On a les preuves irréfutables qu’il a effectivement kidnappé toutes ces filles, mais peut-être que son rôle s’arrêtait là. Exactement comme celui de Delpierre s’arrêtait au « nettoyage ». La différence, c’est que l’un est situé au début de la chaîne, et l’autre à la fin.

— On aurait donc affaire à un seul et même réseau organisé. Jeanson, Delpierre et, au beau milieu de tout ça, le fameux Moriarty, alias Luc Thomas.

— Je le crois, oui. Les trois copains de chambrée… Des types qui, trente ans après, ont reformé leur groupe pour kidnapper, séquestrer, torturer et tuer de pauvres filles, chacun cantonné à sa tâche. Jeanson était coincé, de toute façon. Pris pour pris, auteur de kidnappings en série, il risquait dans tous les cas la prison. Alors il a endossé les meurtres. C’est une manière pour lui de continuer à jouer. Ils jouent tous, ces salopards…

Vadim mesurait à peine l’impact de leurs découvertes. Un tueur en série qui n’en était pas un… La déroute de la police, bernée de toute part… Jeanson et Delpierre, deux mômes sans doute détruits par les épreuves et les sévices subis dans leur jeunesse, qui n’avaient jamais vraiment réussi à se reconstruire… Avaient-ils vu, en Moriarty, leur sauveur ?

— Une question bête : si le rôle de Jeanson se cantonnait aux enlèvements, pourquoi il envoyait les mèches de cheveux des mois plus tard ?

— Pour exister. Parce que ça lui donnait de l’importance, une identité. Avec ces mèches, ce mode opératoire, il est devenu « le Voyageur », traqué par toutes les forces de police. Il a fait naître une légende. Sa légende. D’une certaine façon, il a fonctionné comme Delpierre qui, en kidnappant Apolline ou en fabriquant sa « chose », voulait lui aussi exister, mais de manière beaucoup plus discrète. On a tous besoin d’exister par soi-même, de ne pas être le sbire d’un autre…

Vic feuilleta les courriers sélectionnés par son collègue.

— Il n’y a plus qu’à vérifier pour ceux-là et s’assurer que…

Ses mots restèrent sur ses lèvres lorsqu’il découvrit la date de l’une des lettres. Jeanson avait reçu une missive, plus longue que les autres, qui datait du mercredi précédent, sept jours plus tôt.

Deux jours après l’histoire de la pompe à essence.

Delpierre, qui se savait piégé, conscient que la police ne tarderait pas à l’appréhender, avait voulu adresser à Jeanson un ultime message. De nouveau, Vic s’empara de son stylo et se mit à noter d’une écriture frénétique les premières lettres de chaque mot. Le texte qui apparut sous ses yeux lui donna la chair de poule.

L’inconcevable.

Il prit sa feuille, bondit de son fauteuil et fonça vers la porte.

— Appelle les secours !

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