La maison de Grégory Giordano était un splendide pavillon individuel, au toit de chaume en forme de champignon, grandes baies circulaires, le tout planté au cœur d’un vaste jardin. Léane se gara un peu plus loin et s’en approcha à pied, la tête baissée, juste une ombre furtive le long du trottoir. Lyon et sa banlieue étouffaient sous la neige. Dans la rue, on entendait le bip désagréable d’un camion qui déversait ses jets de gros sel. L’endroit était calme, peu fréquenté. Il faisait encore sombre, et Léane savait que le soleil n’apparaîtrait pas de la journée.
D’un mouvement vif, elle bascula dans l’allée. Les seules traces dans la neige étaient celles d’un chat matinal. Elle monta quatre marches et se retrouva devant la porte d’entrée. Elle frappa, par acquit de conscience, et lorgna autour d’elle. Après tout, Giordano était peut-être en couple.
Pas de réponse. Mains gantées, elle tenta d’ouvrir : porte close. Elle redescendit, fit le tour de l’habitation. La neige craquait sous ses semelles, et Léane eut l’impression qu’elle allait alerter tout le quartier. Pas de vitre brisée, véranda à l’arrière verrouillée et intacte. Jullian aurait-il enlevé Giordano ailleurs ? Elle eut sa réponse au niveau de la porte du garage : la poignée tournait dans le vide, comme si elle avait été forcée.
Elle entra, referma derrière elle et claqua ses chaussures contre le béton pour se débarrasser des amas de flocons. Une voiture dormait dans le garage. Léane inspecta le coffre, au cas où. Rien. Elle trouva une première porte qui donnait sur le jardin à l’arrière, et une seconde sur le hall de la maison. Combien de fois avait-elle décrit ce type de scène dans ses livres ? L’héroïne en rupture avec la loi, marchant dans l’obscurité d’une demeure inconnue… Elle frissonna rien qu’à cette idée et réfléchit : que cherchait-elle, en définitive ? Des traces de Sarah ? Des preuves de la culpabilité de Giordano ? Un panneau qui lui dirait : « C’est lui / Ce n’est pas lui » ?
Dans le salon, elle remarqua les albums photo posés pêle-mêle sur un meuble, des papiers renversés, des tiroirs et des portes de placards ouverts. Jullian était passé par là, bien sûr, il avait fouillé.
Les volets étant fermés, elle alluma un halogène dont elle régla l’intensité au minimum. Les albums étaient restés ouverts sur des photos de la famille réunie. Grégory Giordano, à côté de sa femme, une tige blonde, et leur fille au milieu, d’une blondeur de blés, elle aussi. Léane fut marquée par l’âpreté du cliché : personne ne souriait. Les visages étaient fermés, presque agressifs, les regards fuyants. Elle feuilleta, remonta les années, fit défiler le temps. Elle comprit, aux expressions sur les clichés d’ensemble qui se faisaient de plus en plus rares, que la famille heureuse allait éclater. Roxanne avait parlé d’un divorce.
Elle poursuivit la fouille et trouva des cartes de visite, par terre, à côté d’une cartouche de cigarettes et d’un briquet Zippo en argent. Autre surprise, et de taille : Grégory Giordano ne travaillait plus dans la police, mais chez un concessionnaire automobile lyonnais. Pourquoi avait-il quitté son job ? Quand ? Après 2010 semblait-il, d’après les articles qu’elle avait découverts sur Internet à son sujet.
Et si tout était lié ? Le divorce, le changement de travail, Sarah… Et si, au contraire, il n’y avait aucune relation ? Léane savait que, à force de chercher des liens, on finissait toujours par en trouver, même les plus absurdes. N’en avait-elle pas la preuve avec cette histoire de plagiat dont lui avait parlé Pam ?
Un tour dans la cuisine, puis à l’étage. La chambre de Giordano… Lit défait, draps en vrac. Elle s’approcha, remarqua la giclée de sang sur la taie d’oreiller. Elle imagina Jullian surgir ici, pendant que l’homme dormait, et le cogner au crâne. Là aussi, les placards étaient ouverts. Tout avait été retourné, sans demi-mesure. Elle fouina dans les vêtements mais n’y vit rien d’étrange.
Elle sortit de la chambre, direction le bureau. L’impression qu’une tornade était passée. Les livres de la bibliothèque gisaient par terre, des feuilles jonchaient le parquet. Léane se colla au mur, une main sur le front. Elle prenait conscience qu’à chaque minute qui passait, qu’à chaque nouveau geste elle devenait de plus en plus la complice de son mari. Elle aussi était en infraction dans la maison d’un ancien flic, à fouiller ses affaires. Elle aussi le retenait prisonnier, finalement.
Ses yeux tombèrent sur un livre particulier. Cette couverture… Elle se baissa : c’était bien L’Homme du cimetière, l’un de ses titres. Elle se mit à genoux et fouilla parmi les autres ouvrages. Elle était cernée de romans policiers, dont les siens. Il ne s’agissait pas de ceux volés chez elle qui, à la différence de ceux-ci, affichaient un tampon « SERVICE DE PRESSE » en première page.
Elle se redressa, s’appuya sur le bureau. Ces romans, ça ne voulait rien dire, Grégory Giordano était juste un amateur de polars et l’un des lecteurs d’Enaël Miraure, comme des centaines de milliers d’autres.
Elle respira, tenta de rester concentrée, observa les papiers au sol. Des factures, des photocopies, des brouillons. Elle nota la présence de câbles, mais pas d’ordinateur. Jullian l’avait-il embarqué pour le consulter à la villa ? Pas impossible, il s’en était sans doute débarrassé après.
Son cœur faillit lâcher lorsque son téléphone sonna. Colin. Elle ne répondit pas, écouta le message qu’il laissa sur son répondeur : « Léane ? Il faut que tu répondes, s’il te plaît. C’est au sujet du sang dans le coffre. J’attends ton appel. »
Elle se dirigea vers la fenêtre, jeta un œil discret vers la rue, toujours aussi déserte. Elle rappela Colin aussitôt.
— J’ai eu ton message…
— Où es-tu ? Il est à peine 10 heures, je viens de passer chez toi, j’ai encore trouvé porte close. Idem à l’hôpital : personne. Tu joues les fantômes depuis deux jours, tu ne me rappelles même pas pour savoir comment avance l’enquête. Ça ne t’intéresse plus ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Un… Un souci à Paris, j’ai dû rentrer en urgence, je n’ai eu le temps de prévenir personne, désolée. Je… Je suis accusée de plagiat pour mon dernier livre.
Léane en avait peut-être trop dit, mais elle devait paraître crédible.
— Plagiat ? De qui ?
— Un petit auteur inconnu qui cherche juste à se faire de l’argent sur mon dos. Ça arrive de temps en temps. Je serai de retour dans la journée. (Elle se prit le front.) Bien sûr, que l’enquête m’intéresse, je ne pense qu’à ça. Tu parlais du sang dans le coffre. C’est… C’est celui de Sarah ?
— Non. Le groupe sanguin est identique, mais les profils ADN divergent.
Un silence. Léane le savait déjà, mais elle répliqua :
— J’ignore si je dois être soulagée ou pas… Et on a une chance de savoir à qui il appartient, ce sang ?
— Ce n’est pas une chance, Léane, on sait à qui il appartient, on connaît son propriétaire. T’es bien accrochée, tu n’es pas en train de conduire, au moins ?
Léane se figea. Bien sûr… Grégory Giordano avait appartenu à la police, son profil ADN devait traîner dans un fichier. Comme les criminels, les policiers laissaient parfois sur les scènes de crime leur ADN, que les techniciens pouvaient prélever par erreur. Le fichage évitait les fausses pistes et les recherches inutiles.
Il fallait se fier à l’évidence : Jullian et elle étaient fichus. Colin viendrait ici, constaterait la disparition, les fouilles dans la maison, il n’aurait plus aucun doute sur leur culpabilité. Elle dut respirer un bon coup pour que sa voix ne tremble pas.
— Qui est-ce ?
— Ton mari. Jullian.