Contrairement à ce qu’affirmait la phrase sur la photo de Sarah, le prisonnier du fort n’avait pas menti.
Son portrait en gros plan, trouvé sur Internet, était affiché sur l’ordinateur portable de Léane. Des airs d’Al Pacino, même gueule sombre, un visage tout en arêtes. D’après les données que la romancière avait pu récupérer sur le Web, Grégory Giordano, 46 ans, était lieutenant de police à la brigade de répression du proxénétisme à Lyon. Son nom ressortait sur plusieurs sites, mais surtout dans de vieux articles de presse concernant la traque des réseaux de traite des êtres humains. Il avait travaillé sur les filières de prostitution des pays de l’Est et sur l’esclavagisme moderne. Son affaire médiatisée la plus récente datait de sept ans, autour du démantèlement d’un réseau venu de Roumanie. Depuis, plus rien.
Son téléphone sonna. Colin… Pas le moment. Elle ne répondit pas.
Elle eut beau fouiller dans les moteurs de recherche, elle ne trouva aucune info après 2010, et rien de privé sur Giordano. Où vivait-il ? Avait-il une femme ? Des enfants ? Elle voulut se connecter à Facebook et voir s’il avait un compte mais se ravisa. Peut-être sa disparition avait-elle été signalée et que, en ce moment même, on surveillait les connexions à son profil. Léane avait appris ces astuces grâce à ses recherches pour ses thrillers et à force de côtoyer des flics : il fallait rester prudente et se contenter de ces maigres données.
Des miettes de pain.
Elle ôta ses lunettes de lecture et s’enfonça dans son siège. Inspiré par ses écrits, son mari avait séquestré, nourri avec des conserves, tabassé et laissé pour mort un flic de la police judiciaire. Malgré le brouillard derrière ses paupières, elle essaya de réfléchir. Giordano travaillait dans les locaux de la PJ de Lyon, là où la brigade criminelle gérait le dossier Jeanson. Mais la BRP et la Criminelle étaient deux services différents, l’hôtel de police avait la dimension d’un gros immeuble. Jullian était allé plusieurs fois là-bas pour tenter d’avoir des nouvelles du dossier. Y avait-il croisé Giordano ? Avait-il entendu des propos au détour d’un couloir qui avaient attiré son attention ? Ça paraissait improbable. Mais comment diable en était-il venu à enlever ce flic dont la presse vantait le travail ?
Quoi qu’il dise, il ment. Mais non, il n’avait pas menti. Jullian s’était trompé, sur ce coup-là. Elle se leva et fixa la baie vitrée, avec l’impression d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle pensait bien sûr aux propos de Colin, à sa conviction que le tueur en série Jeanson était peut-être étranger à la disparition de Sarah. Ça lui paraissait dément, et pourtant…
N’importe qui au courant de l’histoire des cheveux et de la disparition aurait pu vous envoyer le courrier, avait dit Colin.
Grégory Giordano, bien qu’employé dans un autre service, était à l’évidence au fait des éléments sensibles de l’affaire Jeanson. Les policiers discutaient en permanence de leurs dossiers respectifs. Et alors ? Ça en faisait un coupable ?
Entre les dunes, l’onde noire se rapprochait de la côte, comme une mare de pétrole. D’ici à deux heures, le fort serait inaccessible, les vagues des grandes marées dévoreraient la digue et Giordano passerait une nuit de plus menotté dans sa cave, à attendre qu’on vienne le libérer. Que faire ? Léane n’en pouvait plus, de son impuissance et, en même temps, de son pouvoir. Elle tenait le sort de trois existences entre ses mains : le sien, celui de Jullian, celui de Giordano. Trois destins désormais emmêlés telle une pelote de laine inextricable.
Elle avait le temps de tenter une dernière chose avant de prendre une décision. Elle imprima une photo de Giordano extraite d’Internet, récupéra un vieux blouson à elle plié dans un tiroir du dressing et se rendit à l’hôpital.
Il était presque 22 h 30, les couloirs étaient quasi déserts. Juste les bips des appareils, le glissement des semelles souples des infirmières sur le linoléum, le battement des portes des sas.
Avant d’entrer dans la chambre de Jullian, elle reçut un SMS de Colin.
« Je suis passé chez toi en début de soirée, personne. J’ai essayé de t’appeler : pas de réponse. Premier retour du labo : ils ont découvert un cheveu au fond du bonnet. Il est naturellement blond, mais teint en noir. La suite demain, avec l’analyse du sang trouvé dans le coffre. J’espère que tout va bien, appelle-moi pour me rassurer. Colin. »
Un nouveau choc, qui laissa Léane groggy et multiplia plus encore ses doutes. Sarah avait les cheveux blonds au moment de son enlèvement, mais si on les lui avait teints en noir ? Et si ce cheveu lui appartenait vraiment ?
Elle hésita à faire demi-tour et à rappeler Colin dans la foulée. Tout lâcher. Elle pénétra néanmoins dans la chambre. Jullian dormait. Elle s’approcha en silence et s’installa sur une chaise, juste en face de lui. Le calme l’apaisa un peu. Ça faisait des années qu’elle ne l’avait pas regardé dormir.
Elle jeta un coup d’œil vers les romans empilés sur la table de nuit. Il s’agissait de ses histoires. Vu la position du marque-page, son mari avait le nez dans L’Homme du cimetière, le deuxième thriller qu’elle avait écrit, celui qui mettait en scène une héroïne amnésique. Jullian risquait d’y découvrir une résonance forte avec sa propre histoire. Lui aussi avait été agressé, et lui aussi avait perdu la mémoire. Léane ne put s’empêcher de penser que, ces derniers jours, la fiction flirtait un peu trop avec la réalité.
Elle observa son mari, serein, et ses poils se hérissèrent rien qu’à imaginer la façon dont il avait séquestré et torturé Giordano. Lui, Jullian, le pacifiste qui fabriquait ses cerfs-volants, qui parcourait la baie en char à voile, l’amoureux de la nature, ardent défenseur de la colonie de phoques présents sur la côte et incapable d’écraser une fourmi… Comment avait-il pu déverser une telle haine ? D’un autre côté, comment avait-elle fait pour douter de son innocence et de son engagement pour retrouver leur fille ? Jullian était prêt à tout, et il avait sûrement eu une sacrée bonne raison pour s’en prendre au flic. Peut-être même avait-il cru détenir la preuve de sa culpabilité avec le bonnet ?
Mais il fallait se rendre à l’évidence : il s’était trompé, et elle aussi, ce bonnet pouvait appartenir à une inconnue. L’histoire se terminerait forcément mal. Rendre la liberté à Giordano revenait à sceller le futur de l’homme qu’elle avait toujours aimé. Laisser le flic enfermé ? Une mèche de pétard mouillé. Il faudrait bien le relâcher un jour.
Une autre solution. Ne rien faire, le laisser crever au fond de son trou… Se débarrasser du corps… Jullian et toi, libres… Une nouvelle vie qui commence pour vous deux…
Elle chassa ces pensées infectes, ces murmures crachés par une petite voix étrange. Elle tuait dans ses livres, certes, ses personnages faisaient disparaître des corps, mais elle, elle n’était pas une meurtrière.
Elle toussota, et Jullian ouvrit les yeux dans un sursaut. Il se redressa.
— J’ai fait un cauchemar, et tu étais dedans. Tu nageais avec des tortues, tu étais accrochée au dos de l’une d’elles et elle s’est mise à plonger vers le fond. Tu n’arrivais plus à remonter à la surface, tes mains étaient collées sur sa carapace et tu as disparu dans l’obscurité en me suppliant de t’aider. Et moi, je ne pouvais rien faire, parce que je n’avais pas assez de souffle pour descendre. Je… Je t’ai regardée mourir.
Il se serra contre elle. Léane ressentit une tension dans son corps, une sorte de répulsion qu’elle s’efforça de contenir. En réalité, elle lui en voulait de l’avoir mise dans cette situation, d’avoir utilisé ses écrits — d’une certaine façon, il l’avait prise en otage, elle — pour faire du mal à un homme.
Jullian continuait à parler :
— C’était affreux. J’ai eu tellement peur pour toi. Et pourtant, je ne te reconnais pas encore vraiment. Mais je sais que… que quelque chose, au fond de moi, t’a toujours connue.
Léane finit par s’abandonner à l’étreinte de son homme.
— On a nagé avec les tortues, c’était il y a longtemps. C’était… loin, en vacances. Tu voulais m’emmener au soleil, à la lumière parce que… parce que c’était une période où je faisais des cauchemars, où… ça n’allait pas forcément bien dans ma tête.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’était passé ?
Elle haussa les épaules.
— Rien de spécial. Juste des angoisses.
— J’ai encore manipulé des objets pendant ma séance avec l’orthophoniste, ils font émerger des souvenirs. Je me suis souvenu d’une voiture grise, une 4L, en touchant une voiture miniature. C’était pareil avec des peluches, j’ai revu un chien marron à poil ras qui courait partout.
— Ranzor, notre premier animal.
Jullian la gratifia d’un vrai sourire, comme elle n’en avait pas vu depuis longtemps. Et ça lui faisait encore plus mal.
— Les souvenirs arrivent un peu n’importe comment, mais grâce à ces objets, ils reviennent. L’orthophoniste est plutôt content. À ce sujet, tu pourras rapporter des photos de nous demain ? Ils pensent que ça serait bien pour nos séances.
Elle acquiesça. Il lui caressa le visage, ferma les yeux.
— J’ai tellement hâte de me retrouver auprès de toi, chez nous. Te redécouvrir… C’est terrifiant de ne plus avoir de mémoire, mais à la fois si particulier. Comme une renaissance. Retrouver des lieux, des visages, des odeurs, avec la saveur de la toute première fois. Tu es tellement belle. Et Sarah ? Elle sera avec nous à Noël ?
Léane s’efforça de lui sourire et de confirmer. Jullian fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Je te sens toute crispée. Il y a quelque chose au sujet de notre fille que je devrais savoir ?
La romancière sortit de sa poche le papier plié avec le portrait de Giordano.
— Est-ce que tu reconnais ce visage ?
Il prit la photo, la scruta et la lui rendit, impassible.
— Ça ne me dit rien du tout.
— Tu es bien certain ? Dis-moi vraiment.
— Non, non, rien. Qui est-ce ?
Elle hésita à aller plus loin, à lui montrer l’image de Giordano démoli, captée avec son téléphone portable, à le confronter à ce qu’il avait fait. Mais ce serait sûrement inutile. Elle rempocha le papier.
— Oublie ça. Oublie ma visite.
— Oublier ? Tu ne crois pas que j’ai déjà suffisamment oublié ? Que se passe-t-il, Léane ? Mon père aussi a un comportement étrange dès que j’aborde le sujet de Sarah. Qu’est-ce qui est arrivé à notre fille ?
— Elle est morte !
Les mots avaient jailli sans qu’elle puisse les contrôler. Léane tremblait d’émotion, ses nerfs étaient à vif. Elle voulut se relever mais ce fut comme si elle avait du plomb dans les jambes. L’électrochoc, c’était maintenant ou jamais. Jullian resta figé, abasourdi.
— Morte ? Mais tu m’as dit que…
— Elle a été kidnappée, il y a quatre ans. Elle revenait d’un footing, tu étais… au boulot, et je marchais sur la plage… Ça s’est passé dans notre villa. Un tueur en série du nom d’Andy Jeanson a été attrapé il y a presque deux ans, il est aujourd’hui en prison et attend son procès.
Jullian semblait vouloir parler, mais les mots ne venaient pas. Léane imagina la tempête dans sa tête.
— C’est lui qui a détruit nos vies. Il reconnaît avoir kidnappé et tué Sarah mais refuse de dire où il l’a enterrée. Derrière les barreaux, il a livré l’emplacement des corps au compte-gouttes, huit en tout, sauf celui de notre fille… On attend depuis des mois qu’il se décide à parler.
Elle serra ses deux mains, de toutes ses forces.
— Tu la cherches depuis toutes ces années, Jullian, à en devenir fou. Tu ne peux pas avoir oublié. Dis-moi que quelque chose te revient, dis-moi que tu n’as pas que des vieux souvenirs de bananes et de tortues.
Jullian pinça les lèvres, la tête basculée vers l’avant. Il fit passer ses mains au-dessus de celles de Léane.
— Je suis désolé…
Il se leva et la prit dans ses bras. Léane était sur le point de craquer. Elle l’embrassa sur la bouche, longtemps, avec ardeur, amour, et se défit de l’étreinte. Il la considéra d’un air hébété, deux doigts sur ses lèvres, comme s’il voulait attraper ce baiser et ne plus le lâcher.
— On aurait dit un baiser d’adieu.
— J’espère que tu me comprendras…
Elle sortit et l’entendit qui l’appelait en criant. Elle le laissait avec ses interrogations.
Qu’est-ce qu’elle avait fait ?
Elle s’enferma dans sa voiture, elle n’en pouvait plus, et il était hors de question qu’elle attende des jours, des semaines que la mémoire revienne à son mari, alors qu’un homme crevait au fond d’une cave. Même la révélation du kidnapping de Sarah n’avait rien provoqué. Dans une inspiration douloureuse, elle sortit son téléphone et chercha le numéro de Colin. La pire décision de sa vie. Peut-être le flic berckois trouverait-il la solution qui limiterait les dégâts ? Peut-être l’aiderait-il à se sortir de ce guêpier ?
Au moment où elle se lançait, un appel arriva. C’était Maxime Père, son pro de l’informatique. L’ordinateur de Jullian… Elle avait oublié. Elle décrocha.
— T’as réussi ?
— Oui, j’ai pu récupérer quelques données. Je ne peux pas t’expliquer ça par téléphone. Faut que tu viennes et que tu voies de tes propres yeux. C’est au sujet du bonnet de ta fille. Je sais qui le portait.