Une voiture de la gendarmerie du Touvet stationnait déjà sur place lorsque arrivèrent V&V sur l’aire d’autoroute, aux alentours de 1 heure. L’endroit donnait le cafard, avec ses quatre pompes fermées suite au braquage, son parking à l’agonie et sa boutique illuminée aux néons blafards.
Le gérant, un gros bonhomme à moustache, semblait calme, il discutait au téléphone dans un rayon. Les deux policiers se rapprochèrent du capitaine de gendarmerie Patrick Rousseau, le premier informé du braquage. Un vrai gars des montagnes, engoncé dans sa parka bleue et blanche qui élargissait plus encore ses épaules de demi de mêlée. Il leur tendit la main.
— On m’a prévenu voilà une demi-heure de l’arrivée de deux gars de la Criminelle de Grenoble, sans m’en dire plus. Vous m’expliquez ?
Vic lui arrivait au menton, et sa main maigrelette fut avalée par celle du gendarme. Il prit les devants tandis que Morel observait les lieux :
— Nous avons été sollicités par la douane, qui a pris en chasse la Ford avant qu’elle ne heurte un parapet, kilomètre 47 de la D30. Le conducteur, votre braqueur présumé, a été éjecté et a fini au fond du ravin.
Les bras croisés, Patrick Rousseau était aussi expressif qu’une façade de crématorium. Plutôt du genre à penser qu’une petite frappe de moins sur cette Terre était un cadeau fait à l’humanité. En retrait, le compresseur d’un réfrigérateur ou d’un congélateur se déclencha. Vic se laissa distraire deux secondes par le ronflement et poursuivit :
— C’est une vérification d’immatriculation qui nous amène ici : la Ford grise immatriculée JU-202-MO, un faux numéro de plaque, a été signalée comme volée à cette pompe par vos unités en fin de soirée. Dans son coffre, nous avons découvert le cadavre d’une femme non identifiée, la vingtaine. Vu ses mutilations, il est évident qu’elle était morte avant l’accident.
— D’accord, je vois. Ça explique le comportement du propriétaire du véhicule volé. Il est parti à pied sans demander son reste. On a la vidéo de la scène. Venez.
Il les emmena derrière le comptoir. Vic ne put s’empêcher d’analyser le prix des barres chocolatées du présentoir, seize centimes plus chères que celles de la grande surface en face de chez lui. Il sentit son esprit partir dans le délire des comparatifs et se ressaisit à temps. Retour vers l’écran de l’ordinateur. Le gendarme cliquait sur un répertoire et affichait une première séquence.
— Même avec la qualité exécrable des enregistrements, on a une idée précise de ce qui s’est passé. Du noir et blanc, alors que n’importe quelle caméra couleur coûte moins de cent euros. C’est toujours comme ça quand on a besoin des vidéos, vous ne trouvez pas ?
Morel acquiesça en silence.
— Bref. D’abord, la caméra de la pompe numéro 2, 21 h 42. Regardez, le braqueur sort de cette camionnette, côté passager. On a réussi à interpeller le chauffeur juste à temps au péage de Chambéry. Il n’y est semble-t-il pour rien et explique avoir ramassé le jeune à la sortie de Grenoble. Le gamin prétendait vouloir se rendre à Chambéry, mais une fois sur l’aire d’autoroute, il lui a demandé de le larguer là, prétextant qu’il avait reçu un SMS durant le trajet et que quelqu’un allait venir le chercher.
L’œil de Vic emmagasinait le moindre pixel de l’image. Quentin Rose, bonnet sur le crâne, visage camouflé dans une écharpe, s’éloigne de la camionnette et se niche dans un coin, immobile. Un braquage opportuniste, estima le policier : le jeune n’avait pas de cible précise et avait frappé dans un endroit désert et sans risque. Le gendarme posa son index sur l’écran.
— Vous voyez, il attend le meilleur moment pour agir. La camionnette est repartie. Je bascule sur la caméra 4, la pompe la plus éloignée du magasin. Trois minutes plus tard, la Ford grise arrive à une pompe non automatique, se range…
Vic observait et mémorisait les deux vidéos en parallèle. Rose vient d’entrer dans le magasin, tandis que le conducteur de la Ford sort du véhicule, une casquette sombre sur la tête. Avec l’angle de la prise de vues, les épais vêtements d’hiver et le manque de luminosité, difficile de conclure à autre chose qu’une masse ensevelie sous une grosse doudoune. Il claque sa portière, ouvre le réservoir, se saisit du pistolet de gasoil sans stress. Il observe les alentours sans montrer de signe de nervosité. Jamais il ne lève un œil vers la caméra.
Morel alternait d’un écran à l’autre.
— Pas le genre à paniquer, le coco, malgré le cadavre au visage écorché dans son coffre. À ces heures-là, on n’est pas censé payer à la caisse avant de se servir ?
— À partir de 22 heures, c’est écrit à l’entrée. À dix minutes près, on l’aurait eu avec la caméra de la boutique, de face et éclairé comme un sapin de Noël.
Depuis la caméra intérieure du magasin, on voit à présent Rose forcer le gérant à ouvrir la caisse, l’arme pointée sur lui. En moins de trente secondes, il empoche sa poignée de billets et quitte la boutique, direction la Ford. L’inconnu le voit mais trop tard : le jeune le braque déjà et lui ordonne de reculer. Mais l’homme ne bouge pas, il semble vouloir négocier. Un coup de feu part en direction du sol. Cette fois, le propriétaire de la Ford fait deux pas en arrière. Toujours menaçant, Rose remet le bouchon du réservoir, s’engouffre dans l’habitacle et démarre dans la foulée. D’abord immobile, l’inconnu finit par disparaître du champ de la caméra. Le gendarme coupa les enregistrements.
— On pense qu’il a couru dans le sens opposé à l’autoroute. Sur la droite de l’aire, il y a une bande d’arbres, puis la nature. Il y a une sortie d’autoroute à cinq cents mètres, avec tout un tas de villages et de départementales alentour. Vu son comportement et le fait qu’il conduisait avec une fausse plaque, je ne vous ai pas attendus pour solliciter les gendarmeries du coin. Il fait nuit, peu de chances qu’ils le retrouvent, mais on ne sait jamais.
— Vous avez bien fait. D’autres témoins ?
— Personne à ce moment-là. Le gérant était sous le choc après le braquage et n’a rien remarqué. J’ai fait le tour des différentes caméras. On n’aura rien de mieux que ça.
— Donc, pas de visage. Faudra quand même jeter un œil à l’historique des vidéos de surveillance, comparer les modèles de voitures. Notre homme est peut-être déjà venu prendre de l’essence ici par le passé, avec sa vraie plaque.
Vic sortit, accompagné par les deux hommes, et se rendit à la pompe numéro 4. Le gendarme désigna le pistolet de gasoil au sol.
— On pourra peut-être récupérer l’ADN sur le pistolet ?
— Il avait des gants, on le voit sur la vidéo. Mais ne vous en faites pas pour l’ADN, on va en récolter des caisses pleines dans sa Ford.
Vic s’enfonça dans la nuit et observa les lueurs des maisons, sur les hauteurs, accrochées aux montagnes. Des centaines d’éclats de vie argentés en suspension dans l’espace. Leur homme s’était évanoui dans cette myriade d’étoiles. D’où venait-il avec son cadavre mutilé dans le coffre, et où allait-il ? Le flic pensa à la jeune victime aux mains tranchées. Peut-être que ses parents attendaient de ses nouvelles dans l’une de ces maisons. Que sa mère avait déjà essayé de la joindre, son père avait appelé ses copines. Ils ne la reverraient jamais.
Il prit conscience qu’il les comptait, ces lumières, qu’une maudite voix, dans son fichu cerveau déglingué, voulait à tout prix savoir combien il y avait de lampes allumées depuis l’aire d’autoroute, sortie Le Touvet, département de l’Isère, comme s’il s’agissait d’une information vitale. D’autres nombres tournoyaient dans sa tête, comme les un euro trente-cinq des barres chocolatées — seize centimes plus chères —, les cinquante-sept litres et trente-trois centilitres vus sur l’écran digital de la pompe 4, les horaires d’ouverture et de fermeture du magasin. Et il se souviendrait de tous ces chiffres, même sur son lit de mort, sans forcément savoir à quoi les rattacher. Et il voyait Morel discuter avec le gendarme, lui expliquant certainement que son collègue était bizarre, qu’il ne parlait pas beaucoup mais qu’il faisait avec, depuis plus de dix ans.
Dans un soupir, Vic passa un coup de fil à un technicien de l’IJ resté sur le lieu de l’accident, demanda qu’on vérifie si le numéro de châssis était lisible — marqué à froid sur la carrosserie à l’avant droit, sous le pare-brise, pour ce modèle de voiture, précisa-t-il —, puis raccrocha après avoir obtenu sa réponse. Il revint auprès des deux hommes et s’adressa à son collègue :
— Le numéro de série du châssis du véhicule a été effacé.
— Prudent, le bonhomme. Pas de visage, fausse plaque, pas de numéro de série. Et une Ford grise, il y en a un paquet, dans la région. Ça ne va pas être simple de remonter à lui via la voiture.
Vic enfonça les mains dans ses poches.
— Il a beau avoir pris toutes les précautions, cette nuit, on s’est invités dans son petit monde sans qu’il s’y attende. J’espère qu’on sera son plus beau cadeau de Noël.