7
Ce radiotéléphone grésille mais il fonctionne : ici Boccara, dit une voix. Vous m'entendez ?
- Oui, dit Jouve. Tu as vite fait, dis donc, tu es bien sûr que c'est elle ? C'est bon, je vais communiquer ça au client. Tu ne bouges pas, tu attends mes instructions. Pardon ? Eh oui, je sais bien qu'il fait froid. Couvre-toi bien.
La journée commença vers neuf heures du matin. Climat continental. Après avoir fixé rendez-vous à Personnettaz - midi au bureau, - Jouve avait mis son manteau pour traverser la ville en diagonale sud-ouest nord-est, par le métro. C'est à la station Botzaris qu'il descendit pour emprunter une large rue calme de facture provinciale ornée de platanes, environnée de villas confidentielles, peu passante et peu commerçante : en marchant vers l'antenne de police, Jouve ne longea qu'un modeste salon de coiffure, une pharmacie vide, une école primaire, des sièges d'associations caritatives et d'entreprises tous corps d'Etat.
Humble antenne de police que celle du quartier Amérique. Bâtiment bas sans grâce en mal de ravalement, fenêtres aux grillages oxydés, façade pouilleuse au milieu de quoi les trois couleurs d'un drapeau national malpropre, entortillé sur sa hampe en vieux rideau, se grimpaient les unes sur les autres. Petit commissariat loin des choses de ce monde. N'y devaient être affectés qu'officiers débutants, officiers en préretraite, officiers fautifs et rétrogradés. La porte principale avait une tête d'entrée de service. Jouve la poussa.
On semblait avoir fait un petit effort depuis la dernière fois, racheté des meubles et repeint la réception en vert, de toute façon Jouve ne venait pas souvent. Derrière une sorte de comptoir, un jeune fonctionnaire enregistrait les plaintes sur une grosse machine à écrire d'avant l'électrification. Jouve prit son tour sur un banc en parcourant les affichettes punaisées sur les panneaux de liège, survolant le plan de l'arrondissement, considérant deux avis de recherche dessinés par une main inexperte et prêtant une oreille aux plaignants.
Parmi ceux-ci, brève barbe nerveuse, un pékin déplorait qu'un chauffeur de taxi, sur un chèque de cent francs qu'il lui avait remis, eût après son départ rajouté un gros 5 devant le nombre 100. Vous n'avez pas marqué la somme en lettres ? observa le fonctionnaire. Non, fit confusément l'autre, juste en chiffres. Faut pas faire ça, dit le policier, faut jamais faire ça. De toute façon c'est interdit par la législation fiscale. Ensuite une belle jeune femme permanentée, lunettes solaires, épaules bronzées, genre conductrice de petite Austin, fit part au policier intimidé de la disparition de sa petite Austin. Jouve attendant son tour la considéra sous toutes ses coutures puis, quand ce fut à lui : je viens voir l'inspecteur Clauze, dit-il. Premier étage, bureau 12, dit le policier. Je sais, dit Jouve. On n'avait pas repeint l'escalier.
Ni les bureaux. Du moins pas le 12 dans lequel, fautif puis rétrogradé, l'inspecteur Clauze présentait un faciès ratier de second rôle français. Voix sinueuse et filament de moustache, œil plissé sur sourire de biais qui affichaient le plus franchement du monde une personnalité de faux jeton. Physique de fourbe qui traîne souvent dans les castings : ironiques, obséquieux, éventuellement menaçants, se croyant malins, d'ailleurs l'étant, plus qu'on ne l'imaginerait, mais somme toute pas assez car échouant toujours dans leurs entreprises. Types recrutés pour jouer l'agent de change véreux, l'ancien collègue maître-chanteur ou le beau-frère dans la police. En l'occurrence c'était le beau-frère dans la police. Et comment va Geneviève ?
- Ça va bien, dit Jouve, ça va. Mais tu sais comme elle est émotive.
- Eh oui, fit Clauze avec satisfaction. Et qu'est-ce qui me vaut le plaisir.
Jouve lui parla de Gloire Abgrall perdue dans la nature, il mentionna ses deux identités, Clauze avait d'abord un peu de mal à se rappeler puis :
- La chanteuse, oui, je me souviens du procès. Qu'est-ce qu'elle a pu devenir, après ?
- Eh bien voilà, dit Jouve. Je te pose la question.
Comme d'habitude Clauze commença de battre des bras en levant les yeux au ciel. Toujours pareil, résuma-t-il, tu sais bien que je ne peux rien faire pour toi. Elle a payé, elle a payé. Les personnes disparues, ça se cherche quand c'est mineur, les adultes on ne peut rien. L'adulte a le droit de disparaître.
- Robert, prononça Jouve.
- Même la recherche dans l'intérêt des familles, tu sais que ça ne marche pas. Le gars ne veut pas qu'on sache où il est, on n'y peut rien. Je ne peux rien.
- Oublie tout ça, dit Jouve. Trouve-moi ce que tu peux sur elle, Robert. Trouve-le maintenant.
- Surveille comme tu me parles, se raidit brusquement Clauze, attention. Tu ne peux rien m'imposer.
- Je crois que si, dit Jouve.
- Ne déconne pas, dit Clauze, moi aussi j'ai payé. J'ai failli, on l'a su, on m'a remis à la base. J'ai largement payé.
- Tu sais bien, fit observer Jouve, qu'on n'en a pas su la moitié. Tu sais que j'ai gardé le récépissé.
Bénévolement, afin de combler le silence lourd qui s'ensuivit, une voiture se dévoua pour passer dans l'avenue du Général-Brunet.
- Un jour on réglera tout ça, dit Clauze venimeusement.
- C'est sûr, dit Jouve, un jour il faudra bien.
Après qu'en sens inverse une autre voiture fut passée dans l'avenue, Clauze finit par se lever - je reviens, je vais téléphoner, - laissant après lui son odeur policière, essence de cantine et de bureau, parfum de taudis et de taules, effluve de galetas, suc de bouge, tout ce qu'un policier traverse, tout ce qu'un policier doit traverser. En attendant son retour, par la fenêtre, Jouve regardait sur un platane une branche battre mollement. Dix heures vingt-cinq.
Clauze reparut le visage apaisé, sans grief apparent, comme réglant une affaire naturelle, un papier à la main toute honte bue. Pas commode à retrouver, dit-il d'un ton détaché, le collègue au téléphone croyait d'abord qu'elle était décédée et puis non. Bref on a trouvé ça, tu peux toujours voir avec ça. Jouve consulta le papier : l'adresse d'un cabinet d'avocats vers les Champs-Elysées. Merci, Robert, dit-il, je n'oublierai pas. Très bien, dit calmement Clauze, et maintenant va crever.
Vers onze heures Jouve retrouva son bureau, un ancien local de syndic d'immeubles, rez-de-chaussée très peu clair avec vitrine peinte en gris sur la rue. Il avait conservé le mobilier d'origine, tubulures et latex dernier choix pas tellement confortable. Guère plus brillant, version petite entreprise privée, que le commissariat du quartier Amérique. Jouve parcourut le journal et rangea des dossiers, Personnettaz parut à midi pile.
Pas grossi, Personnettaz. L'air moins en forme que jamais. Toujours cette apparence peu rassurante de moine-soldat. Jouve lui exposa les faits : la disparition de Kastner, son remplacement par Boccara, la personnalité de Gloire. Elle n'a pas l'air facile, dit-il, le petit ne va pas faire le poids. Ça vous dit de vous en occuper ?
- J'ai un peu de temps devant moi, prononça Personnettaz après un long silence. Dans tous les cas j'aurai besoin d'un assistant.
- Prenez donc Boccara, proposa Jouve, c'est jeune mais ça peut vous faire un bon petit assistant.
Une heure plus tard, dans le hall de Stocastic, l'apparence de Jouve jurait parmi les employés de cette entreprise, et Jouve aussi jurait à leur endroit entre ses dents. Il entra dans le bureau de Salvador alors que celui-ci mettait avec Donatienne au point la prochaine livraison de La plus belle de la plage. J'ai ça pour vous, dit Jouve en tendant le papier de son beau-frère. Excusez-moi, mon vieux, dit Salvador, mais là je suis un peu, vous voyez. Je ne suis pas votre vieux, fit observer Jouve. Pardon ? fit Salvador, oh je suis désolé, Jouve, c'est le stress, excusez-moi. (Bon, disait Donatienne, il y a un M. Yvon Querson qui a donné le nom d'une Mlle Annabelle Fleury qu'on a retrouvée). Ce n'est rien, dit Jouve, tenez. (Qui s'est reconnue, poursuivit Donatienne, qui est devenue Mme Annabelle Schnitzler et qui veut bien venir). Mais qu'est-ce que c'est ? fit Salvador en parcourant le papier. Mais attendez, Jouve. Mais attendez deux secondes. Mais revenez. (Il faudra prévoir les familles, envisageait Donatienne, on a trouvé quelques amis, on a même retrouvé le CRS qui surveillait la plage). Et merde, fit Salvador en regagnant son fauteuil après que Jouve se fut retiré, dignité froissée, laissant la porte ouverte.
Salvador relut le papier qu'il rangea dans sa poche, tenta d'y comprendre quelque chose puis : bon, ça va, dit-il, tu me régleras tout ça toute seule. Passons au plus urgent.
Les grandes blondes. Récapitulons. Procédons par auteurs. Nous avons donc les hitchcockiennes. Puis nous avons les bergmaniennes. Puis nous avons celles des films soviétiques, pays satellites inclus. Ensuite je ne vois plus trop. Reprenons. Procédons peut-être géographiquement, plutôt. Principalement américaines, européennes, disons d'outre-Atlantique à l'Oural : les grandes blondes peuplent surtout l'hémisphère nord. Oui. Pas terrible non plus, comme angle. Nous pourrions commencer par un repère classique où tout le monde se retrouve. Disons le triangle emblématique Monroe-Dietrich-Bardot. Est-ce que ce n'est pas un peu convenu ? s'inquiéta Donatienne, est-ce qu'on n'a pas déjà vu ça cent fois ?
Si tu veux, dit Salvador. Bien. On va plutôt s'organiser par personnalités. Oublions ces trois grandes blondes classiques, envisageons les bizarreries. Voyons les cas particuliers, style Anita Ekberg, tu vois, ou Julie London dans un autre genre. Passe-moi le fichier. Voyons. Nous avons les solitaires, les marginales, les ratées. Nous avons également quelques insignifiantes. Il convient de mentionner le cas de certaines marrantes. Nous devrons tenir également compte de la très petite quantité de moches. Comment créer un ordre ? Comment classer tout ça ?
- En fait elle n'était pas si grande que ça, Monroe, fit remarquer Donatienne penchée sur le fichier. Un mètre soixante et un.
- Rien à voir, dit Salvador sans lever la tête, tu ne saisis pas ma méthodologie. Pas forcément besoin d'être grande pour intégrer la catégorie des grandes blondes, pas nécessairement. (Il réfléchit). Peut-être même, au fond, pas absolument besoin non plus d'être blonde, d'ailleurs. Je ne sais pas encore.