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On fut à la campagne, Lagrange n'expliqua rien.
Après que le taxi les eut transportés rue de Tilsitt, ils étaient aussitôt partis pour la Normandie dans l'Opel de Lagrange qui demeura donc muet sur l'autoroute, puis sur les voies moindres qu'ensuite ils empruntèrent. On sinua trois quarts d'heure dans le bocage et, au détour d'un chemin filiforme à une place, un portail forgé s'ouvrait sur une perspective de tilleuls au bout de laquelle se dressait un petit manoir en brique rose. On n'était pas très loin de la mer, derrière Honfleur, quelque part du côté de Manneville-la-Raoult.
On y parvint dans le début de l'après-midi. Construit là vers la fin XVIIe, le manoir se détachait sèchement sur les prairies fanées : haut parallélépipède nerveux, mince et presque transparent. De grandes fenêtres symétriquement percées dans ses façades laissaient toute la lumière le traverser de part en part. Salons, cuisine au rez-de-chaussée, deux étages occupés par des chambres.
Celle que l'on attribua tout de suite à Gloire occupait tout le dernier étage. La charpente apparente avait l'air d'un bateau renversé ; les vitres étaient en verre brut irrégulier, légèrement coloré, contenant de petites bulles qui déréglaient le paysage. Meubles anciens, peintures et figurines modernes parmi lesquelles, à six kilomètres, le pont de Normandie tout neuf encadré par l'une des six fenêtres, parfaite petite sculpture contemporaine impeccablement éclairée dans son châssis.
La jeune femme regarda par les autres fenêtres. Du côté de la petite route au bout du parc, une habitation basse chaulée dans le genre traditionnel, épis d'iris sur frange de chaume, devait servir de remise et de logement pour le personnel. D'autre part, au-delà d'un jardin puis d'un tennis à filet flasque et d'une piscine bâchée, des chevaux se tenaient plantés dans un pré. Accoudés à la barrière, Lagrange et Zbigniew les regardaient. Gloire descendit les rejoindre.
Les bêtes étaient au nombre d'une dizaine et se déplaçaient peu. Trois d'entre elles hochaient la tête ensemble dans un coin, deux poulains vaguaient autour de leur mère, les autres posaient pour leur statue. Gloire ne reconnut pas, dans ce groupe, les chevaux de Moopanar aperçus le matin même à l'aéroport. Sans doute se remettaient-ils de leur voyage dans le complexe d'écuries et de boxes individuels qui encadraient un manège à l'autre bout du pré. Ils avaient déjà l'air bien las en descendant de l'avion pour embarquer dans le van, sans faire d'histoires et sans se presser, sans que personne pût se douter que les trois premiers d'entre eux contenaient chacun soixante grammes de césium et les trois suivants cinq kilos d'héroïne, celle-ci sous emballage plastique et celui-là sous conteneur plombé. Oui, sans doute récupéraient-ils après qu'on eut extrait leur chargement de leurs entrailles, avant qu'on les emmenât conclure cette affaire chez l'équarrisseur. C'est que c'est quand même vaste, un cheval, fit observer Zbigniew, on peut mettre plein de trucs dedans. Tais-toi donc, dit Lagrange.
Lui-même continuerait de se taire toute la journée, puis la suivante, il paraissait n'être plus le même. Pendant les six semaines où Gloire était absente, Lagrange avait changé mais les jours également avaient changé, de plus en plus longs maintenant, le ciel était plus vaste, les couleurs plus soutenues. Et la saison, se radoucissant, devait faire naître des pensées légères puisque assez tard le troisième soir, après le dernier journal télévisé, Lagrange ayant pas mal bu tout seul au salon tenta de rejoindre Gloire dans sa chambre. Non, fit Gloire à travers la porte : maladroitement, Lagrange fit mine de forcer la serrure mais renonça presque aussitôt. Son pas peu sûr décrut dans l'escalier. Non mais je rêve, avait marmonné Béliard en se retournant sous la courtepointe, il ne manquerait plus que ça. Le lendemain matin, le ciel était noir comme si le jour ne voulait pas se lever, à moins que ce fût la nuit qui se rebiffât et refusât de céder la place : j'y suis, j'y reste. On ne se débarrasse pas de moi comme ça.
Elle était plus accommodante au-dessus de Paris, vers six heures du matin place de la République, laissant la place au jour pour aller vivre enfin sa vie. Au troisième étage d'un immeuble de la rue Yves-Toudic, derrière la République, Personnettaz ne dormait plus depuis longtemps. Il finit par se lever, passa dans la cuisine et, dans un bol, versa deux cuillerées à soupe de café soluble. Il ouvrit le robinet d'eau chaude, la laissa couler pour qu'elle fût bien chaude, traversa le jet d'un index prompt pour s'assurer qu'elle était tout à fait chaude puis il remplit le bol qu'il remporta, sans sucre, dans sa chambre. Il s'assit devant sa table et but ce mélange amer, à petites gorgées, tout en poursuivant la lecture des Souvenirs et aventures du pays de l'or de Jack London. Quarante minutes plus tard, son radio-réveil se déclencha en plein milieu d'une phrase à propos du Dow Jones et Personnettaz coupa la suivante, consacrée à l'indice Nikkei, avant de refermer son livre. Le bruit du volume clos résonna brièvement dans la chambre et l'homme se dirigea, tout seul, vers la salle d'eau. Vous ne devriez pas rester à vivre seul comme ça, lui avait pourtant une fois suggéré le concierge de son immeuble. Vous serez un jour vieux et malade, et vous n'aurez personne pour s'occuper de vous.
De passeport yougoslave, le concierge était alors un homme âgé, soigneusement habillé, chaque jour en costume perle et cravate pourpre pour monter le courrier. Mais il y avait de cela quelques années : depuis, pas mal de choses avaient changé. Les locataires s'étaient renouvelés, Personnettaz était descendu d'un étage, le syndic avait récupéré la loge pour l'aménager en studio, donc il n'y avait plus de concierge ni plus généralement de Yougoslavie mais Personnettaz, malgré ce conseil, s'obstinait à vivre solitaire ainsi. Des occasions de ne plus l'être s'étaient certes présentées, qu'il n'avait pas saisies, qui se présentaient moins, qui se présenteraient de moins en moins. Personnettaz ne partagerait sans doute avec personne une queue d'héritage, assaisonnée d'obscures obligations dans le manganèse ou le zinc ou le cadmium, très loin, qu'il tenait il savait à peine d'où.
De petites rentrées complémentaires provenaient sporadiquement des opérations proposées par Jouve mais, sur ce point, Personnettaz se trouvait réduit depuis plusieurs semaines au chômage technique. Toute trace de Gloire était perdue depuis la tentative indienne et Donatienne était retournée chez Stocastic. Plus ou moins soulagé de s'en voir débarrassé, Personnettaz téléphonait quand même à Donatienne, de loin en loin, pour faire le point.
Il enfila quelques affaires sans prendre garde à leur assortiment, se proposant vaguement d'acheter des chaussures un de ces jours - celles-ci devaient facilement faire soixante mille au compteur. Mais, outre cette perspective, rien d'autre à faire aujourd'hui ; ni plus ni moins qu'hier. Et rien ne mine comme l'oisiveté derrière la République, dans un deux-pièces opaque de la rue Yves-Toudic.
Il attendit qu'il fût neuf heures pour donner deux ou trois coups de fil. D'abord Boccara, mais en vain. Quotidiennement depuis son retour, Personnettaz essayait sans succès de joindre le jeune homme au téléphone. A tout hasard il était même passé chez lui mais, devant le portail de l'immeuble, il n'avait pu se rappeler le nouveau code d'accès, seul lui revenait mnémotechniquement l'air de l'ancien. Boccara ne paraissant décidément pas être rentré de croisière, Personnettaz composa le numéro de Jouve. Mais, une fois de plus au bord des larmes en lisant un roman sentimental, madame Jouve répondit que Jouve était absent, comme souvent, comme de plus en plus souvent. Peut-être serait-il rentré demain. Personnettaz annonça sa visite pour le lendemain après-midi. Puis ce fut Salvador qu'il appela.
Rien de neuf non plus chez Stocastic, et la voix de Salvador était rien moins qu'amène. Personnettaz l'informa de son projet de visite à Jouve, ce qui ne présentait guère d'autre intérêt que celui d'avoir l'air actif. Très bien, dit Salvador sans enthousiasme, eh bien vous me tenez au courant. Ah, je crois que Donatienne veut vous parler, je vous la passe. Non, dit trop tard Personnettaz, non. Qu'est-ce que j'entends, fit Donatienne, vous voyez Jouve demain ? Je vous accompagne. C'est inutile, dit Personnettaz, je crois vraiment que c'est inutile, je peux très bien me débrouiller seul. Non, fit Donatienne gravement, vous avez besoin de moi, vous le savez. A demain.
Puis elle reprend sa place en riant devant son clavier, attendant que l'autre se remette à dicter. Mais pour l'instant l'autre se tait. Il se tient assis. Son visage est fermé. Il réfléchit. Il n'a pas le moral. Il est venu au bureau à pied depuis la Nation. Passant au pied d'une des colonnes qui ornent cette place, l'idée de se retrouver trente mètres cinquante au-dessus du sol, à la place de Philippe Auguste, a brutalement fait resurgir son vertige. Le voici non loin de la nausée.
Puis Salvador ne réfléchit même plus. Il considère, venu d'on ne sait où, un moucheron qui circule également à pied sur son bureau, contourne paisiblement l'ordinateur et la boîte à crayons, slalome entre les disquettes, l'eau minérale et le tube d'aspirine. Allant et venant entre ces accessoires, le moucheron s'arrête parfois plus longuement devant l'un d'eux, paraît le détailler, revient sur ses pas puis repart, touriste parmi les monuments. La contemplation de cet insecte inspire à Salvador quelques pensées consolatrices ; tout ça n'est pas si grave ; j'aurais pu finir, à Manille, vendeur de cigarettes à l'unité. Il se remet à réfléchir. Reprenons, dit-il, note. Grandes blondes chaudes et grandes blondes froides, deuxième partie.
Donc il existe aussi de grandes blondes froides aux paroles mesurées, aux yeux radiographiques, aux tailleurs stricts. Elles sont peut-être plus distinguées, plus civilisées que les grandes blondes chaudes. Mais le monde, pour des raisons inverses, les redoute également. Au mieux, lunaires, elles se raidissent entre ses bras, au pire elles s'y évaporent. Elles s'exposent au risque de transparence, au péril chlorotique. Elles manifestent peu de gaieté. Eva Marie-Saint, dans le genre, est assez représentative. Il y a aussi un peu de ça chez Ingrid Bergman, par exemple.
- Chez Grace Kelly ? proposa Donatienne.
- Tout à fait, dit Salvador, tout à fait. Il peut y avoir un petit peu de ça chez Grace Kelly. Nous avançons.