26

- On ne vous veut aucun mal, dit Personnettaz. Pas moi, en tout cas. Qu'est-ce que vous prenez ?

On avait quitté le phare vers le port, à pied, le jour déclinait. Doucement il déclinait dans un rose de nautile, de fraises à la crème et de glaïeuls. Il faisait à présent trop frais pour investir encore une terrasse, on s'était immergé dans les fauteuils du bar de l'hôtel de l'Absinthe. A cette heure-ci la clientèle était éparse, un barman épongeait le guéridon, attendait la commande et ressemblait à George Sanders.

- Martini-gin, dit Gloire.

- C'est une idée, fit Donatienne, oui. Martini-gin.

- Bon, alors trois Martini-gin, réclama Personnettaz à George en montrant trois de ses doigts.

Généralement Personnettaz évite l'alcool, mais après le phare on avait besoin d'un remontant. On était légèrement engourdis comme à l'issue d'un match ou d'une première, quand on se remet de son effort dans les vestiaires ou dans sa loge. On a quitté son rôle, son maillot, son costume, on rendosse la tenue civile, on revient à la vie. On souffle, on respire calmement. On pourrait échanger des propos apaisés, indulgents et feutrés, mais d'abord pendant quelques minutes on ne se dit carrément rien.

Généralement il évite aussi le tabac, mais comme l'envie, par exception, lui en venait, Personnettaz s'absenta un moment. Lorsqu'il revint, porteur d'ultralégères équipées de filtres à trois étages, Donatienne avait commencé de s'expliquer. D'exposer ses activités pour la télévision, son style de travail, ses projets d'émissions - parmi quoi celle qu'on voulait faire sur Gloire, cause de ce qu'on lui courait après depuis deux mois. On y tenait toujours, à cette émission, Donatienne y tenait beaucoup tout comme son chef nommé Salvador. Accepterait-elle, à présent, d'y participer ? Gloire, sans répondre, ouvrit de grands yeux.

Donatienne assurait que les gens se souvenaient d'elle, qu'ils aimeraient bien savoir ce qu'elle était devenue, Gloire n'était pas sûre de souhaiter qu'ils le sachent. Je ne sais pas trop, dit-elle, non. Je vais réfléchir. Ça ne se fera pas sans votre accord, de toute façon, dit Donatienne, ne vous inquiétez pas. Je vous demande seulement de rencontrer Salvador, ensuite vous ferez ce que vous voudrez.

Ensuite, notez que ce serait plutôt pas mal payé, voyez. On ne manquait pas de liquidités. On avait déjà pas mal dépensé pour aller chercher Gloire à l'autre bout du monde - à ces mots, concerné, Personnettaz allume une cigarette. Comme Donatienne résumait rapidement cette recherche, nulle mention ne fut faite de ses épisodes violents. Aucune allusion, par exemple, à Jean-Claude Kastner, pas plus qu'à l'épisode du phare une heure auparavant.

Cette promenade au phare, Personnettaz et Donatienne semblent d'ailleurs l'avoir oubliée. A moins qu'ils préfèrent ne pas l'évoquer, qu'ils ne soient pas tout à fait sûrs de sa réalité - on n'évoque pas ses hallucinations, cela ressortit à la seule vie privée. De son côté, Gloire ne tient pas à ce que des étrangers s'intéressent à Béliard, à ses interventions dans la réalité. Elle se méfie toujours un peu, d'ailleurs, de la réalité quand Béliard condescend à s'en mêler. Personnettaz allume une deuxième cigarette dont, comme de la première, il n'inhale pratiquement rien vu la compacité du filtre.

Donatienne tâcha tant qu'elle put de convaincre Gloire du bien-fondé de ses propositions. L'argent, le monde, le succès retrouvé, pourquoi pas le début d'une nouvelle carrière et tant qu'on y est l'amour, et on en prend un autre ? On en prit un autre qu'on vida puis Gloire se leva et prit congé. Si vous voulez qu'on en reparle, dit Donatienne, rendez-vous ici demain, dans la matinée. Prenez la nuit pour décider, réfléchissez.

Des violons se déchaînent à la sortie de Gloire. D'abord une attaque en mineur lorsqu'elle se lève brusquement, puis un vertigineux tourbillon grave quand elle porte un dernier regard sur Donatienne et Personnettaz, enfin de brèves attaques en série staccato pendant qu'elle s'éloigne vers le tambour cylindrique de l'entrée. Personnettaz se retrouva seul avec Donatienne. J'en prendrais bien un petit dernier, fit Donatienne. Je sais que ce n'est pas raisonnable mais bon, maintenant que cette affaire est réglée. Pas vous ?

- Non, dit Personnettaz, pour moi ça va.

Nerveusement il arracha le filtre d'une troisième cigarette avant de la griller, sur toute sa longueur, d'une seule et même bouffée. Puis il hésitait, pas très sûr de son coup :

- Vous n'avez rien remarqué tout à l'heure, sur le phare ?

- Ah non, dit Donatienne, pourquoi ?

- Non, dit Personnettaz, rien.

Personnettaz, même s'il n'en est pas sûr, croit quand même se souvenir avoir vu, tout à l'heure, Donatienne fendre les airs pour le sauver d'une mort probable. Mais il aime mieux ne pas insister. Alors, on ne rentre pas ce soir ? enchaîne-t-il.

- Il est tard, juge Donatienne. Vous n'êtes pas fatigué ? Et puis il faut qu'on s'occupe de la fille demain. Ils doivent avoir des chambres, ici. Il a l'air bien, cet hôtel.

Ils avaient en effet des chambres libres, de fait elles étaient bien. Catégorie de luxe comme à Bombay mais en plus soyeux, plus intime, et donnant sur la Manche au lieu de la mer d'Oman. Leurs fenêtres la surplombaient depuis deux étages différents. On s'y reposerait une heure puis on se retrouverait pour dîner : Personnettaz suivit du regard Donatienne en train de s'éloigner vers l'ascenseur.

Lorsque à son tour il l'emprunta, la cabine était mieux éclairée que celle du Club cosmopolite mais, sous le spot vertical près du miroir du fond, Personnettaz se vit pareillement vieillir. Du fond du cœur il n'a jamais pensé qu'une chose pareille lui arriverait, jamais. Ne l'a même pas envisagé. Procédant comme si de rien n'était, comme si cela ne le concernait pas, comme s'il n'était même pas là, il a dû vaguement escompter que le temps l'oublierait. Or le temps l'a rattrapé dans son dos, grossissant à vue d'œil dans le rétroviseur et s'apprêtant à le dépasser. Personnettaz écarte cette idée. C'est qu'il doit se préparer, c'est qu'il va lui falloir, avec Donatienne, bien se tenir pendant tout le dîner.

Personnettaz gagna sa chambre et s'allongea en attendant l'heure. Il pensait réfléchir sur son lit mais il s'y endormit, rêva brièvement, s'éveilla brutalement juste à temps. Eprouvant quelque appréhension, avant de descendre il s'inspecta dans le miroir de la salle de bains. Moins offensif que celui de l'ascenseur, ce miroir n'était pas si bien disposé non plus à l'endroit de l'usager : la preuve, Personnettaz y avisa un bouton sur l'aile gauche de son nez.

En principe, faire sauter ce bouton n'est rien, l'affaire d'un peu d'alcool sur du coton. Faute d'alcool à 90o dans sa trousse de toilette, Personnettaz cherche fébrilement dans le mini-bar quelque liquide s'en approchant. Plutôt que les spiritueux jaunes, type cognac ou whisky, un alcool transparent comme le pharmaceutique conviendrait sans doute mieux : gin, aquavit, vodka. Plutôt vodka, somme toute, dont Personnettaz imbibe un Kleenex et se tamponne avec - après quoi, pour se donner du courage, il siffle d'un trait ce qui reste dans la petite bouteille. Ce qui ne lui ressemble pas. Déjà les cigarettes, tout à l'heure, ça ne lui ressemblait pas. Tout cela n'est pas dans ses habitudes. Personnettaz ne se reconnaît plus.

Gloire était cependant repartie dans la voiture de Lagrange, sur la route elle soliloquait. Les phares de l'Opel perforaient coniquement la nuit tombée, projetant le film de la journée sur le double rideau de peupliers. Sans accepter ni refuser les propositions de Donatienne, Gloire avait à peine réagi, n'avait rien dit. Elle la trouvait plutôt plaisante, cette fille, assez attirante dans le genre brune curviligne énergétique. Elle hésitait. De retour au manoir vers neuf heures, elle tomba sur Lagrange dans l'entrée. Lagrange à moitié saoul prétendit s'être inquiété, se plaignant de l'avoir attendue pour dîner. Non mais tu as vu l'heure qu'il est, fit-il en pointant son index sur son poignet, avant de projeter son pouce dressé vers la cuisine. C'est tout froid, maintenant. Donne-moi deux minutes encore, dit Gloire, j'arrive. Disparu du phare aussitôt après son intervention éclair, Béliard devait avoir réintégré sa chambre. Avant toute chose elle souhaitait le consulter.

- Alors, s'exclama l'homoncule dès que Gloire eut poussé la porte, est-ce que j'ai été bon ?

Il paraissait content de son exploit de l'après-midi. L'avait-on commenté ? désirait-il savoir. Non, lui répondit Gloire, ils n'en ont pas parlé. Normal, se rembrunit Béliard, mais j'aimerais de temps en temps que ça se remarque un peu, quand même. On a parfois besoin du soutien d'un public.

- Oui, dit-elle, je ne sais pas. Tu ne crois pas qu'on aurait mieux fait de se débarrasser d'eux ?

Déposant un doigt sur sa tempe, Béliard exposa qu'il y avait réfléchi mais qu'il ne le pensait pas. Il n'aurait pas sauvé Personnettaz, d'abord, s'il l'avait tenu pour dangereux. Et plus généralement il estimait qu'il était temps pour Gloire de revenir à des méthodes légales, de réintégrer la société des hommes. Va pour Jean-Claude Kastner, passe encore pour le type de Sydney, mais on ne saurait dégommer éternellement les importuns en toute impunité. Malgré tous ses pouvoirs, malgré son invisibilité, un jour ou l'autre cela finirait par se remarquer. Ne valait-il pas mieux composer à présent, tâcher de se plier à l'ordre commun ? Après des années de marge, ce serait peut-être un peu difficile au début mais lui, Béliard, serait là pour l'aider. Qu'est-ce qu'elle voulait, cette fille, au juste ? A contrecœur, Gloire lui exposa les propositions cathodiques de Donatienne. Parfait, dit Béliard, ça tombe à pic. C'est l'occasion ou jamais. Tu crois vraiment ? fit Gloire du bout des lèvres. Naturellement, dit Béliard, acceptons. Ça ne se représentera pas. Va manger quelque chose, maintenant. Tu dois être en forme pour demain.

Gloire descendit retrouver Lagrange, assis tout seul devant des verres dans la salle à manger. Pendant qu'on dînait froid, ses paupières se relâchant plusieurs fois, il ne parut pas bien saisir l'annonce que lui fit Gloire de son départ, n'y trouva que prétexte à s'en resservir un, Gloire quitta la table avant lui.

Lagrange dormait encore le lendemain matin quand Gloire appela l'hôtel de l'Absinthe. Personnettaz et Donatienne parurent une heure plus tard, les sacs de Gloire bondirent d'eux-mêmes dans le coffre du cabriolet qui roulait peu après sur l'autoroute de l'Ouest. Personnettaz et Donatienne devant, Gloire assise à droite derrière eux considérait la route cadrée par leurs épaules dissymétriques : le trafic était fluide sous le ciel blanc. Une fois qu'on eut convenu, dès qu'on serait arrivés à Paris, de l'emmener directement voir Salvador, on n'échangea plus trop de propos. Personnettaz tournait les pages d'un magazine et Gloire ne croisa qu'une fois, dans le rétroviseur, le regard de Donatienne. On n'a même pas parlé d'argent, dit quand même celle-ci vers Mantes-la-Jolie, est-ce que deux cent mille vous iraient ? (Comme Gloire hésite à répondre, Béliard paraît fugitivement sur le fauteuil à côté d'elle : rapide clin d'œil et sourire bref : il déplie quatre doigts qu'il agite). Quatre cent mille, dit Gloire. Quatre cent mille, fit Donatienne, d'accord. (Béliard hoche la tête, sourit plus largement en dressant le pouce avant de s'évaporer). On arrivait.

Périphérique sud : huit ou neuf portes séparent celle d'Auteuil de la porte Dorée, près de laquelle descendit Gloire. Donatienne, qui passerait la reprendre un peu plus tard, indiqua qu'une chambre lui était réservée dans un hôtel près de la mosquée. On repartit.

- Où est-ce qu'on va, comme ça ? demanda Personnettaz.

- On pourrait toujours prendre un verre, suggéra Donatienne, sinon je peux vous avancer vers chez vous.

Personnettaz a l'impression d'avoir très longuement réfléchi avant de s'entendre proposer à la jeune femme que ce verre, tant qu'à faire, on pourrait le prendre chez lui.

- C'est une idée, dit-elle contre toute attente, si vous voulez. Vous me guidez ?

- Prenez vers la République, dit Personnettaz d'une voix blanche. J'habite juste à côté.

Sur les boulevards il n'en menait pas large, d'autant qu'ensuite il était toujours difficile de se garer dans le quartier. Par chance une place venait de se libérer dans sa rue, juste en face de chez lui. Il chercha quelque chose à dire sur la chance, sur la rue, sur la vie, une de ces choses enlevées, spirituelles et bien observées qui embellissent l'existence et puis non, rien pour le moment. Ah si, tiens, peut-être - mais comme il allait s'adresser à Donatienne, on cogna désagréablement contre la vitre de son côté. Personnettaz se retourna : Boccara lui souriait largement en faisant des signes derrière la vitre, notamment signe de la baisser. Personnettaz baissa la vitre.

- Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.

- Vraiment c'est un coup de chance, s'enthousiasma Boccara, je voulais vous voir et voilà, je vous vois.

Retour de croisière, il était appréciablement bronzé, portait un complet neuf un peu jaune et léger pour la saison ; il avait pu prendre un kilo. Donatienne le regardait. Personnettaz était embarrassé.

- Alors comme ça, fit-il, tu es rentré.

- Je me suis bien marré, dit Boccara, holà j'ai vu de ces trucs. Je m'en veux un peu que ce soit fini. J'ai rencontré de ces filles, je ne vous dis pas. Je venais vous voir pour vous raconter.

- Ecoute, commença Personnettaz.

- Bien, l'interrompit Donatienne en saisissant le levier de vitesses, je vais vous laisser avec votre ami.

- Attends, dit Personnettaz en se tournant vers elle, attendez. Mais ce verre, souffla-t-il, je croyais qu'on avait dit.

- Pour une autre fois, sourit Donatienne, vous pouvez me téléphoner si vous voulez.

- Mais, répéta Personnettaz.

Elle continuait de sourire en passant la première, fit un signe de la tête avant de s'éloigner, s'en fut. Le sourire s'attarda, intact, jusqu'au bout de la rue Yves-Toudic, puis il flotterait encore sur ses lèvres tout le temps qu'elle grimperait le boulevard Magenta.

- Qu'est-ce qu'il y a ? fit Boccara. Vous n'avez pas l'air bien.

- Rien, dit Personnettaz en regardant filer le cabriolet. Rien.

S'il en veut bien sûr un peu à Boccara, le sentiment d'un léger soulagement concurrent l'empêche de tenir trop rigueur au jeune homme. Lequel regarde, lui aussi, Donatienne fuir au loin. C'est ainsi : restés seuls, ils la regardent s'en aller.

- Dites donc, dit Boccara, mais c'est qu'elle est extraordinairement gironde.

- Ah bon, dit négligemment Personnettaz en fouillant ses poches, tu trouves ?

- Vous la connaissez bien ? s'inquiète Boccara.

- Un peu, dit modestement Personnettaz en extrayant ses cigarettes, je la connais un peu.

- Vous alors, dit Boccara.

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