18
- Il est dans un état lamentable, ce garçon, diagnostiqua Béliard quelques jours plus tard.
Il observait par la fenêtre ouverte, dans des jumelles à son échelle, Sanjeev totalement effondré sur le guidon de son véhicule en plein soleil parmi les plantes vertes, devant le portail du Club cosmopolite.
- Tu ne veux pas aller voir ce qu'il a ?
Grâce aux bons soins de Gopal, Gloire avait recouvré le sommeil, cessé de s'intéresser de trop près aux ventilateurs. Or nous étions en pleine heure de la sieste : pas trop envie, gémit-elle sans ouvrir un œil, fous-moi la paix. Vas-y, je te dis, insista Béliard. J'ai l'impression qu'il n'est pas bien.
Elle bâillait en longeant la bibliothèque vers le parking réservé aux rickshaws. Suite au passage d'avions-cargos, le ciel au-dessus de sa tête était raturé de réacteurs, couturé de balafres blanches qui cicatrisaient vite. Les ramures d'albizias frémissaient tranquillement sur son passage et les crapauds, cois dans leur mare, continuaient d'absorber l'animalcule. Gloire franchit le portail, s'arrêta un instant : de fait, vu d'ici, vraiment Sanjeev n'avait pas l'air très frais.
Il est vrai que, depuis quelque temps, les services du jeune homme faisaient montre d'un peu de relâchement. Ça n'allait pas. Deux ou trois jours contenu, son rhume avait non seulement repris de plus belle mais s'aggravait exponentiellement. Il toussait à présent, se voûtait. Sa belle équanimité même se lézardait à vue d'œil. Moins assidu, moins précis, Sanjeev se révélait plus irritable, âpre au gain voire dissimulateur. Cependant il gardait sans doute assez de confiance en Gloire pour consentir - lorsqu'elle vint le secouer délicatement, lui demander si tout allait bien puis, tant qu'on y était, le questionner en douceur sur ces récents changements - à désigner le médicament de Gopal comme leur probable responsable, associé au rythme trop soutenu des prises de sang. S'étant rapidement formé à l'administration d'intraveineuses, sa vie n'était plus que va-et-vient de seringues à double sens. Gloire le considéra fixement, sans rien exprimer d'abord. Attendez-moi là, lui dit-elle ensuite, je reviens.
- Je t'avais bien dit de te méfier de ce type, lui remémorait Béliard quand elle eut résumé la situation quelques minutes plus tard. Tu vois ce dont il est capable. Quoique, après tout, il t'a plutôt pas mal soignée. Holà, qu'est-ce que tu fais ?
- Je me change, dit Gloire en retirant sans méthode trois vêtements d'un placard. Tu avais raison, mais on ne peut pas laisser faire ça. Je vais lui demander des comptes.
Béliard couvrit son front de sa main : mais elle est folle ou quoi ? Je te le déconseille formellement, fit-il sur un ton d'évidence, ne te mêle pas de ça. C'est fait, c'est fait. Laisse tomber. N'y va pas. Attends. Reviens. Mais reviens. Mais vingt minutes plus tard, en nage, exorbité, Sanjeev déposait Gloire rue de la Pagode-Karaneeswarar.
Gopal la reçut immédiatement, regard toujours aussi volumineux derrière ses verres et sourire en stuc. Sans un mot elle s'assit en face de lui. On voit tout de suite que ça va mieux, dit le praticien, vous avez meilleure apparence. Je crois que le traitement vous convient bien. Nous allons poursuivre les soins mais je souhaiterais que nous commencions, aujourd'hui, par un peu de relaxation. Pour l'insomnie c'est bon, la relaxation. Je vous en foutrai, de la relaxation, répondit Gloire, vous êtes un beau salaud. Je vous demande pardon ? fit Gopal. Vous êtes une belle ordure, développa-t-elle, je sais ce que vous faites avec le petit. Le petit ? fit Gopal. Le petit qui a le rickshaw, précisa Gloire. Lequel ? sourit Gopal. Vous êtes un dégueulasse, insista Gloire, je devrais vous dénoncer pour vous faire coffrer, d'ailleurs je vais vous dénoncer pour vous faire coffrer. Bien, dit Gopal en notant posément ce nouveau symptôme sur un bloc, très bien. Il se tut un instant.
Je vois ce que c'est, dit-il enfin, je vous comprends. Mais je crains que vos intérêts ne soient pas là, je vais prévenir mon collaborateur. Je vous préviens, dit Gloire, pas d'histoires. On sait que je suis là. Naturellement, dit le praticien, n'ayez pas d'inquiétude, mon collaborateur va tout vous expliquer. Tendant un doigt vers le gros poste téléphonique, il pressa un bouton : aussitôt, à l'autre bout de la pièce, un rideau fut tiré. Fil de moustache électrifié, sourire de gélatine et l'œil aigu, la silhouette mince du superintendant parut.
Deux heures plus tard, Béliard flemmardait en sous-vêtements sur le lit de Gloire quand elle revint. Son maquillage léger s'était défait, son premier mouvement fut de foncer se servir un verre au mini-bar. Qu'est-ce qui t'arrive, fit l'homoncule, tu as vu ta tête ? Tremblante, elle visait mal, laissait couler l'alcool parallèlement au verre. Tu n'imagineras pas, dit-elle, tu n'imagineras jamais.
- Je pense que si, dit placidement Béliard. Tu es tombée sur le superintendant, c'est ça ?
Bien qu'en principe il ne détienne que les informations données par Gloire sur ses allées et venues, décidément il semble que Béliard, par d'autres sources ou double vue, soit au courant de tout ou partie de la vie de la jeune femme. Qui n'y prend plus garde, qui s'assied sur le lit. Raconte quand même, dit-il. Eh bien voilà. Ils s'étaient renseignés, ils avaient l'air au courant de tout. Ils savaient qu'on la recherchait. L'enquête semblait avoir été menée par le superintendant, qui avait transmis à Gopal ses renseignements sur Gloire. Lui représentant qu'ils avaient intimement partie liée avec la police locale, tous deux l'avaient menacée des pires ennuis si elle tentait de les déranger.
- Mais, s'exclama Béliard, tu leur as quand même dit que tu avais payé. Tu n'a plus rien à te reprocher, en principe. On n'a plus aucune raison de te chercher.
Bien sûr qu'elle l'avait dit. Mais Gopal : qu'est-ce qui nous empêche par exemple, lui avait-il fait remarquer, de nous intéresser à votre petit séjour en Australie ? Gloire ne maîtrisait pas terriblement sa voix en lui demandant ce qu'il voulait dire. (C'est malin, commenta Béliard). Je ne veux rien signifier de spécial, avait souri Gopal, on parle, c'est tout. On parle de vous, on peut faire parler de vous, on ne le fera pas. On pourrait avoir besoin de vous. Quoi, avait répété Gloire, vous voulez dire pour quoi ? (De mieux en mieux, nota Béliard). On verra, lui avait dit Gopal, vous allez voir qu'on se reverra. Voilà.
Béliard réfléchit un instant puis haussa les épaules.
- C'est du bluff, l'Australie, dit-il, personne ne peut savoir. Je le sais, j'étais là. Personne. Ils ne peuvent rien contre toi.
Il fit courir vivement l'arête d'un ongle entre ses deux dents les plus jaunes, eut un bref regard sur sa prise.
- Evidemment, peut-être qu'il y aurait un moyen, poursuivit-il, tu veux qu'on se débarrasse d'eux ? Tu sais qu'on peut toujours le faire. La technique habituelle, un petit précipice et hop.
- Non, dit Gloire, on ne peut pas. Ils sont nombreux, je crains qu'ils soient organisés.
Ils l'étaient certainement. Les nombreux serviteurs traversaient tout le jour leur logement sous le moindre prétexte, arroser les plantes et faire le ménage, apporter du thé, la presse du matin, celle de cinq heures avec encore du thé, le linge et les spirales antimoustiques du soir. On avait toute raison de voir en chaque boy un informateur potentiel de Gopal via le superintendant.
Les jours suivants ne furent pas très gais, Gloire ne parlait plus qu'à Béliard, plus confiance en personne, elle en vint à soupçonner le bibliothécaire et même le mari de l'hospitalisée. Comme au plus fort de l'insomnie de la semaine dernière, elle se remit à garder la chambre, fermant sa porte au personnel, n'allant déjeuner qu'après que tous avaient regagné la sieste générale.
Or tous, hélas, ne dormaient pas. Un après-midi, comme elle quittait le restaurant vers trois heures elle aperçut, accoudés au bar limitrophe, Gopal en compagnie du superintendant. Les deux hommes paraissaient plongés dans une solide conversation. Gloire se fit aussi discrète que possible, passant comme une ombre à distance. Mais si Gopal était fort myope, le superintendant pas. Après un coup d'œil vif, il eut un mot rapide en se penchant vers le praticien qui se tourna brusquement vers la jeune femme. Quelle ravissante surprise, fit-il, un petit rafraîchissement avec nous ?
Mais rien de rafraîchissant dans ses propos. Justement je désirais vous revoir, dit-il, vous ne pouvez pas refuser. J'aimerais vous confier un objet que je veux faire parvenir à mon parent de Bombay. Vous savez que la poste, ici, rigola-t-il, c'est un peu comme chez vous l'Italie, j'aimerais mieux que ça se passe en mains propres, par courrier privé. Ça vous dit de vous en occuper ? Voyage payé, bien sûr.
- Je vois ce que c'est, dit Gloire.
- Je pense bien que vous voyez, dit Gopal, mais je pense que vous le ferez.
- Pas question, dit Gloire.
- Vous avez tort de vous méfier, fit valoir Gopal. Ça ne vous engage à rien, vous ne risquez rien, bien sûr je vous dédommage. Vous n'allez pas me refuser ça, répéta-t-il. D'autant que, selon ce que je sais, ce serait mieux de vous absenter quelques jours d'ici.
Gloire se leva : vous voulez dire quoi ? Je vous dis ce que je sais, répondit Gopal, je vous le dis comme je le pense. Laissez-moi réfléchir un peu, dit-elle. Mais naturellement, dit Gopal, réfléchissez. Même si ça ne sert à rien, c'est la moindre des choses. Rentrée dans sa chambre, elle consulta Béliard.
- On pouvait s'en douter, dit-il. Bon, qu'est-ce qu'on fait ?
- C'est toi qui dis, fit-elle, c'est toi qui as les idées.
- Mon idée, c'est qu'on marche, dit Béliard. Ça va nous changer d'air. Et puis, questionna-t-il, qu'est-ce qu'on a à perdre au point où on en est ?
- Je ne sais pas, dit-elle. Comme tu veux.
- Oui, dit Béliard, autant s'éloigner. Et puis on sera plus tranquilles à Bombay. C'est grand, c'est anonyme, on nous foutra la paix. D'ailleurs je ne connais pas du tout, moi, Bombay. C'est bien ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Assise de travers sur le lit, jambes croisées, elle feuilletait du pouce l'exemplaire de la Bhagavad-Gita déposé à demeure en compagnie d'une Bible dans la table de chevet.
- Tu étais où ? fit-elle.
- Quoi, où ? conjonctionna Béliard. Quand ?
- Quand j'étais à Bombay, où tu étais ? Tu es vraiment resté à Sydney ?
- Ne m'énerve pas avec ça, dit Béliard, tu sais bien qu'on ne parle pas de ça. J'ai le droit d'avoir ma vie. Va plutôt lui dire qu'on marche.
Puis, Gloire ayant regagné le bar :
- Je n'en ai jamais douté, dit Gopal. Eh bien vous partirez demain matin.
- Déjà ?
- Croyez-moi, dit Gopal, c'est dans votre intérêt.