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Et le même jour, à l'autre bout du monde :
- Il semble, poursuivit Salvador, qu'existe chez les grandes blondes une conscience aiguë de leur particularité. Ce sentiment d'être spéciales, de constituer le produit d'une mutation, un phénomène génétique voire une catastrophe naturelle, peut encourager une certaine mise en scène d'elles-mêmes. Oui, fit-il, enfin bon. Je ne sais pas trop. Qu'est-ce que tu en penses ?
Bâillant encore, tirant de l'autre main sur sa jupe, Donatienne proposa de remettre à plus tard ce développement. De s'intéresser plutôt à quelques valeurs sûres de la population étudiée. Par exemple un petit sujet sur Jean Harlow ou, je ne sais pas, moi, Doris Day ? D'accord, dit Salvador, va chercher les photos.
Donatienne traversa la pièce vers la porte, balançant gentiment ses hanches sous l'œil cerné de son employeur. Alentour, environnement sonore dans les aigus - klaxons du côté de la rue, piaillements du côté des arbres et, dans les studios voisins, bandes magnétiques défilant à l'accéléré : seule était grave en cet instant l'humeur de Salvador.
Comme Donatienne tournait le bouton de la porte et la tirait, elle faillit se heurter à Personnettaz debout dans le couloir derrière cette porte et qui, symétriquement, la poussait en même temps. L'une sortant de la pièce comme l'autre allait entrer, ils reculèrent d'abord en s'effaçant puis, vieux malentendu, chacun s'engouffrant simultanément dans l'espace libéré par son vis-à-vis, ils se bousculèrent à peine dans l'axe de la porte. Rapide contact furtif, aussitôt rétracté : l'homme, ayant effleuré par mégarde le bras de la jeune femme, ramena vivement le sien vers lui tout en reculant. De son bureau, Salvador vit le visage effaré de Personnettaz, terrorisé d'avoir touché un câble à haute tension, stupéfait d'y avoir survécu, Salvador vit le corps de Personnettaz secoué par ces émotions fortes, comme par une de ces déferlantes à double détente et deux vitesses qui vous noient à coup sûr. Tout cela n'avait pas duré trois secondes après quoi Personnettaz recula d'un autre pas, son visage soudain blanc de fatigue. Donatienne lui sourit franchement avant de s'éloigner vers la documentation.
Personnettaz, l'air épuisé, se détourna sans la regarder avant de s'adresser à Salvador ou plutôt, mal à l'aise, exclusivement à l'épaule droite de Salvador comme s'il y expertisait une tache, trois grains de poussière, un fil égaré là par un cousin de Béliard.
- Bon, dit-il enfin, nous avons les informations. On sait où elle est, maintenant. On croit savoir.
- Alors ? fit Salvador, vous attendez quoi pour y aller ?
- C'est-à-dire que c'est loin, dit Personnettaz, vraiment c'est assez loin.
- Et alors, fit Salvador, où est le problème ?
- C'est-à-dire que c'est cher, dit Personnettaz. Je veux dire le voyage, vraiment c'est plutôt cher.
- Bien sûr, soupira Salvador en retirant un chéquier de son tiroir. Classe affaires, c'est ça ?
- Non, dit Personnettaz, une classe économique ira très bien pour deux.
Pendant que Salvador signe puis détache le chèque du carnet, Personnettaz contracte ses mâchoires quand Donatienne revient de la documentation. Elle porte une liasse de photographies sous le bras ainsi qu'une Dunhill au filtre empoissé de rouge garance au coin des lèvres. Comme elle reste adossée près de la porte ouverte, l'air d'attendre que ça se passe, Personnettaz empoche le chèque et se lève avec raideur. Maintenant soigneusement Donatienne hors de son champ visuel, regagnant la sortie en décrivant un arc discret à distance constante de sa personne, il sort sous son regard toujours souriant. Mais il ne marche plus de son pas naturel quand il se sait suivi par un regard : il se tient gauchement trop droit, contracte exagérément son fessier, ses jambes se caricaturent et son thorax tangue plus qu'il n'est requis, bref le corps s'émancipe et plus on veut le contrôler moins il suit. Jusqu'à l'ascenseur, Personnettaz s'éloigne ainsi le long du couloir interminable, sûr que Donatienne le regarde bien après qu'elle a refermé la porte.
Comme surveillé même à distance, il continuait de marcher ainsi rue des Martyrs une demi-heure plus tard, ayant garé sa voiture sur le boulevard. Arrivé devant l'immeuble de Boccara, il chercha la formule d'entrée dans son carnet puis la composa sur le clavier du digicode, à plusieurs reprises mais en vain : la porte demeurait de bronze. Déjà troublé par Donatienne, Personnettaz sentit croître une exaspération d'autant que la plus proche cabine téléphonique n'était pas à moins de cinq cents mètres.
- Personnettaz, annonça-t-il. On m'a donné un code. C'est quoi, ce code ?
- Ma foi vous avez quoi, comme code ? répondit la voix intimidée de Boccara.
- Attends deux secondes, fit Personnettaz en feuilletant non sans peine le carnet d'une main, on m'a donné 89A51.
- Ah, fit Boccara, ça se voit que Jouve n'est plus venu depuis longtemps. Eh oui, se rappela-t-il, c'était un bon code, 89A51, je l'aimais bien. Ça sonnait comme un score de basket et puis c'était si facile à se rappeler, n'est-ce pas. La révolution française et le pastis, quoi de mieux ?
- Bon, dit Personnettaz, et alors c'est quoi, le nouveau ?
- Et puis deux nombres premiers, en plus, argumentait Boccara.
- Non, dit Personnettaz. 89 oui, mais pas 51. 51 n'est qu'un produit de premiers.
- Oui, dit Boccara, enfin voilà, ils nous l'ont changé.
- Bon, répéta Personnettaz, alors c'est quoi, le nouveau code ?
- C'en est un complètement minable, dit Boccara. 8C603, voyez comme c'est commode.
8C603 composé, en effet, le déclic léger de l'huissier électronique se déclencha instantanément. Ascenseur. Miroir au fond de l'ascenseur. Eviter de s'y regarder.
- Alors, fit Boccara, ça va ? Vous avez pu récupérer depuis l'autre soir ? Moi je ne peux plus me coucher tard comme ça, je suis crevé. Je vous préviens que je suis aussi un peu déprimé. Enfin, heureusement qu'on a quand même trouvé le truc. Un petit café ? J'en ai du frais.
- Non, dit Personnettaz. Oh et puis si, tiens. Montre-moi le truc.
- Tenez, dit Boccara. Un sucre ou deux ?
Le truc consistait en clichés grandeur nature des documents que les deux hommes avaient trouvés, photographiés puis remis à leur place dans le coffre-fort de Lagrange : noms de villes étrangères suivis d'indications chiffrées : dates, adresses, téléphones, fax. Bien, dit Personnettaz, on part demain.
Et le lendemain, Boccara se disait toujours déprimé lorsqu'ils s'embarquèrent dans ce même Boeing pour Sydney qu'avait emprunté Gloire. Mais nous savons qu'elle a quitté Sydney, nous connaissons déjà ce trajet, réglons donc tout cela très vite et résumons. A l'hôtel de Darling Harbour ils ne trouvèrent personne, le temps était épouvantable, ils n'eurent le temps de rien voir, ils rentrèrent aussitôt.
Dans l'avion du retour, Boccara s'endormait par intermittences. Avec quinze heures de vol dans un sens puis dans l'autre, la fatigue et le double décalage à cent quatre-vingts degrés, les troubles du sommeil et de la digestion, cela n'arrangeait rien d'être secoué de nausées quand le Boeing traversait des zones de turbulence. D'abord abattu, il tenta de retrouver courage mille kilomètres avant Paris et voulut reprendre la conversation amorcée quelques jours plus tôt dans l'auto, retour de Bretagne. Il se tourna vers Personnettaz, qui semblait absorbé dans l'examen de la météo mondiale sur le circuit de télévision intérieure.
- Ce n'était même pas vrai, ce que je vous ai dit l'autre jour, avoua Boccara. En réalité, j'ai une sexualité lamentable. Si vous saviez ce que je n'en peux plus, moi, de baiser des veuves dans des HLM.
- Ma foi, s'aventura Personnettaz, c'est toujours ça.
- Vous n'imaginez pas ce que c'est, poursuivit Boccara. Les réveils. Les matins. Rentrer chez soi même pas lavé par le périphérique bouché, sous le temps pourri, retrouver son appartement glacial. Remettre le chauffage et garder son manteau en attendant que le café passe. Vous n'imaginez pas la déconsidération de soi que c'est.
- Laisse-les tomber, alors, préconisa Personnettaz. Quitte-les.
- Je ne quitte jamais personne, dit Boccara, c'est trop fatigant. Tant qu'à faire, j'aime mieux être quitté. Ça m'évite de décider. De toute façon, développa-t-il, ce n'est jamais si simple. On ne sait jamais exactement qui, au juste, quitte l'autre. On croit voir qu'un des deux prend cette initiative. Mais celui qui abandonne n'est pas toujours celui qui a l'air de quitter.
Cela posé, Boccara renfonça les écouteurs dans ses oreilles, cherchant un peu de musique parmi les programmes disponibles en faisant jouer la molette incrustée dans son accoudoir, et retombant sur Chostakovitch il modifia l'inclinaison de son siège pour contempler plus confortablement les hôtesses de l'air au travail.
A Roissy, Personnettaz se dirigea vers la première cabine téléphonique, mais Salvador n'avait toujours pas la tête à répondre quand l'appareil sonna. Sur son bureau, son projet principal était rouvert sur le chapitre concernant les blondes artificielles - oxygénées, peroxydées, etc. Bon, fit-il rapidement, oui. Donc c'est encore raté ? Mais, sans trop écouter l'explication de l'autre :
- Un instant, lui dit-il.
Et se penchant sur les pages étalées devant lui, en marge de l'une d'elles il nota rapidement que le peroxyde d'azote est également utilisé pour la confection de certains explosifs, la propulsion de certaines fusées, voilà qui peut servir. Bien. Penser à développer ce point.