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Les jours passaient, maigrement meublés de petits tours dans la campagne - aubépine, chemins creux, haies, vaches - ou près de la mer - iode, jetées, goémons, goélands, - de la vite fastidieuse observation des chevaux, d'inattentives lectures et de stations distraites devant la télévision. Gloire, peut-être, aurait dû profiter mieux de l'air pur, de la nourriture saine et variée, d'un sommeil calme toutes fenêtres ouvertes, elle aurait pu faire un peu d'exercice, l'idée ne lui en vint même pas.

Elle trouvait ces journées bien longues, elle aussi regardait souvent l'heure, jamais le cours du temps n'avait paru si lent. D'une lenteur décourageante, multipliée par elle-même, pesant au seuil de l'immobile. Lenteur de l'herbe qui pousse, lenteur d'aï ou de glu. S'il est des mots dont le sens détermine la carrière, la lenteur est sans doute au premier rang de ceux-ci : si lente qu'elle ne s'est pas encore trouvé le moindre synonyme alors que la vitesse, qui ne perd pas une minute, en a déjà plein.

Béliard aussi consultait sa montre sans cesse, la remontait à tout bout de champ. Bouclée à son poignet, cette petite mécanique d'avant le quartz faisait partie des quelques accessoires à sa taille dont l'homoncule disposait : un peigne, un miroir, un mouchoir, une paire de lunettes fumées. Les premiers jours il avait voulu continuer de porter ces lunettes, comme au bon temps des pays chauds, mais, n'y voyant plus rien sous la lumière normande et se cognant contre tout, il avait dû renoncer. Rapidement il se mit à manifester de l'humeur, bouder, faire des scènes. Il regrettait ses belles vacances sous les tropiques, trouvait qu'on s'emmerdait, menaçait de s'en aller. Mais bon, mais c'est ça, dit une fois Gloire exaspérée, tire-toi. Mais tire-toi. Tu me fatigues. Béliard aussitôt sauta sur ses semelles en agitant son doigt :

- Je t'interdis de me parler sur ce ton, trépigna-t-il. Ne va quand même pas t'imaginer que tu es la première dont je m'occupe, hein, j'ai déjà conseillé des gens plus importants. Des gens connus. Dans le milieu du spectacle et tout.

- Et alors ? fit Gloire. Ils sont morts ?

- Pourquoi veux-tu qu'ils soient morts ? s'indigna Béliard. Je connais mon boulot.

Comme elle s'étonnait que ces gens importants, s'ils étaient encore en vie, ne recourent plus à ses services, Béliard se mit à faire la gueule tout en examinant ses dents dans son miroir de poche. D'une voix sourde il évoqua certains problèmes. Il ne désirait pas s'étendre sur les circonstances de ses licenciements. Pardon, fit Gloire, qu'est-ce que tu as dit ? Tu peux répéter ? Derechef, à contrecœur, l'homoncule marmonna le mot licenciement.

- Attends un instant, dit Gloire, tu veux dire qu'on peut te licencier, toi ?

- Bien sûr qu'on peut, dit Béliard, il suffit de vouloir.

- Mais c'est que je veux, moi, dit Gloire, je veux.

- Mais non, ricana Béliard en se tirant une langue noire dans le miroir circulaire. Tu ne le souhaites pas suffisamment.

- Pauvre petit, va, conclut Gloire. Pauvre petit con.

Bref, de légers conflits, comme toujours quand ça traîne, et lorsque ça traîne trop on s'énerve pour un rien. On s'énerve après Béliard, après Lagrange et même après Zbigniew. Après les chevaux. On s'énerve qu'un chien, qu'énerve lui-même un autre chien, aboie dans le fond du parc toute la matinée. On s'ennuie pas mal également. Comme Geneviève Jouve et faute de mieux, on passe de plus en plus de temps devant la télévision. On regarde les films (« Tu vas la perdre, Alex. Elle croit t'aimer »), on regarde les jeux (« Je vous demande à présent toute votre attention, Roger. Quelles sont les fleurs qu'on voit le plus souvent sur les balcons ? - Des nénuphars, non je veux dire des pétunias, eh non c'était des géraniums que je voulais dire. - Hélas je ne puis retenir, Roger, que votre première réponse. Donc, des nénuphars »), on regarde les journaux télévisés. Jamais on ne parle de Gloire au journal télévisé. On n'a d'ailleurs aucune raison pour ça. Pourtant elle le redoute toujours. Ce n'est pas qu'on parle de toi que tu crains, supposa pernicieusement Béliard une fois, c'est qu'on n'en parle pas. Mais arrête ! hurlait-il juste après, tu sais que je ne supporte pas la violence physique.

Sans horizon mais sans péril passèrent ainsi douze jours interminables, pas du tout comme Gloire les avait souhaités, certes à l'abri mais à l'étroit. Un soir elle essaya de circonvenir Zbigniew, mais c'est qu'il n'avait pas tellement de conversation, Zbigniew. Les quelques livres que des rayons supportaient au salon, Gloire les eut tous rapidement lus. Béliard continuait de faire la gueule, Lagrange buvait à présent tous les jours et de plus en plus tôt. Il convenait de s'occuper un peu.

Gloire s'y prit un matin de grand soleil, avant que Lagrange s'y mette, pour le prier de l'emmener en voiture jusqu'à Rouen. Juste l'aller-retour, on serait rentrés pour le dîner. Ma foi, dit Lagrange, pourquoi pas. Ça nous changera un peu. Allons-y. On prit ainsi la route de Rouen. A Pont-Audemer, pendant que Lagrange faisait le plein de l'Opel, Gloire s'éloigna de la station-service vers une proche succursale de la chaîne de supermarchés Shopi. Qu'est-ce que tu fais, lui dit Lagrange, où est-ce que tu vas ? Je vais acheter du cognac, dit Gloire. Excellente idée, fit Lagrange.

Le meilleur cognac de Shopi coûtait cent douze francs vingt dans son carton rigide, Gloire passa au rayon papeterie se procurer un rouleau d'adhésif et un autre de papier crépon. Revenue dans l'Opel on repartit puis, pendant qu'on roulait, tant bien que mal elle emballa le carton dans le crépon, ce qui prit un peu de temps mais en fin de compte cela faisait un paquet-cadeau à peu près convenable, oui. Lagrange avait mis l'autoradio qui passait du J. J. Cale, certes, mais aussi du Boz Scaggs, Lagrange battait la mesure de ses premières phalanges sur le volant, il n'eut pas le mauvais goût de vouloir goûter le cognac.

Rouen, puis la banlieue de Rouen. Des cités HLM, un hôpital, un cimetière, une maison de retraite, on se gara devant la maison de retraite. Attends-moi là, dit Gloire en ouvrant la portière, je n'en ai pas pour longtemps. Lagrange eut également le tact de ne pas lui proposer de l'accompagner.

Au bureau des admissions, Gloire demanda à voir monsieur Abgrall. Lien de parenté : fille unique. Attendez un instant, lui dit-on. Au terme de cet instant parut un infirmier. Grand beau jeune type immaculé, très prévenant et qui avait l'air de bien connaître son père, qui en parlait avec affection, qui emmena Gloire le retrouver à l'ergothérapie. En pleine conversation avec une dame de son âge, Abgrall père se leva de son fauteuil à leur approche. Pas grand, pas gros, fil de moustache cendrée, l'air égaré mais toujours élégant dans son costume éteint - sosie presque parfait de l'ex-concierge slave de Personnettaz, mais nul que nous ne le saura jamais, - il baisa la main de Gloire dès que celle-ci fut à sa portée. Voilà votre fille, monsieur Abgrall, affirma l'infirmier allègrement, vous êtes content de la voir. Le vieillard considéra Gloire intensément, un poil trop longuement. C'est bien, dit-il, vous venez pour la distribution, c'est bien. Vous venez pour la contribution. Asseyez-vous. Il se tourna vers sa contemporaine : elle vient pour la rétribution, lui confia-t-il à mi-voix.

Nonobstant les activités calmes des vieilles dames alentour - crochet, tricot, confection de fleurs artificielles et de paniers d'osier, - pas mal de bruit régnait quand même à l'ergothérapie. Dans leurs fauteuils de fils plastiques souillés sur tubulures piquetées d'oxyde, des édentés extravertis se balançaient périlleusement, d'autres chantaient en chœur (« Ah, la troublante volupté de la première étreinte »), l'odeur était spéciale et la télé à fond. Est-ce qu'on ne pourrait pas trouver un endroit plus tranquille, s'inquiéta Gloire. En principe on ne peut pas, dit l'infirmier, mais je vais tâcher de vous arranger ça. On va se trouver un coin. Le coin était un petit salon calme, obscur à première vue mais l'infirmier décidément aimable tira les rideaux, dévoilant un massif sur pelouse. Les meubles étaient cirés, le papier peint à fleurs, les fauteuils recouverts de housses. L'infirmier disparut, reparut avec du thé, disparut à nouveau. Ils étaient seuls.

Alors, fit Gloire, tu vas bien ? Personnellement je vais bien, répondit son père, mais ce sont les geais, voyez-vous. Quels geais ? lui demanda Gloire. Ce sont les geais qui ne vont pas très fort, précisa-t-il, on peut même dire qu'ils ne vont pas du tout. Enfin, nuança-t-il après un moment de réflexion, ils ne vont quand même pas si mal que ça. Est-ce que tu te nourris bien, souhaita savoir sa fille. Je mange mieux qu'eux, cligna-t-il. Dix fois mieux, gloussa-t-il, dix fois plus. Non, dit Gloire, je veux dire est-ce que tu es bien nourri. Est-ce que c'est bon. C'est essentiellement chaud, répondit son père. Bien, dit Gloire, il vaut mieux que ce soit chaud. C'est exact, dit-il. Tu as vu comme il fait beau, s'aventura-t-elle, mais son père parut n'avoir pas entendu cette observation. Tiens, je t'ai apporté ça, dit-elle encore. Comme c'est aimable à vous, s'exclama-t-il, qu'est-ce que c'est ? C'est du cognac pour toi, dit Gloire, tu sais, comme d'habitude. Ah, du cognac, s'étonna-t-il. Moi qui n'en ai jamais bu. Tu parles, dit Gloire, mais le vieil homme n'eut pas l'air d'enregistrer ce commentaire non plus. Bon, dit-elle, je vais devoir y aller. C'est vrai, fit-il rêveusement, peut-être qu'il va falloir. Je reviendrai te voir bientôt, dit-elle. Bien sûr, dit-il, n'allez surtout pas vous mettre en retard.

Après qu'on eut reconduit Abgrall père à l'ergothérapie, l'infirmier sympathique escorta Gloire jusqu'à l'entrée. Il lui plaisait pas mal, cet infirmier. Avant de partir, elle lui demanda de veiller à ce qu'on ne confisquât pas le cognac, comme elle redoutait qu'on eût fait la fois précédente. C'est qu'en principe tout ce qui est alcool n'est pas autorisé non plus, sourit largement l'infirmier, mais on s'arrange toujours. J'y veillerai. Cependant s'il y avait un problème avec le vieux monsieur, s'inquiéta-t-il, Gloire pourrait-elle laisser un numéro de téléphone où la joindre, une adresse ? Elle hésita une seconde, vraiment il lui plaisait bien, mais non, dit-elle enfin, c'est moi qui rappellerai.

Gloire sortit de la maison de retraite et se dirigea vers l'Opel stationnée sur des graviers, devant un petit pavillon administratif. Une longue ambulance à capot de requin blanc se trouvait garée tête-bêche auprès d'elle. Gloire monta dans l'Opel qui démarra tout de suite, manœuvra, passa le portail et disparut. Cinq secondes plus tard, l'ambulance démarrait à son tour. Sur le perron de la maison de retraite, l'infirmier considéra ce trafic. Il se tint immobile cinq autres secondes, puis descendit les marches et franchit à son tour le portail. A cinquante mètres à gauche il pénétra dans une cabine téléphonique, glissa dans l'appareil une carte décorée au recto d'un paysage de neige après avoir distraitement lu, au verso, le texte publicitaire suivant : Au fil des saisons, les horizons comme les sensations changent. Cette émotion, vous pouvez la communiquer le plus facilement du monde. Cet énoncé fit resurgir son beau sourire, puis il composa le numéro de Jouve.

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