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- Bref, elle est cinglée, conclut Boccara en palpant précautionneusement les confettis de taffetas éparpillés sur ses petites coupures.
- En tout cas, dit Jouve, elle sait se défendre, on dirait.
- Marrez-vous, protesta Boccara. Combien de temps ça va mettre pour cicatriser ?
- Rien du tout, dit Jouve, l'affaire de trois jours. Dites que vous vous êtes coupé en vous rasant. Vous pensez quoi de tout ça, Personnettaz ?
Depuis le tabouret latéral qu'il occupait, Boccara jeta un œil intimidé sur Personnettaz, raidement assis dans un fauteuil devant le bureau de Jouve : sujet maigre et farouche, austère quoique bizarrement déguisé en assureur de fantaisie, costume sable et chemise tête-de-nègre avec cravate vert clair. Cheveux cuivrés, presque roux, taillés comme dans les casernes, joues creuses et front plissé ; deux longues rides parallèles à l'axe maxillaire pouvaient passer pour des balafres, des scarifications initiatiques, et son regard gelé pouvait faire peur à Boccara. Son visage reflétait une préoccupation majeure à moins qu'une grande souffrance morale à moins qu'une maladie chronique, un ulcère ou quelque chose. Il était attentif et grave comme chez son docteur. Il n'avait rien dit jusqu'ici.
- Ça paraît bien peu de chose à première vue, dit-il enfin sans remuer ses lèvres.
- Vous plaisantez, dit Boccara, elle est dangereuse. Elle est totalement cintrée.
- Ça me paraissait peu de chose aussi, dit Jouve, je sais. D'abord je n'ai même pas voulu vous déranger. Mais maintenant c'est l'histoire Kastner qui me chiffonne. Presque une semaine sans nouvelles de lui, c'est embêtant. Je veux savoir ce qui s'est passé. Je ne voudrais pas qu'elle lui ait fait du mal, je suis quand même l'employeur. Ce n'est plus seulement pour le client qu'on doit la chercher, maintenant. Alors quoi, vous voulez bien vous en occuper ?
- Vous savez comment je procède, dit Personnettaz, je ne fais rien sans un assistant. Or j'ai perdu mon assistant. J'en cherche un autre.
- Prenez donc Boccara, suggéra Jouve, il ne demande pas mieux. Il est très bien.
- Mais oui, s'exclama Boccara, choisissez Boccara. La qualité complète, zéro défaut. N'hésitez pas avant de dire bien sûr.
Personnettaz posa sur lui le même regard également froid que sur toute chose, regard technique et désaffecté de qui estime une distance sur un champ de tir. Bon, dit-il en consultant sa montre en fer, on va essayer. On repart là-bas dans trois heures. D'ici là je dois repasser chez moi.
Et peu après il remontait, au-delà des Batignolles, la fraction de rue de Rome qui longe et surplombe les voies de chemin de fer affluant à la gare Saint-Lazare. En contrebas de la rue couraient parallèlement une vingtaine de rails que dominaient à pic de hauts immeubles et où des trains, de temps en temps, passaient. Rivetées au grillage protecteur, des plaques émaillées interdisaient çà et là de toucher aux fils électriques (danger de mort) et de jeter des ordures sur les voies.
Quittant le trottoir de la rue de Rome, Personnettaz prit à droite par le pont Legendre, suspendu sur trente mètres au-dessus des voies par une structure de croisillons en fonte. Comme il atteignait le milieu du pont, parut le petit convoi de quatre wagons argentés qui assurent la liaison de Rouen à Paris : semblant façonnés en fer blanc, ils filaient sur leurs rails selon un axe nord-ouest-sud-est. Personnettaz empruntant pour sa part le pont dans l'axe sud-ouest-nord-est, les parcours de l'homme et du train se croisèrent à angle droit et, l'espace d'un centième de seconde, le corps de l'homme se trouva superposé à celui de la femme, à l'intérieur du train, qu'il venait de s'engager à chercher.
Après son entretien avec Béliard, Gloire avait rapidement organisé son départ. Liste des choses à faire. Ménage et rangement le matin, nettoyage des restes de crabe et mise à mort du lapin. L'après-midi, regroupement de ses accessoires et de ses vêtements qu'elle avait d'abord essayé de trier avant de les entasser dans un sac en polyuréthane aussitôt déposé près du portail, à l'emplacement convenu des poubelles. Rédaction d'un mot pour la propriétaire, qu'elle posterait accompagné d'un chèque et des deux trousseaux de clefs. Achat d'une bouteille de cognac. Préparation du lapin marengo.
Tôt le lendemain matin, elle avait pris le premier train pour Rouen, puis l'autobus vers une maison de retraite aménagée dans un ancien couvent de la banlieue rouennaise. Après un peu d'attente au bout d'un couloir, un vieillard bien mis, frais comme un gardon, s'était présenté au bras d'une nurse. Gloire l'avait embrassé. Mademoiselle, avait dit le vieillard, vous êtes absolument charmante mais je ne crois pas que nous ayons encore été présentés. La nurse en arrière-plan secouait la tête. Tiens, papa, avait dit Gloire, je t'ai apporté du cognac. La nurse en arrière-plan secoua la tête dans l'autre sens. Vous êtes infiniment aimable, s'était enthousiasmé le vieillard, mais je crains assez qu'on me le confisque. Puis elle avait regagné la gare et pris ce deuxième train vers Paris-Saint-Lazare. Elle revenait, à présent. Elle rentrait.
Elle avait conservé son apparence misérable et, malgré son billet de première, conservé ses vêtements de dernière classe. Son sac de voyage était presque vide, ne contenant qu'une belle somme d'argent en coupures de cinq cents francs, qu'elle s'en fut une fois recompter dans les toilettes du train. Elle se considéra dans le miroir, les épaules en avant, l'air buté. Cela suffisait à présent, elle s'était assez vue comme ça - mais c'en serait bientôt fini de cette allure. Patience, ma vieille.
Gare Saint-Lazare, comme elle passait dans le champ des caméras de surveillance, elle aperçut encore sa pauvre silhouette, en pied cette fois, sur les moniteurs de contrôle fixés au-dessous des panneaux d'affichage : longtemps qu'elle ne s'était plus vue sur un écran. Gloire ne s'y était pas regardée souvent de toute façon, le temps de sa petite célébrité instantanée, couchée comme un soleil à peine levé. A la télévision ç'avaient d'abord été trois ou quatre émissions de variétés jamais rediffusées, le temps d'exécuter en play-back Excessif suivi d'On ne part pas puis aussitôt après, au moment du procès, quelques rapides apparitions en fin de journal, toujours dans les mêmes rubriques Faits divers et Justice. Après cela jamais elle n'était repassée dans un téléviseur. Ne s'y était jamais revue que dans les zones électroménagères des grandes surfaces, sur les écrans de matériel vidéo en démonstration pour les particuliers, ou dans le métro, juste avant son départ de Paris, sur les écrans témoins qui montrent aux conducteurs de rames les allées et venues, sur les quais, de ces particuliers.
Mais désormais Gloire éviterait le métro. Un taxi la conduisit vers un petit hôtel calme dans une petite rue calme en marge de Montparnasse. L'hôtel n'avait pas l'air d'un hôtel, à mi-chemin de la pension de famille et de la maison de rendez-vous. Pas de réception à proprement parler mais un salon dans lequel une dame discrète et distinguée, tailleur et collier de perles, lui remit une clef sans formalité - pas de numéros non plus sur les portes des chambres. Gloire déposa son sac et sortit aussitôt, puis descendit la rue de Rennes à pied.
Vers Sèvres-Babylone, trois ou quatre heures d'après-midi lui suffiraient pour se reconstituer une garde-robe sans s'occuper des prix : un imperméable et deux jupes, deux pantalons, quatre plissés infroissables japonais, deux paires semblables de sandales de corde à semelles compensées. Puis en passant devant chez Guerlain elle entra se procurer quelques produits légers, presque aucun fard, tonic et lait démaquillant, petit spray de Jardins de Bagatelle. Rue de Grenelle, enfin, Gloire acheta deux coûteux sacs de cuir où serrer ses nouvelles possessions.
Rentrée se changer à l'hôtel, à peine maquillée, un second taxi la déposait plus tard dans le quartier des ministères, devant un élégant immeuble bas, sans enseigne indiquant sa raison sociale. Deux boules d'arbuste encadraient une porte en verre translucide et fer forgé. Après qu'elle eut endossé un peignoir blanc au rez-de-chaussée, monté une volée d'escalier, l'homme à l'étage eut une mimique soucieuse en la voyant qui s'avançait mais il ne manifesta nulle surprise, il ne poserait aucune question. C'est moi, dit Gloire. Bien sûr, dit l'homme, je vois.
César de son nom de peigne, grand oiseau pensif à lunettes de fer et crâne rasé d'atomiste, lui désigna un fauteuil. Installez-vous, dit-il, je suis enchanté de vous revoir, je vous fais servir un café ? Elle prit place devant un miroir et César, sans d'abord émettre le moindre commentaire, passa trois doigts dans sa chevelure, soulevant une mèche, en soupesant pensivement une autre et réservant son diagnostic. Seigneur, fit-il enfin d'un ton navré. Vous ne vous les seriez pas coupés vous-même, la dernière fois ? Gloire hocha la tête en souriant. Bien, dit César. Alors ? J'essaie d'arranger les choses telles quelles, ou bien on reprend tout à la base ?
- Tout à la base, dit Gloire, tout comme avant. La même couleur qu'avant.
Il la regardait, debout derrière elle, droit dans les yeux dans le miroir, ayant posé doucement ses mains sur ses épaules. Ça fait combien de temps ? fit-il doucement, trois ans ? Quatre, dit Gloire. Ces yeux posaient sur elle un regard affectueux démonté, puis discrètement remonté en regard ironique. Vous n'avez pas du tout changé, dit-il. Bon, je ne parle pas des cheveux, naturellement. Il saisit une paire de ciseaux.
Une heure et demie plus tard, le soleil va se coucher quand Gloire traverse la Seine par le pont de la Concorde avant de remonter les Champs-Elysées à pied. La lumière est soyeuse et blonde, et Gloire aussi. Elle est revenue à l'état de grande blonde, elle se tient droite, elle n'a presque plus l'air folle, les hommes se remettent à se retourner sur son passage.
Rue de Tilsitt, entre l'ambassade de Belgique et l'ambassade du Zimbabwe, le cabinet Bardo, avocats associés, occupait tout un deuxième étage. Moquette brune, art abstrait dans l'entrée. Ayant demandé à rencontrer maître Lagrange, Gloire patienta quelques minutes, seule dans un salon assez vaste pour produire un écho. Parut un jeune avocat très nerveux, de petite taille, austère comme un formulaire et qui pria sobrement Gloire de le suivre jusqu'à la porte capitonnée de son bureau mais qui, celle-ci refermée, se mit à danser frénétiquement autour de la jeune femme, renversant la tête et battant l'air avec ses bras, tout en s'exclamant dans le tempo qu'il y avait si longtemps, qu'il était si content, qu'elle n'avait pas du tout changé. Gloire sourit, les avis concordaient.
Lagrange se calma très progressivement, comme très progressivement cesse de rebondir une super-balle, avant de se poser derrière son bureau où, quelques minutes encore, sur son fauteuil il rebondit decrescendo. Même après qu'il s'est apaisé, Lagrange demeure un homme essentiellement fébrile, monté comme Donatienne sur batteries surpuissantes et fourmillant de tics faciaux ; sous l'effet de cette agitation, ses petits complets cintrés s'usent plus vite sur lui que sur les autres. Quatre ou cinq fois, six ans plus tôt, Gloire se rappelait avoir partagé son lit : toute la nuit il était partout à la fois. De fait il est plutôt un avocat sans causes, n'en cherchant pas outre mesure, assez d'argent derrière son dos pour n'essayer de monter que des opérations incertaines et roulant en Opel. Mais honnête. Avec Gloire, en tout cas. C'est à lui qu'il revient, gracieusement, de gérer les biens de la jeune femme et de surveiller ses intérêts. Ma petite Gloire, dit-il, je suis là, tu sais que je suis là. Je Suis Là. Il la connaît depuis l'enfance ou presque, il est le seul à peu près au courant de tout. A l'opposé de César, il pose beaucoup de questions, libre à Gloire d'y répondre comme elle veut.
Mais pour l'heure, c'est surtout partir qu'elle veut.
- Où ? demande Lagrange.
- Le plus loin possible, dit-elle.
- Le plus loin possible, répéta rêveusement Lagrange. A part la Nouvelle-Zélande, l'Australie, je ne vois pas.
Défilèrent alors dans l'esprit de Gloire, à l'accéléré, les récits australiens d'Alain. Faune, flore, aborigènes, pêcheurs de perles ; steaks à la confiture et pensée primitive. Bon, dit-elle, va pour l'Australie. Tu es sûre que tu en es sûre ? s'inquiéta Lagrange. Oui, dit Gloire, et je voudrais aussi de nouveaux papiers d'identité. Trouve-moi un autre nom.
L'argent, d'abord, dit l'avocat en extrayant divers documents bancaires du dossier de Gloire. Il ressortit de cet examen que, premièrement, répartie en actions, obligations, studios en location, Gloire était à la tête d'une assez conséquente fortune. Et deuxièmement que ce capital s'était même arrondi ces derniers temps, les mensualités virées par Lagrange en Bretagne étant bien inférieures aux intérêts de ces placements. Parfait. A cela Gloire répondit, premièrement qu'elle aurait besoin de sommes bien plus élevées pendant ce voyage. Et deuxièmement que non, rien de changé dans sa vie, pas spécialement de nouvel homme, elle avait simplement envie de bouger. Elle s'abstint de mentionner la visite de Kastner et ce qui s'était ensuivi. Parfait.
Puis ils examinèrent l'avenir australien. Lagrange s'occuperait de tout : billets d'avion, visas, virements, réservations, poste restante. Et puis pense à mon nom, rappela Gloire, mes papiers. Bon, dit Lagrange, c'est toujours compliqué mais je vais m'arranger. Qu'est-ce qui te ferait plaisir, comme nom ? Comme tu veux, dit Gloire, à toi de voir. Bon, dit Lagrange, je t'invite à dîner ?
Béliard, toute cette journée, ne s'étant pas manifesté, Gloire se sentait plus disponible après le dîner pour aller boire un verre et puis un autre verre et puis un dernier verre avec Lagrange et puis de fil en aiguille le sperme de Lagrange, mais elle regagna son hôtel assez tôt, se coucha très vite en imaginant le bout du monde. Se représentant au bout de ce bas monde une retraite introuvable, inviolable, hors d'atteinte. Une poche de marsupial au fond de quoi se blottir et puis hop, hop toujours plus loin vers l'horizon meilleur pour oublier jusqu'à son nom, tous ses noms.