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Le soleil, se dit Salvador.

Il a cherché de nouvelles idées pour son projet, depuis le début de la matinée, sans en concevoir aucune comme la plupart du temps. Le ciel est très couvert et, par intermittences, il pleut sur la porte Dorée. Salvador n'est pas gai. Son humeur provient-elle de cette stérilité, de ce temps sinistre ou de ce temps perdu, je ne veux pas le savoir. Mais vers midi cela se dégage, les nuages se dissocient, par les fenêtres le soleil découpe de grands parallélogrammes clairs sur le parquet, propulse des trapèzes dans les angles avec des ricochets de reflets. Si le beau fixe, pour autant, n'investit pas son âme, du moins Salvador pense-t-il : le soleil.

Considérons, se propose-t-il, les effets du soleil sur les grandes blondes. Réfléchissons. Pas de demi-mesure avec lui : le soleil bronze ou brûle, il vous tanne ou vous tue. S'il cuivre généreusement les grandes blondes chaudes et conquérantes, il calcine sans miséricorde les grandes blondes chlorotiques réfrigérées. Trop poreuses et translucides, les chlorotiques s'empourprent aussitôt, s'enfièvrent et se retirent. Restent les conquérantes, telles qu'au chapitre onze nous avons tenté d'en esquisser le portrait : leur épiderme plus dense, leur carnation plus résistante accueillent en héros les ultraviolets. Oui, penchons-nous, se dit Salvador, préférons nous pencher sur les grandes blondes bronzées. La porte s'ouvre alors : paraît une grande blonde bronzée.

Féminin, masculin, neutre : si le sexe du soleil varie d'une langue à l'autre, son caractère change également selon les ciels. Et le fait est que, soumise à l'abrupt soleil australien puis aux rayons plus enveloppants de l'indien, Gloire a pas mal bruni depuis son départ. Salvador hésite. Un instant il n'y comprend rien - comme si, tour de magie, sous ses yeux venait de s'incarner son idée - puis il identifie la jeune femme. De telles rencontres peuvent provoquer un court-circuit, un appel d'air suivi d'un incendie ; elles peuvent déclencher un feu d'artifice au cœur d'un arc-en-ciel, accompagné d'un nouveau ruissellement d'orchestre à cordes. Or c'est exactement ce qui se passe dans l'âme ressuscitée de Salvador qui, soudain, paraît bien emprunté. Oui, c'est son corps qui n'a pas l'air de suivre :

- Ah oui, se lève-t-il de travers, oui. Entrez.

Il se heurte au bureau en le contournant pour se diriger vers Gloire, s'arrête trop loin puis trop près d'elle, hésite à lui tendre sa main qu'il finit par vaguement agiter vers un fauteuil. Le temps qu'il regagne sa place, que Gloire identifie le fauteuil, on entend longuement passer les voitures dans l'avenue du Général-Dodds.

- Je vous attendais, prétend Salvador.

Mais il parle comme à contrecœur et, vingt minutes plus tard, Gloire n'en sait pas beaucoup plus que la veille par Donatienne ; Salvador, pour sa part, n'est pas plus détendu. Il a donné tous les détails possibles à Gloire - tournage fin mai, déplacements, témoignages, documents d'archives, extraits de films, quatre jours de studio, montage, mixage, diffusion fin septembre, - il a tenté des incidentes, risqué des généralités mais sans même oser lui offrir un verre. Bien. Il voulait son accord, elle le lui a donné, et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? Ce ne sont plus que silences, contenance perdue de vue, regards détournés, tout cela commence à traîner, Salvador est abominablement troublé. Par bonheur, Donatienne ne s'est pas attardée, qui tombe à pic pour abréger cet entretien. Gloire ne veut pas se montrer trop soulagée de la retrouver. Eh bien alors au revoir, dit gauchement Salvador, donc à bientôt je suppose.

Ensuite, sous le soleil revenu, Gloire et Donatienne fendent le XIIe arrondissement par son axe, franchissent la Seine par le pont d'Austerlitz puis longent le Jardin des Plantes vers la mosquée. Si les hommes parlent des femmes, en voiture comme ailleurs, la réciproque est vérifiée : comme elles traversent Paris, les deux jeunes femmes échangent des points de vue sur Personnettaz - qu'elles s'accordent à trouver spécial - puis sur Salvador - dont Donatienne confirme qu'il est aussi un peu spécial.

Spécial ou pas, il a tenté de se remettre au travail après leur départ, mais il est trop inattentif, ça ne pourra pas marcher. Salvador fait à pied le tour de son bureau, regarde par la fenêtre, essaie de lire quelques pages de How to disappear completely and never be found sans parvenir à s'y intéresser. Referme distraitement l'ouvrage, qu'il enfouit dans un sac plastique, plie ses notes en quatre et les glisse dans sa poche puis se lève de son siège. Veut retourner chez lui. Sort. Descend dans le métro. Assez absent de lui-même il attend sans attendre la rame, qui arrive, il monte dedans. Debout, adossé à la paroi de la voiture, une fois qu'il a jeté un œil vide sur ses voisins - vieilles personnes résignées, lecteurs de revues d'informatique hirsutes, jeune fille sénégalaise avec patins à glace, - il extrait le livre de son sac. Mais comme le sac le gêne pour tenir son livre, il envisage de s'en débarrasser en le mettant dans le sac mais non puisque c'est le même sac, et merde, décidément il est assez distrait.

De retour chez lui, dans sa cuisine américaine, après un peu de viande froide et de journal télévisé, Salvador déplie, relit, développe rêveusement ses notes, s'exhorte à chasser Gloire de son esprit. Reprenons. Donc, les grandes blondes conquérantes prennent le soleil, l'absorbent, l'assimilent puis l'arborent. Sous forme de pigments. Ainsi, les soirs d'été, dans les night-clubs, croisant leurs jambes interminables sur de hauts tabourets, rayonnent-elles comme des soleils portatifs. Le soleil, conclut Salvador, est lui-même une grande blonde.

Au même instant, rue Yves-Toudic, Personnettaz est également assis dans sa petite cuisine mais il tire d'autres conclusions tout en fumant. Il semble que, depuis la veille, Personnettaz se soit remis à fumer. Deux verres vides sont posés, devant lui, sur la table. C'est que raconter ses aventures a donné soif à Boccara, sur quoi boire l'a rendu bavard : dès lors cela n'avait plus de raisons de s'arrêter, Personnettaz a craint qu'il ne parte plus jamais. Boccara vient à peine de s'en aller. De toute façon Personnettaz n'a pas tout écouté, préférant se rappeler l'appréciation que, ce matin même, le jeune homme a prononcée sur Donatienne. Passé le récit complet de la croisière, il a dû l'interrompre dès que Boccara a tenté d'embrayer sur sa vie amoureuse. Personnettaz est enfin seul.

Il est seul mais il est agité. C'est que le sentiment n'est pas son fort. Jusqu'à présent, pour lui, l'amour s'est toujours présenté sans témoins. Chaque fois qu'il est survenu, peu sûr de son jugement ni de ses émotions, sans consulter autrui, Personnettaz s'est toujours empressé d'y mettre un terme. Sans avis extérieur, il a baissé les bras. Mais qu'un observateur par hasard l'encourage - l'autre fois madame Jouve, aujourd'hui Boccara - et tout paraît possible. L'amour, on le sait, passe fréquemment par un tiers, quoi qu'il dise et quel qu'il soit : ordre ou conseil, permission, prescription, peu importe, l'essentiel c'est qu'il vous encourage. Cela dit, reconnaît amèrement Personnettaz, c'est une histoire bien improbable. Il y a quand même que Donatienne est bien plus belle (je veux dire plus belle que moi je suis beau), sans doute beaucoup plus riche (ce n'est pas difficile), sensiblement plus jeune (voir plus haut).

Bref, les choses ont vogué de telle sorte qu'à ce point de notre affaire nous nous retrouvons avec deux hommes épris de deux femmes extrêmement différentes sur les bras. Que vont-ils entreprendre ? Qu'allons-nous devenir ?

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