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Ce soir-là, vingt-trois heures à Bombay, bar du Taj Intercontinental, vous observez qu'il n'y a là, comme dans le night-club de Sydney, que très peu d'autochtones. Presque uniquement des étrangers, étrangers à cette ville comme entre eux, étrangers au carré.

Vous avisez deux femmes qui viennent d'entrer dans le bar en riant très fort, on ne rit jamais comme ça dans un lieu public, deux jeunes femmes très gaies munies d'un bouquet de grandes fleurs blanches qu'elles se repassent toutes les cinq minutes. Vous les trouvez à première vue belles comme le jour, puis à la réflexion comme deux jours différents, deux jours de fête au cœur de saisons opposées.

Elles s'étaient rencontrées le matin même dans le vol Sydney-Bombay. Assises par hasard l'une près de l'autre, elles avaient échangé des magazines, des cigarettes et des conseils de beauté, pas mal bu et parlé ensemble comme on ne le fait qu'entre inconnues dans un long-courrier, dix mille mètres au-dessus des terres émergées. Rachel, comme Gloire, voyageait seule. Comme Gloire elle demeura discrète sur les buts et les mobiles de cette entreprise : les jours suivants, toutes deux ne se quitteraient plus.

Elles étaient arrivées à Bombay en fin de matinée, sans intention particulière, parcourant aussitôt la ville en taxi, se laissant déposer n'importe où puis arpentant les rues à pied. Traversant un volume d'odeurs compact à dominante sucrée, concret comme un cumulo-nimbus à géométrie variable et provenant de toute espèce d'épices, d'encens, d'huiles essentielles et de fruits, de fleurs et de friture, de fumée, de corne brûlée, de naphtaline et de goudron, de poussière et de pourriture, de gaz d'échappement et d'excrément. Puis lorsqu'il arriva, vers Marine Drive, que les jeunes femmes longent des lieux de crémation, l'odeur des corps en combustion prit un moment le pas sur toutes les autres, nuancée selon leur classe sociale par celle des bûches entre deux strates desquelles ils partaient en fumée, santal ou bananier pour les riches, manguier pour le tout-venant. Elles passeraient ainsi la journée jusqu'au soir.

Vous-même, ce soir, seul devant votre verre au bar du Taj, voyez comme ces deux femmes très gaies qui viennent d'entrer rencontrent immédiatement, miracle, deux hommes dans de semblables dispositions. La plus gaie choisissant aussitôt le plus drôle, les deux autres s'arrangeant tant bien que mal. Vous surveillez la scène de loin. Il vous apparaît que ce quatuor, à peine constitué, n'échange pas de points de vue toujours dans la même langue, chacun parlant la sienne par gestes. Vous restez encore un moment, hésitant puis renonçant à demander un autre verre, et vous quittez les lieux au moment où se précise, dans l'esprit du quatuor, l'idée selon laquelle peu importent les barrières linguistiques puisque l'amour est universel. Pourtant, le lendemain matin vers onze heures, grimpez-vous les étages vers la chambre 212, entrouvrez-vous la porte, vous ne trouvez pas comme prévu l'un de ces couples, ni l'autre, mais Rachel et Gloire endormies l'une contre l'autre.

Au bout de quelques jours, lasses de courir la ville, il put ainsi leur arriver de passer des journées entières dans la chambre, puisque ayant tout leur temps. Toujours l'une contre l'autre endormies, ou pas, près de la fenêtre ouverte au bord de quoi venaient se poser d'énormes corneilles au regard insolent. Rachel possédait quelque part une minuscule étoile tatouée, les corneilles émettaient de rauques raclements d'arrière-gorge, comme un homme sur le point d'expectorer. Et du matin au soir, par cette fenêtre, montait la voix de quelque dévot psalmodiant un air sacré dont les harmonies reprenaient en bonne part celles de Working class hero.

Souvent elles ne sortaient qu'en fin de journée, les grandes chaleurs calmées, prendre l'air près de l'embarcadère d'Elephanta ou chercher de l'alcool au fond d'un passage à travers un immeuble ruiné, dans une obscure échoppe au guichet grillagé. Mais près de l'embarcadère elles firent aussi la connaissance de jeunes gens qui traînaient tout le jour non loin de l'hôtel, entre le Taj et le Yacht Club, parmi les nettoyeurs d'oreilles. Petits jeunes gens polis et proprement vêtus, ombrés de futures moustaches et de projets d'avenir, businessmen débutants qui dépliaient gravement l'éventail de leurs offres : substances à inhaler, substances à s'injecter, petits garçons et petites filles à s'envoyer, devises à changer. Sans recourir à leurs services, Rachel sympathisa cependant avec un prestataire nommé Biplab, parut s'en éprendre et disparut quelques jours après - sortant de la vie de Gloire aussi vite qu'elle y était entrée.

Ensuite, seule à Bombay c'est différent, la ville paraît plus bruyante. Gloire passa deux jours pleins sans sortir de l'hôtel, perdant son temps chez les commerçants de luxe du rez-de-chaussée. Une seule fois sortie le troisième jour, quelques mendiants la poursuivirent plus férocement que d'habitude en émettant les mêmes appels de gorge que les corneilles, des culs-de-jatte lancés après elle lui firent des queues de poisson, Gloire regagna sa chambre un peu découragée. Béliard commençait de lui manquer. Tout le temps qu'elle avait passé avec Rachel, jamais il ne s'était manifesté, normal. Mais à présent qu'elle se retrouvait seule il eût été bien le moins qu'il reparût. Or non. C'était à se demander si, trouvant une meilleure opportunité, l'homoncule n'était pas resté à Sydney.

Quoi qu'il en fût, mieux valait encore s'en aller. Rachel, une fois, lui avait parlé d'une petite ville du Sud où la vie lui avait paru suave, dans une résidence calme et doucement fréquentée dans le genre anglais, Gloire avait noté l'adresse. Par la réception elle se fit réserver une place, en classe climatisée, dans le prochain train pour le Sud. Elle partit le lendemain matin.

Une petite ville tranquille, sous ces climats, c'est tout de suite un million d'habitants fiévreux, mais le Club cosmopolite était une ancienne institution située en lisière du centre, dans le quartier des légations. Son entrée principale jouxtait le consulat de Birmanie et, tout au fond, un portail arrière débouchant au coin des rues du Cénotaphe et de l'Archiprêtre-Vincent donnait sur un jeté résidentiel de grandes villas blanches ceintes de jardins, closes de murs. Là, Gloire pourrait se croire à l'abri.

Vaste bâtiment bas, le Club cosmopolite se composait d'un grand hall et de plusieurs salons. Restaurant, fumoir, salles de bridge, de billard et de bal, bar, autre bar, troisième bar. Son toit-terrasse était coiffé d'un clocheton dodécagonal, surmonté d'une urne infundibuliforme. Orné de photos officielles de la reine et d'autres plus récentes du prince de Galles, le hall se prolongeait en perron puis en auvent de ciment clair sous lequel de lourdes limousines Ambassador, de puissantes cylindrées Hindustani déchargeaient d'heure en heure les membres à jeun du Club avant de les rempocher ivres morts un litre ou deux plus tard. A gauche une piscine d'eau potable, à droite une bibliothèque de volumes défraîchis. Puis un bâtiment isolé, deux étages de chambres et de suites desservis par un ascenseur de palissandre : c'est là que logerait Gloire, non loin de l'entrée annexe, vue imprenable sur la rue du Cénotaphe. Tout cela dans un silence de soie même si provenait, des quartiers animés, une rumeur monotone à peine perceptible mais ininterrompue, aigre comme une mauvaise conscience et qui donnait au silence son relief.

L'établissement relevait de l'hôtel de luxe, de la pension de famille et du sanatorium. Inchangés depuis les Anglais, les bars étaient en acajou, les appliques en cuivre, les couverts en argent, les tennis en craie rouge et les boys en blanc. Visibles depuis la salle de restaurant, au-delà d'une terrasse longue et vaste comme un pont supérieur de paquebot, quinze marches douces accédaient à un parc planté de pipals et de margousiers, peuplé de mangoustes et de perroquets, bordé par une rivière sujette à crues. Le soleil rayonnait. Parfait.

Aussitôt Gloire arrivée, le superintendant lui avait présenté sa chambre. Exagérément vaste, elle était équipée d'un téléviseur Texla noir et blanc, d'un réfrigérateur bleu ciel et d'un volumineux conditionneur d'air entre les deux fenêtres, avec trois ventilateurs au plafond. Au-dessus de chaque table de nuit quatre petits sous-verre figuraient de petits oiseaux (Chloropsis cochinchinensis), un gros sous-verre au-dessus du lit représentait quatre gros oiseaux (Porphyrio porphyrio). De mieux en mieux.

Le superintendant, mince jeune homme à fine moustache froide et fin sourire glacé, disparut aussitôt après qu'elle eut signé le registre. Les jours suivants il se montrerait très discret, moins absent que fuyant. Les boys, par contre, assez âgés, se montrèrent excessivement prévenants ; comme l'épouse du plus gentil d'entre eux, chargé du service du matin, se trouvait momentanément à l'hôpital, Gloire lui passa deux mille roupies. Puis, une fois qu'elle eut installé ses vêtements dans les placards cent fois trop grands, qu'elle eut fait le tour du parc et traversé les salons vides, pris toutes ses marques dans l'espace, ses journées commencèrent de s'organiser.

Toutes semblables. A sept heures, la chaleur l'éveillait. Peu avant huit, le mari de l'hospitalisée posait le plateau du premier thé sur une table basse et tirait les rideaux. Courant d'un trait sur les tringles métalliques, les anneaux métalliques sonnaient à gauche, à droite, zing zing, comme un couteau qu'on affûte. Gloire prenait ensuite, seule, son petit déjeuner sur la terrasse, jetant par terre de temps en temps des fragments de toast, également convoités par nombre de corneilles géantes et de rats palmistes qui tous ensemble fonçaient dessus. Neuf fois sur dix les rats battaient en retraite sous l'arrogance des corneilles, plus puissantes et mieux organisées, sous les cercles décrits dans le ciel par des aigles. Gloire se reposait ensuite un moment dans sa chambre, sans rien voir devant elle que deux lézards, brefs, roses et fixés immobiles sur le mur. Elle n'essaya qu'une fois d'en attraper un.

Nombre de rickshaws stationnaient en permanence devant le portail, prêts à véhiculer les pensionnaires du Club. Gloire empruntait le premier venu de ces scooters jaunes capotés, sommairement suspendus - trois roues, deux places arrière et un compteur en panne - vers le centre-ville. Elle traînait un moment chez les marchands d'étoffes, dans les temples ou chez les masseurs, confiant quotidiennement ses mains aux spécialistes, surface et profondeur, chiromancienne et manucure en alternance.

Non sans curiosité, les naturels la regardaient, inaccoutumés aux grandes blondes, il en est peu sous ces climats. Cependant, au loin dans son coin, Salvador notait de vagues idées sur ce sujet - grandes blondes en petite Austin, grandes blondes et politique de la terre brûlée, - sans quitter du coin de l'œil, sait-on jamais, la reproduction d'une œuvre de Jim Dine intitulée The blonde girls (huile, fusain, corde, 1960). Cependant Personnettaz s'efforçait, vainement pour le moment, de repérer l'itinéraire de Gloire qui passe l'après-midi sur une chaise longue au bord de la piscine, à moins qu'elle fasse le tour du parc, s'arrêtant quelquefois devant le générateur près de la mare où cent crapauds calmes, à toute heure, happent en silence n'importe quel insecte en deçà d'un calibre donné.

Les soirs, Gloire dînait encore seule au restaurant, un livre sur sa table et ne mangeant que d'un œil, puis elle se couchait tôt devant la télévision, suivait un film tamoul pas trop dur à comprendre ou, coupant le son, saisissait un des livres empruntés à la bibliothèque, généralement des ouvrages encyclopédiques, récits de voyage, manuels d'histoire naturelle, études de mœurs ou traités plus spéciaux publiés chez Thacker, Spink & Co (Calcutta) tels qu'Animaux sans importance ou Chiens pour climats chauds. Tout cela, Gloire le lisait méthodiquement, sans sauter ni retenir la moindre ligne. Puis en principe elle s'endormait. Quoiqu'il ne fût pas toujours facile, et bientôt de moins en moins facile de trouver le sommeil. Quant à Béliard, il n'était toujours pas reparu depuis Sydney. Un problème au contrôle des passeports ?

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